CHAPITRE V
Six semaines qu’il chevauchait le Trall. Il avait bouffé du kilomètre à en avoir la nausée. Sur les onze adresses qu’il avait visitées, quatre familles avaient quitté Stoll II, les sept autres venaient de l’intérieur.
Il en avait plus que marre de cette enquête vaine, mais poursuivait, plus par entêtement que par conviction. Depuis dix jours il était en route pour l’ouest du continent, chez un certain Huv Temp installé au bord de l’océan.
L’océan apparut alors que l’après-midi touchait à sa fin. Il arrivait, d’après la carte qu’il s’était procurée au début du voyage. La seule incursion dans une ville.
Les installations étaient là, sur la falaise qui dominait le rivage d’une dizaine de mètres à peine. Il y avait une vieille baraque et deux hangars en mauvais état. Une pêcherie, manifestement. Fabrique de protéines de poissons d’après l’odeur. Il stoppa le Trall près de la maison et regarda autour. Du bruit venait d’un hangar et il s’y dirigea.
Il y arrivait quand une fille sortit à la lumière. Pas plus de vingt-cinq ans, la peau mate, un visage sérieux, grave même, équilibré aussi. Ses yeux étaient écartés, le nez petit et les lèvres pleines. Ses mains étaient protégées par des gants de travail et elle repoussa une mèche de cheveux de l’avant-bras.
— Oui ?
Il s’aperçut qu’il la regardait depuis un petit moment sans rien dire.
— Je cherche Huv Temp.
Elle lui jeta aussitôt un regard bizarre.
— Huv Temp ?
— Oui.
Il se demanda ce qui se passait. Il se sentait nerveux, troublé.
— Pourquoi ?
A ce compte-là ils en avaient pour un moment !
— Écoutez, j’ai fait beaucoup de chemin pour le voir ; si vous me disiez où je le trouverai ce serait plus simple, non ?
Elle baissa les yeux vers le sol et fit machinalement un pas de côté.
— Par ici, on se présente d’abord quand on arrive quelque part.
Là elle avait raison.
— Romaric Vant. Alors ?
— Je me demande ce que vous pouvez vouloir à un homme qui est mort depuis sept ans ?
Vacherie. Encore un coup pour rien. Pourtant il n’eut pas envie de partir. Cette fille le perturbait. Elle n’était ! pourtant pas spécialement désirable avec sa combine de travail informe et sale, mal coiffée et… Bon Dieu ! Il avait machinalement levé les yeux vers ses cheveux. La racine était claire. Elle n’était pas maquillée, bien sûr, par ici les visites devaient être rares et pour travailler… Alors pourquoi se teindre les cheveux ? Il sentit une crispation dans la poitrine.
— Vous êtes de sa famille ?
Cette fois elle devint franchement méfiante.
— Qu’est-ce que vous voulez à la fin ?
— Moi je me suis présenté, dit-il en souriant un peu.
Elle eut un geste d’énervement.
— Mon nom est Prisca Temp.
Il respira profondément et se jeta à l’eau.
— Je vous ai menti… Mon vrai nom est Romaric Van Teflin.
Elle pâlit soudainement. Ce fut sa seule réaction et il en fut curieusement heureux. Quelque chose de plus, aussi, vaguement fier !
— Que voulez-vous que ça me fasse ?
Sa voix était tout de même plus tendue.
— Vous ne connaissez pas ce nom ?
— Pourquoi voulez-vous que je le connaisse ? lâchât-elle, en colère, maintenant.
— Parce que j’imagine mal quelqu’un, sur Stoll II, l’ignorant. C’est votre première erreur… Et je « sens » que vous êtes une Van Teflin.
Elle pâlit de nouveau et commença à s’écarter en direction du hangar.
— Il y a un peu plus d’un mois, commença-t-il sans bouger, une équipe de tueurs, payés par Péral, ont essayé de me descendre.
— Que voulez-vous que ça me fasse ?… Vous venez chez moi me raconter vos histoires. C’est à la Sécurité qu’il faut aller dire ça.
