II
CUTLASS arriva par la route du nord. Il y avait donc de bonnes chances pour qu’il vienne d’Ukiah, à moins qu’il ait traversé la chaîne des sierras de l’est, ce qui ne se fait guère quant on est un homme sensé, tenant à sa peau. Mais qui pouvait dire si Cutlass était ou non un homme sensé ?
Il n’en avait guère l’apparence, en tout cas – c’est-à-dire qu’à sa mine, à son physique, on pouvait fort bien l’imaginer en train de traverser les montagnes, ou se dire qu’il avait fait pire encore, et s’en était sorti vivant.
Il était grand et solide, longiligne, avec un visage taillé rudement, des pommettes et un menton saillants. Un bandeau de cuir noir lui cachait l’œil droit et, sous l’œillère, une cicatrice traversait sa joue jusqu’à l’arête du maxillaire. Il semblait éprouver quelque difficulté avec son bras gauche, comme si son coude manquait de souplesse, tandis qu’il conduisait la Blackpant à carrosserie bosselée et poussiéreuse sur la route.
Cutlass était coiffé d’une sorte de casquette de toile graisseuse, à la visière molle et tordue ; ses cheveux longs, poivre et sel, flottaient à la hauteur de ses épaules. Il portait une vareuse gris-vert, tachée et décousue en maints endroits, des pantalons de vieille toile cirée goudronnée, des bottes lacées. Dans sa ceinture de cuir à grosse boucle métallique et poches-cartouchières étaient passés un vieux revolver à balles ainsi qu’un impressionnant couteau.
Il conduisait prudemment pour éviter les crevasses de la route et les buissons ras d’épineux qui poussaient dans la moindre faille d’asphalte. Si quelqu’un s’était occupé jadis d’entretenir cette voie, le temps depuis avait filé au triple galop – il était clair qu’à présent tout le monde s’en fichait royalement.
Cutlass n’aurait su dire à quel instant précis de la journée il arriva en vue des premiers buildings de cet endroit qu’on s’obstinait encore à nommer San Francisco. Son chrono de bord ne fonctionnait plus et il n’avait pas de montre au poignet – juste un bracelet de cuir lacé. Comme toujours, le ciel n’était pas le ciel, mais une masse de brume roussâtre qui flottait à une altitude indéfinie, plus ou moins élevée, c’était selon. Cette brume composait l’atmosphère ordinaire du lieu. Tout le monde prétendait qu’elle était provoquée par les installations maritimes des Supérieurs, au large – bien que Cutlass ait entendu fréquemment raconter par des vieux, ou par des moins vieux qui semblaient tout savoir, que la brume, même avant, était un phénomène coutumier de San Francisco. Et puis, quelle importance ?
Il freina et stoppa la Blackpant en bordure d’une ornière particulièrement traîtresse.
Il regarda. De la sueur perlait sur ses joues mal rasées et son front, il avait les paumes moites, de larges taches de transpiration marquaient le devant de sa vareuse et ses aisselles. Cutlass supportait mal la chaleur, la moiteur encore moins.
Le paysage proche était désert. Des yuccas secs, aux langues jaunâtres, des herbes brûlées, des cailloux. Jusqu’à la forêt qui descendait des pentes abruptes de la montagne, à l’est.
À l’ouest… la mer et la brume, sans frontière, complices pour gribouiller un monde de néant duquel émergeaient des silhouettes fantomatiques, absolument non identifiables à cette distance : quelque chose qui vous nouait au creux de l’estomac une boule de malaise.
Cutlass porta son attention en direction de la « ville » côtière. L’impression produite ne valait guère mieux. Il savait bien que les buildings de ceinture n’étaient plus qu’un décor, à peine davantage, qu’ils ne signifiaient plus rien, habités qu’ils étaient, par toutes sortes de rats : les vrais, à quatre pattes, et les humains qui avaient fini par leur ressembler.
Il regardait les buildings comme il l’avait fait un jour, peut-être au même endroit, quand il était parti. Il y avait de ça un bon nombre d’années. Déjà, alors, les immeubles étaient investis par les rats.
Restait à aller y voir de plus près… Se rendre compte de ce que cachait le décor de ceinture, comment c’était, de l’autre côté, sur la falaise et au-delà, sur les ponts et les tronçons d’autoroute, chez les Tollmen.
Cutlass remit le moteur en marche ; évita l’ornière et descendit vers la « ville ».
