CHAPITRE IV

 

 

— Ton nom, d’abord.

L’autre respira lentement.

— Lock, Sav Lock… D’après ce qu’on dit, un Van Teflin a été le premier pionnier à s’installer sur Lhorm III…

C’était une de ces planètes des Confins, assez proche d’ici puisque Stoll II était en quelque sorte la dernière avant cette zone.

— Il a fondé une famille qui s’est développée. Ça remonte au début du siècle dernier, je crois… Ils ont pratiquement été les seuls pendant vachement longtemps, sais pas trop. Enfin il y a une quarantaine d’années la Famille tenait Lhorm III. Quelques pionniers sont venus mais très peu. On dit que le chef de Famille envoyait les jeunes hommes chercher une femme ailleurs, par ici ou même plus loin vers l’intérieur. Il était le chef de la planète, en fait. Et sa famille l’occupait. Ça représentait pas plus de trois ou quatre cents personnes… Je… je voudrais boire.

Romaric alla chercher de l’eau et, cette fois, la lui donna dans un gobelet. Lock reprit ensuite :

— Ils faisaient de la fourrure. C’est le moment où elles sont venues à la mode dans les mondes intérieurs. Y avait aussi des fermes… enfin ils avaient largement de quoi vivre. On dit que le chef de la Famille était désigné, je sais pas comment. Ça a continué jusqu’à y a une vingtaine d’années. C’est… c’est là que Péral s’est amené. Il a débarqué ici, sur Stoll II avec des hommes à lui. Il avait un vieux Fusas de liaison. Il a commencé par se démerder dans le coin en faisant du trafic. La Sécurité était pas encore organisée à l’époque.

Romaric ne le quittait pas des yeux, tendu.

— Il a préparé le coup pendant longtemps… Ça remonte à une trentaine d’années plus tôt… Ils ont débarqué sur Lhorm III et ils ont bousillé les Van Teflin.

Romaric sursauta.

— Comment ça, bousillé ?

— Ben, ils les ont descendus, quoi. Ils savaient où étaient les fermes et tout ça. Il y a eu quand même des survivants qui se sont planqués et puis certains étaient en voyage ailleurs. Ceux-là s’en sont tirés… C’est eux que Péral nous faisait rechercher.

— Et ensuite ? demanda Rom d’une voix sourde.

— Péral a tout repris à son compte. Il a développé les affaires. Maintenant il a un tas de pognon. C’est le patron du secteur aujourd’hui. Rien ne se fait sans son ordre. La fourrure, ça rapporte bien de nos jours. Il a monté des élevages, des trucs comme ça, et il a fait venir du monde.

Romaric se redressa. Il était abasourdi, n’imaginait pas qu’une chose pareille ait pu se produire il y a seulement quelques décennies. Et la Sécurité n’avait jamais bronché ? Elle en avait sûrement entendu parler, mais n’avait peut-être pas enquêté.

En tout cas, ça éclairait des petits mystères de son enfance. Leur vie à l’écart, par exemple, et puis le talent de chasseur de son grand-père. Le vieux Jos l’avait protégé de son mieux et la seule chose qu’il savait faire c’était chasser. Ses parents avaient dû être tués… Et peut-être bien que Jos lui-même…

Une terrible colère monta d’un seul coup et il fit un effort pour tenter de se calmer. Quand il se retourna vers Lock, il s’efforça de maîtriser sa voix.

— Tu vas enregistrer tout ce que tu viens de me dire.

— Tes fou, ça me condamne du même coup.

— Je te laisserai ta chance. Je te dépose au spatioport et tu auras vingt-quatre heures d’avance. Je n’irai pas à la Sécurité avant.

— C’est pas la Sécurité que je crains…

Est-ce que… ça voulait dire que Péral tenait la Sécu ? D’une manière ou d’une autre, peut-être. Au fond c’était logique, on ne dirige pas un trafic pareil ; parce qu’il avait sûrement continué ; sans assurer ses arrières côté Sécu.

— Vingt-quatre heures.

— C’est toi qui le dis.

— C’est moi aussi qui te garde ici…

Le tueur finit par baisser la tête. Il n’était plus en état de lutter.

— Il reste encore des Van Teflin par ici ?

