III
IL lui compta trente billets, non seulement pour la remercier de l’avoir guidé jusqu’à la côte à travers la jungle des taudis, mais parce qu’elle lui avait indiqué le passeur qui, au moins, à son avis, l’écouterait plus de trois minutes avant de lui foutre un coup de fusil… Elle prit les billets qu’elle fourra dans la ceinture en cuir clouté de sa jupe, et sans un mot de plus descendit de voiture. Elle s’en alla, faisant glisser son doigt sur la poussière du capot. Il la suivit des yeux un moment.
« Elle vaut le coup, non ? dit le type accoudé au garde-fou de tubes métalliques qui longeait la côte à pic. Vous en avez eu pour votre fric. »
Cutlass arrêta le moteur de la Black. Il regarda l’homme accoudé. Au-delà, c’était l’océan de brume, Bay Bridge qui arrivait en ligne droite de la terre du milieu, là-bas, et s’arrêtait à quelques centaines de mètres de la côte, comme tranché par un formidable coup de hache. Le pays des Tollmen…
L’homme pouvait être âgé d’une cinquantaine d’années. Son maillot déchiré et sans manches découvrait des épaules étroites, des bras secs, un ventre rond de buveur de bière assidu – d’ailleurs, il en sirotait une boîte qu’il tenait dans sa main gauche aux doigts décharnés. Sous la petite panse rebondie pendaient une ceinture de toile et un holster garni d’un antique parabellum. Ses pantalons trop larges usés jusqu’à la corde tombaient en tire-bouchonnant sur ses pieds nus extraordinairement crasseux. Il se tenait appuyé au garde-fou ; la rambarde faisait un angle droit sur sa gauche, ouverte sur le passage et l’escalier qui descendait vers la mer. Le passage était entravé par une chaîne. Un émetteur-récepteur attaché à une courroie pendait de l’épaule droite osseuse du bonhomme.
« J’en ai eu pour mon argent, dit Cutlass. C’est toi, Dantly ? »
Le visage de Dantly, tout aussi sec que sa carcasse, se durcit. Sous la visière de la casquette de toile, son regard s’assombrit. Il but un coup de bière ; son nez sec, long et pointu, l’obligeait à lever la tête pour avaler le fond de bière de la boîte – ce qui ne l’empêchait pas de garder l’œil sur son interlocuteur.
« La gosse te l’a dit ? » grogna-t-il.
Cutlass fit oui de la tête.
« Et c’est elle qui t’a amené ici ?
— C’est elle.
— T’as pas couché avec. Le fric, c’était pour le renseignement. »
Cutlass regarda les doigts de sa main droite. Il porta l’ongle de son pouce à ses dents et le mordilla.
Dantly hocha la tête pensivement, fit passer la boîte de bière de sa main gauche dans la droite, puis de nouveau dans la gauche, comme ça, sans arrêt.
« Y a fallu qu’elle te trouve sympathique. Ou bien, finalement, qu’elle décide que c’était plus facile que d’écarter les cuisses… T’as besoin de rien dire : je te vois venir, camarade, et c’est non. La réponse est non. La petite te l’a pas dit, ça ? »
Cutlass hocha encore la tête. Il cracha un petit fragment d’ongle.
« Elle m’a dit que j’avais une chance de dire trois mots avant que tu sortes ton pétard.
— T’as largement dit trois mots, et même plus. T’imagines peut-être que tu pourrais te servir du tien, que t’as là dans ta ceinture ? »
Dantly cessa son manège avec sa boîte, qu’il regarda d’un œil triste avant de la jeter par-dessus son épaule.
« Tu ferais ça, et puis quoi ? dit-il. Des types comme toi, y en est arrivé des douzaines, depuis cette histoire de chiens. Y en a qu’ont essayé de passer en force : ils sont maintenant sous la flotte, une gueuse de fer liée aux chevilles. On travaille pas pour les chasseurs mercenaires. On travaille pour les Tollmen et ceux de la côte. Même si je t’amenais là-bas, tu sortirais pas vivant de leurs ponts et de leurs niveaux. Ils savent bien que l’affaire attire pas mal de loups affamés, mais ils ne veulent pas laisser passer le gâteau sous leur nez. Ça se comprend. Ils contrôlent tout, ici, les allées et les venues.
— C’est mon problème, dit Cutlass, de me débrouiller sur les autoroutes et les trois terres.
— Zéro, camarade. C’est mon problème aussi, parce que ce sera moi qui t’y aurai emmené. Et après ce coup-là, adieu Dantly.
— Tu as un bateau…
— C’est même tout ce que j’ai, avec ma vieille peau, qui sont pas trop troués ni l’un ni l’autre. J’veux conserver le tout en bon état un moment encore. T’as largement dépassé les trois mots, l’ami.
— Si je te vole ton bateau ?
— Sans blague ? »
Cutlass soupira. Fatigué.
Dantly pencha la tête de côté et dit :
« Je sais pas d’où tu viens, pour qui tu travailles, si t’as une filière pour les chiens, j’en sais rien, mais ce que je peux te dire, c’est que la meilleure chose que t’aies à faire, c’est de retourner sur tes pas, en longeant la côte si tu veux éviter la racaille de la ceinture. »
Cutlass releva la tête.
« Est-ce que tu connais un nommé Gore ? » demanda-t-il.
Le vieux plissa les yeux jusqu’à presque les fermer totalement.
« Bross « Eyes » Gore ?
— Non. Danny Gore. »
Dantly passa une main sur ses lèvres, se massa le menton. Il dit :
« J’sais toujours pas d’où tu viens, mais j’me dis que t’as dû, par un temps, vivre dans le coin…
— Ce serait possible…
— Danny Gore, il est plus dans la circulation, à mon avis – mais je suis pas au courant de tout. Par contre, son frère, oui. Et même pas qu’un peu. Bross Eyes » Gore. Qu’est-ce que tu lui veux ?
— Lui parler de son frère.
— Mais t’es quand même là pour les chiens, hein ? Il est intouchable, Bross. Y travaille pour le gouvernement. Là-haut, sur le piton de Los Angels, dans son espèce de casemate pleine d’appareils de détection. Il écoute ce qu’émettent les bâtiments des Supérieurs, en mer… T’as encore moins de chance de lui dire trois mots à lui qu’à moi.
— J’ai eu une véritable conversation avec toi, Dantly…
— Ouais… J’imagine que tu sais où ça perche, le piton de Los Angels.
— Je sais. Est-ce qu’on peut s’y rendre en suivant la route de la côte ? C’est ma dernière question.
— On peut, camarade. C’est ma dernière réponse. »
Cutlass agita mollement la main en signe de remerciement. Il remit le moteur en marche.
Le vieux changea de position, arquant ses reins douloureux, puis s’accouda de nouveau à la barrière. Il regarda filer la voiture qui soulevait un épais nuage de poussière. Saisissant son poste émetteur-récepteur, il réfléchit un long moment…