Ils l’avaient sans nul doute repéré au volant de sa Blackpant bien avant qu’il ne pénètre dans la pénombre de la rue, entre les « buildings ». Un petit malin (dont c’était peut-être le rôle) guettait du haut d’une plate-forme, ou par l’ouverture défoncée d’une fenêtre, et il avait aperçu le nuage de poussière soulevé par la voiture de Cutlass, en un point de l’univers brumeux et roux. À moins que ce petit malin n’ait repéré l’engin simplement par hasard.
La racaille n’en cessait pas moins ses jeux, ses cris, ses grouillements, autour de Cutlass. Il roulait plus lentement encore que sur la route, obligé d’éviter les tas de décombres, les pans de murs effondrés, les détritus de toutes sortes – ainsi que les chassés-croisés des gosses devant son pare-choc. Ils ne paraissaient lui prêter aucune attention. C’était donc eux, les rats de maintenant.
Cutlass se demanda si les ruines des immeubles étaient encore habitées par des « familles » ordinaires, des groupes d’adultes, ou si l’endroit avait été radicalement investi par la racaille.
Il les connaissait. Dans plusieurs villes en cours d’abandon, il en avait vu de tout à fait semblables. Il savait ce qu’ils valaient et à quoi s’en tenir. Ça ne lui faisait pas peur. Il se contentait de conduire prudemment pour éviter les obstacles, en espérant que la rue pentue ne serait pas barrée complètement à un endroit, infranchissable.
Il savait qu’un sur dix de ces mômes jouait véritablement sans lui accorder d’attention. Tous les autres frimaient. Il savait que la moitié de ces fenêtres béantes aux carreaux éclatés cachait des regards de braise en train de l’épier.
Bien entendu, un coup de flingue pouvait claquer, tiré dans son dos, à n’importe quel moment – mais c’était improbable dans l’immédiat ; d’après lui, le facteur risque ne dépassait pas un pour cent. Il leur fallait un motif et ils n’en avaient pas : ils étaient en train de se demander qui il était, ce qu’il venait foutre là avec une gueule pareille, dans cet engin. Même la Blackpant ne représentait pas un butin de grande valeur : ils avaient mieux, pour circuler dans leur dédale : des petites bagnoles rapides et trafiquées dont certaines étaient garées, apparemment en état de marche, le long des trottoirs crevés. Ils attendaient.
Il s’était donné neuf chances sur dix de passer la barrière des immeubles et d’arriver à la côte sans dommage. La plupart du temps, quand il estimait pouvoir se tirer sans peine d’une situation plus ou moins scabreuse, il s’en tirait.
Il aperçut un des mômes assis sur un tas d’ordures, à droite, un fusil posé sur ses genoux. De sa ceinture, il tira ostensiblement le revolver qu’il garda dans sa main posée nonchalamment sur le volant. Il passa devant le tas d’ordures, lança au gamin le coup d’œil qu’il fallait, sans plus, et l’autre ne broncha pas.
Derrière lui, le paysage de la rue que lui renvoyaient les rétros n’avait pas changé. Il surveilla un instant le môme au fusil mais ce dernier ne bronchait pas.
Cutlass continuait de descendre la rue à petite vitesse. Il était à peu près certain, maintenant, qu’il ne tomberait pas sur un barrage. Mieux : les tas de pierres et d’immondices se clairsemaient.
Mais la racaille grouillait toujours autant. Des rats sales et maigres, dépenaillés, dont les plus jeunes n’avaient pas dix ans. Qui crèveraient peut-être avant d’en avoir onze.
Il ne vit pas venir la pierre – c’est-à-dire il ne soupçonna pas que ce petit morveux allait la lui lancer. Onze ou douze ans, celui-là ? Ce devait être déjà un spécialiste. La pierre choqua le bord métallique du pare-brise de la Black à deux doigts de la tête de Cutlass. Dans la seconde, il enfonça l’accélérateur, traversa un tas de décombres composé de morceaux de meubles, de cartons et de boîtes de conserve vides (en espérant que cela ne cachait pas un mur solide de bon gros pavés), et au passage, tira. Le lanceur de pierre touché en pleine poitrine fut projeté contre un mur de maison ; Cutlass eut l’impression qu’il y restait plaqué à vie. Dans le rétro, il le vit ensuite s’écrouler, laissant contre le mur le barbouillage de ses entrailles.
Il continua de rouler de plus en plus vite, zigzaguant. Sa riposte immédiate semblait avoir cloué sur pied la racaille.
Lorsqu’il sortit de l’ombre pour se retrouver en bordure de la côte, dans un chaos de baraquements indescriptible, il ralentit. Prit le temps de recharger son arme, éjectant la douille fumante pour la remplacer par une 44 en croix.
