CHAPITRE XIX
— … pauv’pomme. Tu t’imaginais p’tête qu’on était du genre de ton patron ? C’est d’la gassette qu’on t’a fait boire ! Remarque qu’tu t’en tires pas trop mal, même si t’as l’air d’avoir pris des années en quelques jours…
Les yeux exorbités, Fazec regardait son image dans un miroir. Il était entièrement blanc, maintenant le visage ridé. Hal secoua la tête.
— Salauds, salauds, vous m’avez fait ça !
— Doucement, fit Romaric sèchement. D’accord, tu as changé d’apparence mais les séquelles physiques vont disparaître en deux ou trois mois, à par les cheveux, évidemment. Je trouve que tu as de la chance de t’en sortir.
— Et puis comme tous les patrouilleurs de ce coin te recherchent, ça vaut mieux pour toi, insista Hal.
— On me recherche ? Pourquoi ?
— L’enregistrement, au Contrôle du Spatioport.
— Mais on les a bousillés !
— Pas tous, gamin, fit Hal, pas tous. Fallait bien qu’Péral porte le chapeau.
Fazec se balança comme s’il avait pris des coups.
— Depuis le début vous m’avez manœuvré… manœuvré… ma…
Il se tourna dans un geste qui parut naturel à Rom. Dans la seconde suivante le pilote levait le couteau de brousse de Romaric, qu’il avait sorti du ceinturon traînant sur un petit rocher…
Il y eut un bruissement et le visage de Fazec parut se rétrécir abominablement. Romaric regarda sans bien comprendre ce qui venait de se passer.
— Je me suis toujours méfié de lui, dit Bovit le visage baissé. Mais tu aurais pu faire attention, Rom. Je… je n’aime pas tirer sur un homme sans défense.
— Si tu ne l’avais pas fait, c’est moi qui t’aurais tué, dit une voix, derrière. Et pourtant je t’aime comme un cousin, Bovit.
Prisca se leva ; elle tenait un pisto-laser. Dépassé, brusquement, Romaric secouait doucement la tête. Il fit quelques pas à travers le campement, le long du petit étang et s’éloigna.
Quand il revint, une heure plus tard, il regarda longuement Hal accroupi devant le feu où grillait une shase, Bovit adossé à un rocher jouant avec une boucle magnétique de ceinturon, Prisca, à droite, occupée à écrire quelque chose. Il ne se demanda même pas où était le corps du pilote. Tout paraissait paisible, comme si rien, jamais, ne s’était passé. Ni Péral, ni traque, ni fuite dans l’espace. Rien…
Ils étaient là, en brousse, sur Stoll II, faisant tranquillement une chasse. Le C3 était au fond de la mer, lui aussi.
— Dis donc, Taref a appelé, fit Bovit, décontracté. Péral vient d’être inculpé de meurtres, piraterie, attaque de je ne sais quoi et encore autre chose. Ses hommes sont en taule et la Spatiale occupe Lhorm III, en train d’enquêter sur les quelques fermiers ou chasseurs.
— Ils sont innocents, répondit vivement Romaric. Ils doivent rester !
Prisca sourit en silence et regarda Bovit qui fit mine d’applaudir dans sa direction.
— Elle savait qu’tu dirais ça, expliqua Hal. N’empêche qu’j’avais bien raison, là-bas chez moi à propos d’vous deux !
— D’accord, t’avais raison, reconnut Romaric en se baissant. Pour beaucoup de choses tu avais raison, d’ailleurs.
— Taref dit aussi que Taij va s’en sortir. Ah, et aussi la Sécurité voudrait te voir. Ta plainte de l’autre fois a débouché… On va nous restituer Lhorm III !
Romaric resta sans voix… Alors ça y était ? Il n’avait jamais vraiment cru qu’ils gagneraient, qu’on leur rendrait justice. Tout ce qu’il voulait, c’était plutôt forcer Péral à abandonner sa traque. Les laisser vivre. Simplement vivre. Et voilà maintenant…
— Lhorm ne nous appartient pas, il fit lentement.
— Il voulait dire la concession, les fermes, tout ça. Les biens des Van Teflin leur sont rendus.
Il se redressa péniblement.
— D’accord, dis-lui qu’on viendra demain. Que tout le monde soit là.
Curieusement, ce fut presque une soirée triste. Personne ne parlait. Ils devaient s’habituer à la situation. Romaric se demandait vaguement ce qu’il allait faire après avoir passé quelque temps dans la vieille maison. En fait, il était plus attaché à celle de Jos.
Prisca était silencieuse, pas distante mais réservée. Rom ne la « sentait » pas près de lui. La jeune fille lui paraissait… hostile. Oui, c’était ça, hostile ! Il se demandait ce qu’il lui avait fait ou dit. Ou ce qu’il n’avait pas fait ou dit. Il chercha longtemps.
Le voyage en Trans, le lendemain, fut étrange. Rom était abattu, déprimé. Il avait l’impression qu’il allait perdre quelque chose. Il s’était mis aux commandes pour ne pas regarder les autres et avoir une occupation.
A Stajil, le Centre de la Sécurité était près du bâtiment fédéral et il stoppa l’engin sur l’aire de stationnement. Tout de suite ils aperçurent les autres. Ils attendaient près de l’entrée, groupés, serrés les uns contre les autres. Il y avait des curieux aussi.
Il dut se forcer pour descendre. Les cousins ne dirent pas un mot en le voyant approcher mais s’écartèrent, l’obligeant à pénétrer en tête dans le bâtiment.
Tout fut beaucoup plus simple qu’il ne l’appréhendait. Un grand type mince donna lecture d’un document les réintégrant dans leurs droits. Puis il leva les yeux.
— A qui dois-je remettre les titres de propriété ?
Derrière la question, apparemment anodine, c’était de l’avenir de la Famille qu’il s’agissait, à travers son nouveau chef…
Il n’y eut pas de réponse. Le Sécu parut embarrassé. Il tenait un grand document dans la main, hésitait.
Une voix s’éleva alors, forte, claire, gaie. Celle de Taref.
— A notre cousin Romaric. Nous voulons que ce soit lui.
Le type eut l’air soulagé et tendit le synthé-plasto à Rom.
Il allait le prendre machinalement quand Prisca parla :
— Attention, Rom, si tu acceptes, tu seras définitivement le chef de la Famille, réfléchis, tu devras rester avec nous… toujours !
Lentement il se tourna de son côté. Elle le regardait fixement, le visage grave, et il la trouva très belle, soudain. Eut envie d’elle, envie de le lui dire, ici, devant les autres…
Et, une nouvelle fois, il s’étonna. Elle devenait écarlate ! Elle avait deviné…
Alors il sourit largement, sans la quitter du regard, bien en face, et tendit la main pour prendre le document.
Il le déplia pour le montrer à la Famille.
FIN
Le 8 mai 1986 à 22 h 50.