— J’en sais rien.

Romaric fit demi-tour et s’approcha du feu où rôtissait un demi-bral. Il s’accroupit pour réfléchir. La nuit tombait.

Il apporta de la viande à Lock qui se jeta dessus. En se détournant Rom prit sa décision. Rester ici plus longtemps n’avait pas d’intérêt. Il fallait enregistrer le plus vite possible la déclaration de ce salopard et la mettre en sûreté. Il se demandait si ce serait suffisant pour faire arrêter Péral, en doutait un peu. Mais ça le gênerait sûrement.

Il pilota vite pour revenir, épuisant le trop-plein de rage impuissante. Plus il y pensait, plus il se disait que Jos avait dû être assassiné. Si la mort de sa famille ne le touchait pas personnellement, celle de son grand-père le révoltait.

Au jour, ils étaient dans la maison. Romaric apporta un matériel d’enregistrement et plaça Lock devant la caméra. Il le fit parler pendant une heure, demandant des détails précis qui montraient bien que toute l’histoire était vraie.

Le lendemain il le conduisit en ville. Il y avait un aircar assez tard et il attendit son embarquement pour s’éloigner. Le gars était le seul passager. Dans deux heures il arriverait au spatioport et, d’après le tableau lumineux, il y aurait un départ pour l’intérieur en début de matinée.

Lock n’avait aucun intérêt à prévenir Péral, au contraire ! Romaric pensait qu’il était tranquille pour quelques jours. Sauf si Péral apprenait autrement sa survie…

Il décida d’aller voir si Zogar était chez lui.

Il y était en effet et sourit légèrement en voyant Rom.

— Tu t’es étoffé, petit.

Romaric le retrouvait avec plaisir. Mélangé quand même d’une certaine rancune. Il attaqua tout de suite.

— Tu savais tout pour les Van Teflin, n’est-ce pas ?

Zogar redressa sa longue carcasse maigre. Il avait toujours été mince comme un fil. Jos le charriait pour ça. Aujourd’hui il avait blanchi et paraissait encore plus décharné. Mais toujours très droit. Plus tout jeune mais encore en état de s’occuper de ses affaires sans aide. Jos serait comme lui…

— Qui t’a parlé, Rom ?

— Bon Dieu, Zogar, je t’ai toujours connu, tu étais le meilleur copain de Jos, pourquoi tu ne m’as rien dit ?

— A cause de Jos, justement. Il m’a fait jurer de faire juste ce qu’il avait dit s’il lui arrivait quelque chose…

Il ajouta, après un temps :

— … T’aurais jamais dû revenir, mais ça me fait plaisir de te voir.

— Si j’étais pas revenu, j’aurais pas pu me débarrasser de l’équipe de tueurs qui me filait.

Les yeux du copain de son grand-père se rétrécirent.

— Qu’est-ce qui s’est passé avec eux ?

— J’en ai eu un et l’autre est parti.

Zogar se mordilla les lèvres.

— T’es bien le petit-fils de Jos ! La peau dure, hein ?

— Elle serait encore plus dure si j’avais eu des années pour m’entraîner.

— Jos espérait que tu n’aurais jamais à devoir lutter de cette façon. Il a cherché à te protéger. Il a agi en vrai Van Teflin.

— Justement, tiens, parle-moi des Van Teflin.

Zogar plia son mètre quatre-vingt-douze pour s’asseoir à une table bricolée, près de la cloison, et fit signe à Jos de le rejoindre.

— La Famille ?… C’était quelque chose d’anachronique. A une époque où le noyau familial se disperse très vite, au contraire les liens des Van Teflin ne se relâchaient jamais. Le chef de la famille en était responsable et tous ses efforts avaient pour but d’améliorer son confort, ses intérêts. Il s’efforçait d’aider chacun, redistribuait toujours les richesses acquises… Oui, vraiment la Famille était une sorte de monstre pour notre époque.

Romaric avait de la peine à se représenter tout ça.

— Tu vois, reprit Zogar, ceux qui n’étaient pas de la Famille auraient tout donné, je te parle de ceux qui vivaient par ici, en ce temps-là, pour en faire partie. Il y avait qu’une seule solution, épouser un fils ou une fille Van Teflin. Alors là les portes étaient grandes ouvertes. On l’accueillait comme un nouveau cousin. Il faisait bon vivre sur Lhorm, tu sais ?

