V

L’ODEUR de la mer avait pénétré la cale par tous les pores de la coque. Les parois d’où la rouille se détachait en larges plaques suintaient d’une transpiration puante ; odeurs de varech pourrissant, de poisson et de coquillages en putréfaction. Chaque claque des vagues semblait capable de traverser, d’effriter, cette dérisoire protection de métal galeux, capable de faire claquer cette bulle d’air glauque plongée sous les eaux.

Ded n’avait rien trouvé de mieux comme cachette, dans l’immédiat.

Une épave de chalutier, parmi des centaines d’autres, aux environs du tronçon d’autoroute N°7. Il avait aménagé le fond pentu d’une sorte de caillebotis fait de planches spongieuses, avec dessus une paillasse d’algues « séchées ». Là le chien, depuis des jours, se tenait couché. Et Ded à l’autre bout. Dans le noir.

Parfois, Ded allumait une bougie de suif au fond d’une boîte de conserve, principalement quand ils mangeaient. Parfois, aussi, il grimpait à l’échelle d’écoutille, de nuit, pour jeter un coup d’œil au-dehors.

Ce qu’il redoutait par-dessus tout, bien sûr, était une brutale marée qui les aurait surpris dans le fond de leur cachette, le chien et lui, ou dans le pire des cas obligés à se découvrir en empruntant le canot gonflable. C’était beaucoup trop tôt encore pour se risquer en surface. Là-haut, l’effervescence semblait toujours être à son comble.

Ded avait froid. Il n’en finissait pas de se culpabiliser pour sa bêtise. Il savait le chien malade (peut-être très malade) et ne pouvait rien pour lui, sinon lui donner à manger le contenu des boîtes de conserve qu’il avalait lui-même, le couvrir de sa veste, de temps en temps, lorsqu’il le sentait grelotter trop fort.

Ded parlait avec le chien (il lui avait fallu un certain temps pour que cela devienne presque naturel). Le plus souvent, cela tournait au monologue. De temps à autre, l’animal répondait – c’est-à-dire émettait des sons, des bribes de phrases que Ded s’efforçait de déchiffrer, de mettre bout à bout, comme pour reconstituer une sorte de puzzle. Bizarrement, il avait quelquefois l’impression que les paroles « prononcées » par le chien ne lui étaient pas transmises par son sens de l’ouïe, mais se déroulaient directement dans son cerveau, au cœur de sa pensée.

« Soif, » fit la voix rauque du chien.

La caisse de résonance formée par la coque déformait davantage encore les sons, les rendait plus métalliques et couturés de stridences.

Ded qui somnolait sursauta dans le noir.

« Soif, » dit le chien, plus fort.

Ded bougea ses jambes ankylosées et ses pieds trempèrent dans l’eau froide, à l’extrémité du plancher de fortune.

« D’accord, mon vieux, j’ai entendu. Attends un peu. Attends que j’y voie clair. »

Il fouilla ses poches et trouva son briquet, alluma la chandelle de suif. Une lueur tremblante et rousse aspira quelque peu la pénombre, dans un petit volume restreint qui ne touchait même pas aux parois de la coque. Le chien était couché sur le flanc, toujours pareil, avec cette tache claire du greffon métallique sous la gorge et la tonsure carrée au sommet du crâne encore hérissée des trois embouts de sortes d’électrodes implantées.

Ded saisit le bidon d’eau douce et en versa dans une assiette de fer-blanc. Il rampa vers le chien, tenant l’assiette à deux mains tandis que l’animal lapait. La dernière goutte avalée, Ded demanda :

« Ça va ? »

Le chien émit un son qui ressemblait à un « oui » satisfait. Il semblait en meilleure forme physique. Ses yeux brillaient, mais d’un autre éclat que celui de la fièvre.

« Tu vas voir, dit Ded. Tu vas te rétablir, on va laisser tout le monde s’agiter encore un peu, là-haut, et une nuit, on s’en ira.

— Bankey, dit le chien. Oakland.

— Bankey, je sais pas ce que ça veut dire. Oakland, c’est un sacré fichu quartier. M’est avis qu’on pourra pas y aller de sitôt, si c’est ça que tu veux.

— … voulait pas s’approcher des territoires, » dit le chien.

Cette phrase s’inscrivit dans la tête de Ded, nettement. Il balança le front.