Il voyait maintenant la mer.
Il voyait les trois terres de San Francisco et les écheveaux des autoroutes suspendus sur l’eau, les différents niveaux des échangeurs d’origine qui plongeaient dans les flots gluants, les incroyables ponts suspendus qui avaient été bricolés, tissés comme des toiles d’araignées folles entre ces structures noyées. Il voyait le domaine des Tollmen.
Cutlass était arrivé.
Enfin, presque.
Il avait passé la ceinture des immeubles sans casse, comme prévu – le retour, s’il avait lieu serait peut-être moins facile.
Restait à se frayer un chemin sur la côte, parmi les baraquements sauvages entassés pêle-mêle et habités par ceux que ni les rats des immeubles ni les Tollmen ne voulaient dans leur monde. Et qui s’en étaient donc fait un à eux. Qui restaient là. Obstinés. Ahuris. Plutôt que de foutre le camp, de quitter cet enfer. Mais non. Et puis pour aller où ? Vers quel autre enfer ? Avec combien de chance d’y arriver ?
Cutlass remit son revolver dans sa ceinture.
La côte abrupte qui tombait sur les vagues n’était pas distante d’un kilomètre. Il se dit qu’il lui faudrait probablement plusieurs heures pour y arriver.
Lancé tout droit vers la plus méridionale des trois terres émergées de San Francisco, il aperçut un long tronçon de San Mat Bridge, dont l’extrémité effondrée s’arrêtait à quelques kilomètres, pas davantage, de la côte. À vue de nez.
Plus loin, c’était Bay Bridge, qui pareillement s’élançait de la deuxième terre, et, pareillement tranché, en faisant une île lointaine rattachée à la troisième terre par des bretelles d’autoroutes « intérieures ».
Cela n’avait pas tellement changé, après tout.
C’était hier.
Cutlass grimaça.
En tous les cas, « hier », les bidonvilles de la côte n’avaient jamais rien eu de semblable à ce conglomérat à première vue infranchissable. Hier, c’étaient juste quelques baraques dispersées, quelques tentatives de reconstruction des ruines, sans plus.
Il évita de regarder du côté des installations des Supérieurs, au large – de toute façon, s’il l’avait fait, il n’aurait rien distingué de précis : la brume était trop dense.
Avec un soupir, Cutlass s’engagea dans le premier chemin de terre venu, entre les baraquements.
La puanteur.
Il s’y attendait. Elle était là comme prévu, l’haleine habituelle de ces lieux où s’entassaient les humains, en périphérie ou dans certains quartiers des villes encore occupées par ceux de l’ancienne race. L’haleine des Mangeurs d’Argile… D’une certaine manière, Cutlass comprenait ce besoin de rassemblement : d’un autre côté, ces conglomérats grouillants qui puaient l’avant-goût de l’enfer le révulsaient jusqu’à la racine des cheveux. Ils étaient les derniers, se savaient en voie d’extinction ; quand ils étaient encore capables de procréer, ils donnaient naissance à des monstres qui ne vivaient que le temps de l’horreur ou alors un enfant, apparemment normal, devenait autre un beau jour et s’en allait rejoindre l’espèce des mutants supérieurs qui envahissaient inexorablement la planète. Tout espoir les avait quittés. Ils survivaient tant bien que mal jusqu’à l’anéantissement total, jusqu’au dernier. Bien sûr… Mais pourquoi, déjà, marcher comme des morts ? Pourquoi ne pas tenter quelque folle résistance, même désespérée ? Il y en avait encore qui essayaient de comprendre et de combattre. Des groupuscules instruits, les ultimes – eux aussi – représentants de la vieille science, et qui luttaient dans leurs laboratoires, avec leurs microscopes, leurs ordinateurs, plutôt qu’à coups de revolver. Si Cutlass ne croyait pas davantage à une chance de vaincre de ce côté, il éprouvait au moins une sorte de vague respect pour ces chercheurs passionnés, ces croyants de la dernière heure, qui refusaient de baisser les bras et de vivre comme des rats.
Cette puanteur-là le fit grimacer. Elle était mélange d’algues pourrissantes, de moisissures, de merde, de relents innommables. Il fallait voir la tête de ceux qui traînaient de part et d’autre du passage, sans but, ou simplement assis devant la porte des cabanes de bois noirci et de tôles rouillées. Quelques enfants en loques, de ceux qui n’avaient pas encore rejoint la racaille des immeubles, regardaient passer la Blackpant, bouche béante comme un gouffre.