Une brusque lassitude tomba sur ses épaules. Il enleva lentement son casque pour essuyer son front. Elle fixa les yeux sur ses cheveux, une sorte d’étonnement, d’incrédulité sur le visage.
— Si je travaillais pour Péral, il reprit, sans y croire, maintenant je vous aurais déjà descendue. Ces types ne font pas dans la fioriture.
Il sentait en elle une volonté tellement ancrée qu’il doutait qu’elle reconnaisse son appartenance à la Famille. D’ailleurs est-ce que ça voulait encore dire quelque chose à ses yeux ?
— Pourquoi êtes-vous venu voir mon père ?
— L’ordi m’a procuré une sorte de liste de ceux qui ont changé de noms il y a longtemps.
— Ça n’est pas vrai, vous mentez. Jamais l’ordi ne répond à une question pareille.
— Bien sûr… pas formulée de cette façon. Mais il m’a quand même donné une liste.
— Montrez-la-moi, si vous ne mentez pas.
Il fouilla sa poche et la lui tendit. Elle pouvait voir que c’était bien un document officiel. Elle alla à la fin et eut un petit mouvement nerveux des doigts qui tenaient la feuille.
— Venez, elle dit en se dirigeant vers la maison.
Tout était vieux et en mauvais état à l’intérieur. Elle parut s’en rendre compte soudainement et son visage durcit légèrement. Elle lui montra un fauteuil tressé, près d’une table couverte d’une lourde plaque de marol veiné.
Elle alla lentement à un placard qu’elle ouvrit, hésita puis sortit deux assiettes de trappeur, incassables mais rayées par des années d’usage.
— Je n’ai pas grand-chose, mais vous pouvez toujours manger un peu avant de repartir.
Il hocha la tête sans répondre. C’est la première fois qu’il se sentait aussi découragé. Il avait imaginé, un peu naïvement, il s’en rendait compte maintenant, que les survivants lui tomberaient dans les bras. Il n’y avait pas de raison. Ils vivaient depuis tant d’années dans la crainte d’être découverts…
Elle mit un récipient à chauffer sur une plaque à énergie et resta debout, de trois quarts, lui jetant un coup d’œil de temps à autre, le visage toujours fermé.
— Vous vivez seule ici ? il demanda au bout d’un moment.
— Pourquoi ?
Il leva une main.
— Juste comme ça. Doit être dur pour une fille.
Il n’attendait pas de réponse et pourtant elle vint, après un silence.
— Oui… souvent.
Elle avait parlé d’une voix basse. C’était la première fois qu’elle montrait un signe de faiblesse et il en fut un peu attendri. Sale vie pour elle. La fabrication des plaquettes de protéine n’était pas ragoûtante. Mais ça lui permettait probablement de vivre… Il mit la tête dans ses mains, essayant de se reprendre. Cet accueil l’avait totalement démonté, découragé.
Il n’entendit pas quand elle lui parla. Alors elle interrogea :
— Hé, à quoi vous pensez ?
Il releva la tête.
— Hein ?… A mon grand-père.
Lentement elle vint à la table et s’assit de l’autre côté.
— Comment était-il ?
Il eut un geste vague.
— Il n’y a pas de mots pour le décrire. C’était un homme foncièrement bon, efficace, responsable des siens… Il racontait des histoires merveilleuses quand j’étais gosse… m’apprenait à me débrouiller… à chasser, à réfléchir au lieu de faire une connerie…
Il sourit avec amertume.
— … comme de venir ici, vous voyez. Il savait tout faire, avait toujours une solution pour tout ce qui se présentait. Bah, c’est idiot ce que je dis là. Je suis incapable de dire l’homme qu’il était.
— Vous ne vous débrouillez pas si mal.
— Si vous l’aviez connu, vous sauriez que ces mots sont vides.
Elle alla chercher le récipient et le posa sur la table. Une sorte de ragoût de poissons, pas mauvais. Il mangea en silence. Par habitude. Il n’avait pas vraiment faim. Elle servit des fruits ensuite.
