Il était vertébré, mammifère et placentaire. Son ancêtre lointain, là-bas, tout là-bas, plus de cent millions d’années avant, était un petit animal aux yeux globuleux qui avait appris à distinguer les couleurs de la jungle. À ce qu’on dit.

Il était singe.

Le temps coula sur une terre métamorphosée, avec de très brutales transformations qui s’opéraient en quelques dizaines de millions d’années seulement.

Ils étaient singes encore, les singes. Mais il avait changé, lui. Il n’avait pas encore de mots pour le dire. Son nouveau nom, « homo », serait trouvé longtemps après : avec des qualificatifs. On le dirait tour à tour « habilis », « erectus », et puis « sapiens ».

Il devint l’homme, mais les singes continuaient d’être singes. La cassure ne fut pas nette, ni la bifurcation évidente. Il y avait le temps.

Il était l’homme intelligent – le temps coula moins vite. D’une pierre il fit une arme, après quoi il façonna la pierre, et ensuite il la fixa au bout de la flèche. Le singe demeurait singe. Il était l’homme intelligent, il inventa la poudre, la machine à laver, l’automobile et les chanteurs de rock, la télématique, le calcul intégral, la brosse à dents électrique, les pays, les frontières, le pouvoir de l’homme sur l’homme et les idéologies rivales, Dieu avec une majuscule, les religions, le pape et les ayatollahs-tradéridéras ; il inventa, il produisit, il construisit, il éleva, il manipula, manigança, décida. Il fit du commerce, du cinéma, la guerre. Il rigola, il eut mal, il pleura ; il se sentit bien dans sa peau d’homme ; il aimait les averses de printemps, les papillons, les pêches melba, le bœuf bourguignon, la paella et les nids d’hirondelles. Il buvait du vin et de la tequila, mâchait de la coca, fumait des cigarettes. Il avait mal, il avait bien.

Il inventa une foule de choses inutiles qu’il persista longtemps à croire indispensables : les classes sociales, les généraux, la publicité, la bombe atomique, l’énergie nucléaire et le petit Jésus dans sa crèche, les fusils, le napalm et les ouvre-boîtes électriques ; il rangea au rang du superflu des choses éminemment indispensables telles que les confettis, les dessins animés, les farces et attrapes, les calembours idiots, les poignées de mains, l’amour de soi et du même coup des autres, ce grain de beauté sous le sein rond de Julie, et comment Jules s’y prend pour embrasser le grain de beauté de Julie, les belles rides que l’on trouve pareilles sur le visage du nouveau-né et sur celui du vieillard, le vent, la neige, la pluie, la mer, la terre, la montagne, le chiendent, les orchidées et les orties, les fraises des bois, les champignons, le soleil, la tempête, le calme plat – entre autres.

Il inventa les fusées pour aller dans la lune.

Le temps passait de moins en moins vite.

Il y avait toujours des singes – quoique beaucoup moins nombreux.

Alors se produisit l’autre cassure. Elle non plus ne fut pas brutale. C’était une mince lézarde, qui se dessinait depuis longtemps. À l’échelle d’une vie d’homme, elle pouvait passer inaperçue. Mais comme le temps passait moins vite, comme l’homme intelligent était si intelligent… Il dut certainement l’agrandir, la cassure, d’une façon ou d’une autre. C’est ainsi que vinrent les Nouveaux Hommes. Rares d’abord, et regardés comme des monstres. Ils étaient des monstres, puisqu’ils étaient différents. Puis il furent de plus en plus nombreux. Bientôt la majorité. Le temps coulait si vite ! Trois ou quatre siècles, au dire de certains. Trois millions d’hypothèses expliquent la mutation.

Ils étaient les Nouveaux Hommes, la Nouvelle Espèce, les Supérieurs, les Autres, etc. Ils prenaient possession de la planète Terre, oubliant les vieilles règles du jeu pour en poser d’autres qui étaient les leurs.

Restaient les singes, et les hommes « normaux » de l’ancienne espèce.

Ceux-ci ne comprenaient RIEN aux Nouveaux. C’était à eux, maintenant, d’être différents. Ils se savaient condamnés à plus ou moins long terme à l’extinction totale, mais ils vivaient quand même, ils survivaient dans le chaos, en suivant les règles de toujours ou en essayant tant bien que mal de s’adapter… Ils survivaient sur les territoires que leur laissaient les Supérieurs. À leur guise et selon leurs coutumes. Les Supérieurs, en règle générale, les laissaient en paix, comme en règle générale et à quelques exceptions près les hommes intelligents avaient laissé en paix les singes. C’était le temps de la transition entre deux espèces, l’une immobile et l’autre en marche, issues du même ancêtre poilu à quatre pattes. Issues l’une de l’autre.