Ces odeurs qui pesaient glauque épaississaient encore la chaleur. Cutlass venait de s’engager dans le labyrinthe et il avait l’impression de s’y trouver déjà depuis des heures.
Il s’attendait à voir les filles. Elles trônaient demi-nues devant des baraquements aux façades peintes de couleurs violentes, agressives. La plupart le regardaient simplement passer, l’œil vide ; d’autres, plus vivantes, s’enhardissaient jusqu’à lui crier des invites. Il ne vit pas venir la petite noire qui surgit d’un étroit passage entre deux cahutes ; alors qu’il ralentissait pour éviter un enfant-zombie se traînant au milieu du passage, elle prit la voiture d’assaut et se retrouva assise à côté de lui.
« Salut, dit-elle. J’étais encore jamais montée dans ce genre de bagnole. C’est quoi ?
— Blackpant.
— Y en a pas une comme ça dans le coin, sur dix kilomètres de côte, je suis bien prête à le parier. »
Cutlass la dévisagea. Pas vilaine. Un visage triangulaire, la peau sombre, des yeux très noirs et fardés de vert, les cheveux crépus bombés de taches rouges et jaunes. Sa jupe fendue jusqu’à la hanche découvrait des jambes longues, potables.
« Pour cinquante billets je te fais tout ce qui te plaît, dit-elle. Mieux vaut que tu m’emmènes sur la côte : si tu gares ta voiture dans ce quartier, tu ne la retrouveras jamais. »
Il sourit brièvement, elle dut prendre cela pour un acquiescement.
« Regarde, je suis pas maigre, ni malade. »
Ouvrant sa blouse, elle découvrit ses seins, ronds, fermes, haut plantés. C’est vrai qu’elle n’était pas maigre. La courroie du holster traversait son torse en biais, plissant la peau sous son sein gauche. Un magnum.
« Tu as besoin de cet engin ? demanda Cutlass sur un ton doux et tranquille.
— Tout le monde ici en aurait besoin. Je m’appelle Davie, et toi ?
— Pour la côte, dit Cutlass, je descends tout droit ou je passe par là ? »
Il indiquait du menton une ruelle à droite qui semblait plus large.
« La côte vers où ?
— Disons San Mat Bridge.
— T’es plus près de Bay Bridge. Continue tout droit… J’ai fait une passe un jour avec un type qui voulait me planter, tout en baisant. Il avait sorti son couteau. Je lui ai fourré le canon de mon flingue dans la bouche pendant tout le temps qu’il me tringlait. Ça lui a même pas déplu.
— Pour vingt-cinq billets, dit Cutlass, tu me guides jusqu’à un passeur. »
Il se racla la gorge et cracha par-dessus sa portière tandis qu’elle le regardait, les yeux écarquillés, la bouche ronde.
« Tu me déplais pas, dit Cutlass gentiment. Mais je suis pas ici pour ça. Pas le temps. Plus tard, qui sait, si on se revoit. »
Le sourire de Davie était tombé, remplacé par une grimace mi-amère, mi-amusée.
« Si on se revoit… J’aurais dû piger. T’es ici pour les chiens, pas vrai ? »
Cutlass lui jeta un coup d’œil rapide. Il ne répondit pas.
« T’es pas le seul, dit Davie. Ils arrivent comme des mouches. Tu veux un conseil gratis ?
— J’ai jamais trop écouté les conseils…
— En voilà un quand même. Tu me donnes cinquante billets et je te fais une grande fête, et puis tu retournes d’où tu viens. C’est la meilleure solution.
— Mais c’est pas ma solution à moi. »
Davie hocha la tête. Elle allongea le bras, posa ses mains sur le cadre du pare-brise.
« Y a pas un passeur qui voudra t’emmener. Ce truc des chiens les a rendus tous fous. Ils voient d’un très sale œil arriver des professionnels, et c’est pareil pour ceux des trois terres. Pas un passeur ne fera ce que les Tollmen ont interdit de faire. T’es pas le premier, tu sais ?
— J’imagine… Ils sont beaucoup ?
— Tu veux dire : des professionnels ?
— Appelle-les comme ça si tu veux.
— Ils sont pas mal. Depuis quelques jours. Mais je sais pas combien restent en vie, ni combien sont repartis, après avoir compris.
— Vingt-cinq billets pour que tu me guides, ça va ?
Elle laissa retomber ses bras. Sa jupe fendue s’ouvrit, découvrant totalement sa cuisse nue. Elle hocha la tête.
« C’est dommage », dit-elle.
En ayant l’air de le penser réellement.