Il avait l’air un peu triste et Rom s’en étonna.

— Je connaissais une cousine de Jos… On était plus ou moins fiancés. Enfin on en parlait entre nous, avec Jos, à la chasse. Et puis tout ça est arrivé. Elle a été tuée dans le massacre. Quand on l’a appris c’était terminé depuis plusieurs semaines. On rentrait d’une chasse, justement. Ton grand-père voulait apprendre à piéger les grands fauves ailleurs, c’est pour ça qu’il était venu avec moi. Il était pas sur Lhorm quand ça s’est passé… Tes parents si !

— Eh bien, et moi ?

— Tu as été amené par un Fusair qui faisait une liaison régulière et qui s’est posé là-bas sans rien savoir. Le mec t’a ramassé près de l’aire de décollage d’après ce qu’on a dit. T’étais tout mouflet. Je suppose que tes parents ont essayé de te sauver, je sais pas trop. Le type avait une telle trouille qu’il est plus jamais repassé par ici. En réalité les Van Teflin ont disparu à cause de ce qui faisait leur force. Ils n’imaginaient pas qu’on puisse leur vouloir du mal, eux qui n’en faisaient pas. Ça veut pas dire qu’il y avait jamais des chicaneries, hein ? Ils s’engueulaient comme tout le monde. Mais le chef de Famille rendait la justice et s’efforçait de réconforter tout le monde, de comprendre, surtout.

— A t’entendre, ce chef c’était un surhomme, fit Romaric, un peu agacé. Où est-ce qu’ils allaient le chercher ?

— Ça, c’est encore un truc bizarre. Comme s’il naissait davantage de types bien chez eux… Il n’était pas élu, ni désigné vraiment. Il s’imposait par son comportement. Un jour on apprenait que le chef était mort et qu’il y en avait un autre. Et on aurait jamais pensé à lui.

Il paraît même que le gars était souvent étonné lui aussi. Je t’assure que ces Van Teflin étaient, des gens à part.

— Ça les a pas empêchés de se faire tous massacrer.

Cette description de sa famille le hérissait. Il n’avait jamais vu de groupes exceptionnels. Des nids de salopards, oui, mais autrement la proportion de types corrects et de salauds était toujours plus ou moins respectée, sur tous les mondes.

— Pas tous, non. Il y avait des fermes très éloignées dont les occupants ont pu se planquer. Par la suite on en a vu rappliquer. Ils se faufilaient dans les engins qui venaient apporter du matériel ou du personnel pour Péral, et revenaient en clandestins. Et puis il y avait ceux qui étaient ici, par exemple, de passage. Le vieux chef aimait que les jeunes aillent voir ce qui se passe ailleurs avant de s’installer chez eux.

— Tu veux dire qu’il en reste, en ce moment, ici ?

— Ça non. Enfin j’en sais trop rien. Ils ont fichu le camp très vite vers l’intérieur. Les hommes de Péral leur donnaient la chasse.

— Et personne ne disait rien ?

— A l’époque, Péral était vachement puissant, déjà, et il y avait pas de représentant de la Sécurité. Se dresser contre Péral c’était se condamner à mort.

— Mais enfin qu’est-ce que c’était, ce mec ?

— Une brute, un sauvage que rien n’arrête. Il était tout jeune mais ses hommes avaient une trouille bleue de lui. Un chef, aussi. Et foutrement intelligent. Il a développé les affaires des Van Teflin et gagne un fric fou.

— Avec quoi ?

— Les fourrures, par exemple. Il a monté des élevages intensifs où les animaux subissent des mutations pour obtenir des teintes de fourrures exceptionnelles. Et les fermes aussi. Il a fait venir des pionniers à qui il a prêté du matériel pour commencer des exploitations. Là où il est malin, c’est qu’ils s’endettent à longueur d’année. C’est lui qui fixe le taux de valeur des marchandises. Donc il leur vend ce qu’il leur faut très cher et leur paie leur production à bas prix. Il gagne sur les deux tableaux. D’autant qu’il exporte des trucs et prend encore des bénéfices.