Il s’aperçut après un moment qu’il regardait son assiette depuis un bout de temps et leva les yeux vers la jeune fille. Il était certain qu’elle était une Van Teflin. Mais rien ne le lui ferait avouer. Il se leva péniblement. Il avait envie d’être seul, maintenant.
— Bon, je m’en vais… Merci pour le repas.
Il se détournait quand elle parla d’une voix indifférente.
— Il est tard pour se mettre en route. Dormez ici. Il y a une chambre au fond, vous trouverez bien. J’ai encore à faire dans le hangar.
Il inclina la tête lentement et sortit prendre son sac sur le Trall. Machinalement il prit ses armes. Quand il pénétra dans la maison elle n’était plus là. Il trouva la chambre et s’écroula sur le lit sans se déshabiller.
C’est le jour qui le réveilla. Il fallut quelques secondes pour se souvenir où il était. Il enfila la combine qui sentait la transpiration et se dit qu’il devrait bien la laver…
La maison était vide, la fille devait déjà être en train de s’activer à la pêcherie. Il se lava et fixa le flingue sur le Trall. Il aurait bien bu quelque chose de chaud mais ne voulait pas le demander. Il fallait quand même lui dire adieu et il marcha vers le grand hangar.
Les machines étaient arrêtées et il fut un peu surpris. Il traversa le bâtiment et aperçut la jeune fille, debout au bord de la petite falaise. Elle regardait vers le large, les bras croisés.
Il approcha lentement.
— Eh bien… je m’en vais. Merci pour le repas et… enfin…
Elle ne tourna pas la tête et parla comme ça, d’une voix basse.
— Mon nom est Prisca Van Teflin.
Il resta immobile. Son cerveau mettait du temps à comprendre.
— Vous avez entendu, je suis une Van Teflin ?
Cette fois elle fit demi-tour pour lui faire face.
— Je… Oui, j’ai entendu.
— C’est tout ce que ça vous fait ?
— Eh bien… enfin je le « savais », ce n’est pas nouveau pour moi… Mais je suis heureux de vous l’entendre dire, de ne plus être seul.
— Ce matin, à cause de vous… j’ai vu tout ça d’un autre œil. Pas beaucoup dormi, cette nuit. Vous, par contre…
Elle lui jeta un coup d’œil amusé. Pour la première fois il vit une ombre de sourire sur ses lèvres. Avec étonnement il constata que son visage s’en trouvait transformé !
— … Enfin quand vous dormez ça s’entend.
Il fut un peu gêné.
— Allez, venez, « cousin »… C’est comme ça qu’on s’appelait dans la Famille, m’a raconté mon père.
Elle l’entraînait vers la maison. Il la suivit machinalement. Au passage elle vit le flingue en travers de la selle mais ne dit rien.
— On va prendre un bon petit déjeuner. Mon père disait que c’était la meilleure façon de réfléchir.
Ils mangèrent en silence puis elle posa son gobelet et le regarda en face.
— Et maintenant, Romaric ?
— Mes amis m’appellent Rom, alors ma famille…
— D’accord, Rom, alors ?
Il eut un geste vague.
— Je ne sais pas très bien. Je suis un peu dans les vapes ce matin.
— Mais vous aviez bien une idée, en venant ici ?
— Plutôt vague. Je voulais retrouver des survivants de la Famille.
— Ça me paraît une bonne idée. Peut-être pas facile, mais au moins c’est bouger, faire quelque chose. Et ensuite ?…
Elle s’interrompit et reprit :
— Vous savez ce qu’on va faire ? On passe la journée à se reposer et à se raconter l’un l’autre et après, demain matin, on part chercher les cousins. Maintenant allez-y, racontez. Vous d’abord.
Elle se dandina légèrement sur son siège, comme une petite fille et il eut envie de la prendre dans ses bras, envahi par une bouffée de tendresse. Une tendresse pas tellement familiale.
Elle le lut dans ses yeux, sourit un peu et dit simplement :
— Merci… Je vous écoute.
Pour une fille qui n’était jamais sortie de son bled elle avait une intuition fabuleuse ! Il sourit à son tour et commença.