Ceux de l’ancienne espèce – les immobiles – furent très vite minoritaires. Ils s’appelaient entre eux les « mangeurs d’argile », car ils persistaient à tirer des richesses du sol la plus grande partie de leur énergie – de leurs énergies. On prétendait parfois que les Supérieurs, ou les Nouveaux Hommes, ou les Autres, se nourrissaient de l’air du temps. Peut-être jetaient-ils sur les Anciens le regard qu’on accorde aux caricatures ; peut-être rêvaient-ils de leur lancer des cacahuètes, ou de les domestiquer. Et non seulement les Supérieurs donnaient naissance à des Supérieurs, mais l’incompréhensible mutation se poursuivait et des mangeurs d’argile procréaient des enfants qui devenaient des Supérieurs. Des enfants qui étaient les leurs et qui leur échappaient. Qui devenaient alors qu’ils demeuraient. Qui posaient sur eux un dernier regard étrange – avant de les oublier.

Pour les mangeurs d’argile, pour tous ceux de l’ancienne espèce, ce fut le temps des HOMMES SANS FUTUR. Des fossiles vivants. Des derniers exemplaires connus du vieil homo sapiens.

En cherchant bien, il restait quelques singes. Mangeurs de bananes. Et sans passé. Peut-être voyaient-ils passer parfois les anciens rois de la création devenus des rois en exil. Mais ils ne se réjouissaient ni ne s’attristaient de leur déchéance. Ils l’ignoraient. Comme on les ignorait. Hommes et singes allaient se rejoindre sur la même voie de garage. Et plus l’événement se rapprochait, moins ils le percevaient. Ils se fondaient peu à peu dans une grande transparence.

Peut-être y avait-il tout de même, en y regardant de plus près, une petite différence entre hommes et singes. Être gorille, ou chimpanzé, ou gibbon, ce n’était pas un problème. Chacune de ces espèces durait depuis des millions d’années, éternellement semblable à elle-même. Les caractères spécifiques se transmettaient immuablement, ou peu s’en faut. Le patrimoine génétique était immortel, même si l’individu né l’était pas. Certes, les hommes avaient fini pas grignoter la forêt équatoriale ; le nombre des orangs-outans et des babouins avait sérieusement baissé ; mais il en resterait toujours quelques-uns, ne serait-ce que dans les zoos. Ensemble, au fond de leurs cages, ils trouveraient bien le moyen de faire passer leur message héréditaire, qui était le message lancé à la face du monde, depuis des temps immémoriaux, par les orangs-outans et les babouins. Un petit message à quatre mains et tout velu.

Le cas de l’homo sapiens était moins simple. Il avait bien été refoulé, lui aussi, sur les marges de son territoire d’antan. Peut-être finirait-il dans une sorte de zoo, bon gré mal gré, sciemment ou inconsciemment. Mais aurait-il encore un message à faire passer ? Le drame de l’homme, c’est qu’il change tout le temps. Les espèces simiesques sont réparties dans la forêt, les espèces humaines se distribuent dans le temps. Cinquante mille ans plus tôt, l’homo sapiens avait éliminé l’homme de Neandertal. Éliminé si complètement qu’il n’en restait rien. On ne savait trop comment avaient fini les derniers survivants. Les vainqueurs avaient d’autres chats à fouetter ; leur mémoire n’avait pas conservé le souvenir de la substitution. Et voilà qu’une nouvelle mutation était en cours, et que l’homo sapiens était promis à l’élimination. La nature avait préparé pour lui une solution finale. Ce n’était pas tant qu’on le ferait mourir ; c’est que l’espèce en lui se mourait, et qu’il procréait de moins en moins d’enfants « normaux ». Il avait toujours eu le goût du changement ; il trouvait bon que les fils soient plus que les pères. Cette fois, il l’avait, le changement. Mais il n’avait plus la parole.

Le temps coulait si lentement qu’il semblait tout à fait immobile. Là-bas, les Supérieurs s’affairaient sans doute. Ils vivaient si vite qu’on ne pouvait même pas s’en faire une idée. Pour eux, chaque instant comptait. Mais les mangeurs d’argile, dans leurs mouroirs, savaient obscurément que le temps n’avait plus d’importance. Ils n’avaient plus besoin de faire des projets. Ils étaient libres d’aller et venir. Ils étaient vides. Absolument, rigoureusement, parfaitement vides.

 

♦♦

 

L’histoire qui suit n’est qu’un fragment prélevé au hasard dans le flot transparent, limpide, presque immobile de l’HISTOIRE. Un flot paresseux conduisant à une mer fermée, dont le niveau baisse un peu chaque année. Il n’y a plus assez d’eau pour compenser l’évaporation, et la mer se retire, laissant derrière elle une pellicule de sel. Bientôt elle se réduira à rien ; il n’y aura plus qu’une vallée blanche, si aveuglante sous le soleil qu’on ne pourra plus y distinguer les ossements.

Ailleurs, d’énormes fleuves tourbillonnent sans relâche, entraînent irrésistiblement les boues et les pépites, et vont se perdre au fond de l’océan paisible.