« J’y comprends rien. Y a des fois, je me dis que c’est comme de la télépathie. Sans blague… Nom d’une pipe, la plus belle blague que j’aie jamais faite, le jour où je t’ai ramassé, c’est d’aller prévenir Jason, le chef de la communauté. Tu vois, c’est que je pensais pas pouvoir m’en tirer tout seul – et maintenant c’est bien ce qu’y faut que je fasse. Faut pas lui en vouloir, lui non plus pensait pas pouvoir s’en tirer tout seul. On fait peut-être ce qu’on veut sur les îles, mais pas ailleurs. Il a appelé un passeur, et c’est la plus belle idiotie qu’il ait jamais réussie à ce point dans sa vie. Les passeurs et les Tollmen, c’est tout comme. C’est pour ça qu’on les a vus débarquer tous ensemble presque aussitôt. Tu veux que je te dise ? On a eu une sacrée veine de s’en tirer, parce qu’entre Tollmen, c’est plutôt la bagarre, dès qu’il s’agit de gagner des billets. Ils t’auraient livré mort ou vif au gouvernement. Aussi bien mort que vif, je te le dis. »

Le chien grogna. Un grognement de chien.

« Oui, on va les laisser s’agiter, en espérant qu’une marée ne nous délogera pas de ce trou. Il leur faudrait trop de temps pour fouiller toutes les épaves… Faut qu’on ait de la chance. Ils finiront par se calmer un peu. Alors, on sortira le canot à rames, et on filera vers le nord, c’est pas là qu’ils nous chercheront. On accostera bien haut. On sera sauvés, et je pourrai te remettre aux chercheurs de chez nous. »

Le chien grogna.

Ceux de chez nous, que je te dis, fit Ded. Tu seras soigné, ils ne te feront aucun mal. T’as pas de crainte à avoir. Je t’y emmènerai en parfaite santé. Y a que cette façon-là de sauver ta peau.

« Oakland, » dit le chien de sa voix métallique et résonnante.

Ded secoua la tête d’un mouvement énervé.

« Bon Dieu, je me tue à te le dire : on n’arrivera jamais à Oakland ! Jamais vivants ! Y a trop de malfaisants sur ce chemin, et pis Oakland, c’est pire encore que la côte de San Francisco. Le plus beau ramassis de grouilleux… Il faut avoir envie de se faire tuer net pour vouloir marcher sur Oakland.

— Bankey est à Oakland, dit le chien. Cherche-le. »

Ded soupira, épuisé.

« Nom de Dieu, on n’a presque plus d’eau, presque plus rien à manger, quatre boîtes en tout. On étouffe dans ce trou. Le plus rapidement possible, il faudra filer, comme j’ai dit. Et vers le nord. Je tiens pas à longer San Francisco Bay, la côte et les trois terres. Déjà que pour passer au large de la N°7 il faudra de la chance. C’est au nord qu’on ira.

— Plus d’expérience, dit le chien. Oakland. Bankey. »

Ded croisa les doigts. Les décroisa. Il fouilla ses poches à la recherche d’un cigare, sachant qu’il n’en avait plus. Il recroisa les doigts.

« Je te larguerai au nord. C’est tout. Si tu veux aller à Oakland, c’est tout seul que tu le feras. Sans moi. Parce que si j’arrive à garder ma peau intacte jusqu’à ce débarquement, je tiens à la conserver plus longtemps encore. »

Le chien grogna.

« Quand ?

— Quand ça ne sera plus le bordel total, au-dessus de nos têtes, dans tout le pays… Quand on n’aura plus d’eau et plus rien à manger. Bon sang de bonsoir, je comprends pas… ta meilleure chance, c’est tout de même les équipes de chercheurs du gouvernement. »

Le chien releva la tête, dressa les oreilles, gronda sourdement en montrant ses crocs.

« Bon, dit Ded. Ça va. Tête de mule. »

Il se retira dans son coin, sous le regard de l’animal. Puis il souffla la flamme de la bougie suiffée et le noir les engloutit.

« Je vois… quand même…» dit le chien.

Ce fut au tour de Ded de grogner. Il songea : Pardi, ça m’aurait étonné que t’aies pas encore un truc extraordinaire de ce genre…

« C’est normal, » dit le chien.

Et Ded ne s’aperçut même pas que la bête répondait à sa pensée. Il était énervé par le manque de tabac. Il crut que les mots continuaient la phrase prononcée quelques secondes auparavant.

Parfois, quand il réfléchissait sérieusement à la situation, la peur lui nouait le ventre. Non pas à cause des risques encourus en tant que gibier isolé chassé par toute une meute en folie, mais par cette simple situation qui le trouvait en train de converser avec un chien échappé des laboratoires des Supérieurs. Il avait peur parce que rien n’était plus anormal. Parce qu’il se trouvait en compagnie d’autre chose qu’un simple chien.

Cette peur, plus que tout, le poussait à l’impatience d’un départ. Bientôt, si cela persistait, toute prudence l’abandonnerait. Il prendrait des risques fous, oubliant ce sentiment bizarre de complicité protectrice qui l’unissait à la bête. Bientôt, la peur ne lui ferait plus songer qu’à sauver sa peau. En se disant qu’il avait fait pour le mieux et en ravalant tout remords.