Il s’interrompit pour remplir les gobelets.

— Mais il a d’autres affaires. Il a maintenant une petite flotte de Fusesp et fait du commerce avec Lhorm I et Phas VI qu’il contrôle désormais, économiquement.

Lhorm I et Phas IV étaient deux planètes habitables de deux systèmes proches, dans les Confins elles aussi, donc non soumises à la Sécurité. Romaric commençait à se faire une idée plus précise de l’homme. Il avait visiblement une sacrée envergure.

— A ton avis, pourquoi il fait poursuivre les derniers Van Teflin ? demanda-t-il.

Zogar resta un moment silencieux, les yeux sur son gobelet.

— Peut-être pour le sport.

— Le… quoi ?

— Par puissance, pour exercer sa « puissance » au-delà de cette région, pour le plaisir de décider de la mort de l’un ou l’autre qui se croyait en paix ou pour les punir d’avoir réussi à lui échapper. Il est comme ça, Péral.

Romaric était effaré. On lui avait parfois reproché d’avoir imaginé de vrais dingues, mais c’étaient des brebis à côté de cette réalité !

— Il est resté beaucoup de survivants, au fait ? Le tueur que j’ai pris me parlait de trois ou quatre cents personnes dans la Famille.

— Le double au moins. Les Van Teflin avaient de nombreux enfants. Oui, je pense qu’ils étaient au moins huit cents quand Péral a monté son coup. Il s’en est peut-être échappé une centaine, quand même. Depuis ils ont dû avoir des enfants.

Romaric réfléchissait. Est-ce que c’était suffisant pour effrayer Péral ? Apparemment non.

— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? demanda Zogar.

— Je ne sais vraiment pas. Tout ça me dépasse.

Rom resta silencieux un moment.

— Ah, j’y pense, ton combi est dans la maison.

Zogar hocha la tête.

— J’irai le chercher, t’en fais pas. J’étais en forêt à ton retour, je suis rentré hier soir. Tu as vu du monde depuis que tu es revenu ?

— Les leveurs-de-coude, au Big Chance.

C’est le nom que donnait autrefois son grand-père à ses copains qu’il retrouvait au club. Zogar sourit légèrement.

— Longtemps que je les avais pas entendus appeler comme ça. Dommage tout ce bordel, on était tranquilles autrefois.

Rom ne répondit pas, se levant.

— Si tu as besoin de moi, fit encore Zogar sans achever.

— Pour l’instant je pense qu’il vaut mieux ne pas être vus ensemble. Que personne ne connaisse mes contacts à Biskrand. Merci, en tout cas.

Dehors, Romaric attendit dans l’ombre un moment, surveillant les alentours. Rien ne bougeait et il se mit en marche. Une idée lui trottait dans la tête depuis un moment.

Il se dirigea vers le bâtiment fédéral, pas loin de l’aire des aircars. Il était ouvert en permanence et n’importe qui pouvait interroger les terminaux des ordinateurs fédéraux.

Devant le clavier du terminal « Population » il réfléchit à sa question et finit par taper : « Existe-t-il dans le fichier de la population des noms ne correspondant pas à des arrivées depuis quarante ans ? »

La lumière orange d’attente s’alluma. Il a fallu cinq secondes à l’ordinateur pour consulter ses mémoires.

La réponse s’inscrivit sur l’écran. Une série de noms, quatorze au total. Romaric devint nerveux d’un seul coup et pressa la touche de sortie de l’imprimante. Une feuille apparut, à droite, qu’il déchira et empocha. Il posa une autre question : « Quelqu’un a-t-il déjà demandé la même chose depuis quarante ans ? » Cette fois il n’y eut pas d’attente. « Non. »

Était-il le seul à avoir pensé à ça ? En cas de changement de nom, l’ordinateur respectait la volonté du demandeur et ne révélait jamais l’information, ne répondait pas à cette question précise.

Il sortit en se demandant comment faire… La vérité s’imposait d’elle-même, pas d’autre solution raisonnable que d’aller voir tous ces gens. Il retourna au terminal et demanda les adresses.

Ils habitaient un peu partout sur la planète… En Trall il y en aurait pour un bout de temps à les retrouver. Mais c’était la meilleure solution, il le savait bien.