CHAPITRE XI
Les gamins étaient là depuis cinq jours. Les premiers arrivants. Prisca les avait bien jugés et pensé qu’ils fourniraient la première aide avant qu’elle ne débarque avec d’autres.
Pool et Diston ne savaient pas combien elle avait contacté de survivants mais elle leur avait dit qu’il y aurait un renfort substantiel. Qu’est-ce qu’elle voulait dire par là ?
A leur arrivée les gamins, qui étaient âgés de vingt et vingt et un ans, étaient venus tout de suite à Biskrand et avaient joué les fils de famille baladeurs et tout fous. Buvant sec, se marrant de n’importe quoi, faisant des conneries. Les gars de Péral avaient dû les juger très vite comme inoffensifs. Depuis ils attendaient le retour de Zogar, toujours absent.
Prisca leur avait montré un holo de Romaric et ils l’avaient reconnu de cette manière, au Big Chance.
L’un et l’autre faisaient des études, cybernétique pour Pool, électronique appliquée pour Diston. Mais ils n’avaient pas hésité une seconde à tout laisser tomber quand Prisca avait pris contact avec leurs parents. Leur père, lui, dirigeait un service médical et ne pouvait pas se libérer tout de suite, c’est pourquoi les enfants étaient partis seuls. Mais le reste de la famille devait les rejoindre dès que possible…
Romaric fut effrayé de ce qu’il avait déclenché. Il ne mesurait pas, auparavant, l’importance de l’espoir, pour ces gens. Il imaginait que les années étaient passées par là et que le souvenir du drame s’était fortement atténué. Surtout pour les jeunes générations. Même pour leurs parents, d’ailleurs, qui devaient être adolescents quand tout s’était produit.
Ils avaient longuement parlé, dans le bosquet. Les gamins auraient voulu être immédiatement dans le coup. Mais Romaric insista pour qu’ils continuent à jouer leur rôle, en ville. Il était plus important de pouvoir compter sur une aide, ici, plutôt que de se retrouver à quatre dans la nature. Ils l’avaient compris et s’étaient soumis sans discuter.
C’était d’ailleurs une qualité, chez eux, ils acceptaient l’autorité sans contester bien longtemps. Hal avait dit, un peu plus tard, qu’il reconnaissait bien là des Van Teflin et Rom n’avait pas compris que c’était un compliment.
La nouvelle la plus importante qu’ils amenaient concernait Prisca. Elle devait prendre contact avec eux par un message officiel, comme s’il venait de leur famille. Elle fixerait ainsi son jour et heure d’arrivée.
Rom décida que les garçons iraient l’accueillir au spatioport comme s’il s’agissait de leur sœur. Et Hal et lui seraient là, en soutien, s’il se passait quelque chose. Pas dans le spatioport, bien entendu, qui devait être surveillé, mais dehors.
Prisca avait eu aussi l’intelligence de dire aux garçons d’amener une carte de crédit assez remplie pour faire des achats nécessaires. Notamment les Polys. Il faudrait forcément pouvoir se déplacer.
Avant de se quitter, Rom leur avait demandé de faire un saut à Stajil, le lendemain, pour acheter un Trans en bon état et s’habituer à son pilotage. Ils devaient le laisser là-bas et revenir continuer leur comédie. Ils avaient un communicateur et préviendraient dès l’arrivée du message.
Puis Hal et lui avaient rejoint le Trans mais ne s’étaient pas beaucoup éloignés. A peine plus d’une centaine de kilomètres, dans la partie est de la forêt en bordure de laquelle se trouvait la maison. Rom aurait bien voulu aller chez lui mais ce n’était pas prudent.
Ils passèrent les jours suivants à s’entraîner, pour tuer le temps. Cette fois Hal ne protestait plus quand Romaric l’emmenait marcher durant des kilomètres. Il en avait compris l’importance et se sentait mieux, physiquement.
Et puis le bip du communicateur couina, un soir. Hal était en train de faire rôtir un petit bral. Du coup il lâcha la broche dans le feu et courut, arrivant pourtant bon second. Rom le portait déjà à la bouche.
— Oui ?
— Salut, les ostrogoths.
C’est Hal qui avait choisi ce nom…
— Salut, les petits brals ! Il y eut un rire.
— On voulait savoir comment ça allait pour vous. On se marre bien alors on vous rappellera plus tard. Disons demain vers dix-sept heures, ça marche ?
— C’est bon.
Rom coupa d’un coup de doigt et rencontra le regard de Hal. Il sourit.
— Prisca arrive demain.
— C’est pour ça que tu te marres, gamin ? J’croyais qu’c’était rien du tout, cette fille ?
— Je peux quand même être content du retour de ma cousine, surtout quand elle a été en danger pendant un bout de temps, sans qu’il faille y voir des trucs, non ? fit Rom un peu agacé.
— Ben bien sûr, tiens. J’me d’mande à quoi j’pensais…
— Quel vieil entêté tu fais !
— J’sais, c’est crispant d’avoir toujours raison. Enfin pour les aut’, parce que moi ça m’plaît assez… Bon, il ajouta en voyant que Romaric ne répondait pas, on part à la nuit ?
— Oui.
*
**
Le lendemain, une demi-heure avant l’arrivée de la navette du Fusesp, ils étaient à proximité du spatioport. Hal était installé sur Trall et Rom se tenait debout, plus loin, au coin d’un bâtiment administratif.
La navette se posa avec dix bonnes minutes d’avance mais les gamins étaient là depuis un bon moment. Ils les avaient vus s’amener tranquillement. Leurs regards s’étaient croisés sans qu’ils ne réagissent ni les uns ni les autres. Les mômes étaient de bonne race !
Rom fut étonné du nombre de voyageurs. Une bonne quarantaine, qui apparurent dans le grand hall vitré. Ils allaient par groupes de deux ou trois, regardant autour d’eux avec curiosité.
Et puis Prisca apparut, avec une fille très blonde, d’un blond platine mais Rom ne fut pas dupe. Elle était de la Famille ! Curieusement il n’avait jamais pensé qu’une fille pourrait se joindre à eux… Idiot, puisqu’il y avait bien Prisca.
Il passa la main dans ses cheveux pour signaler à Hal, qui ne voyait pas le hall, depuis sa place, que ça se passait bien pour l’instant. Il se leva lentement, s’étira et traversa la piste de terre qui jurait avec le synthébéton des bâtiments et de l’aire de réception des engins.
Du coin de l’œil il vit les frères avancer vers Prisca et l’embrasser tendrement. Ils en rajoutaient, ces couillons-là ! Heureusement ils firent la même chose à la blonde, d’un geste naturel. Des frères et sœurs qui se retrouvent.
L’air indifférent, il avançait d’un pas tranquille mais ses yeux balayaient l’espace. C’est maintenant qu’il fallait être attentif.
Rom vit Prisca regarder dans sa direction. Elle hésita un peu trop longtemps à tourner la tête et il en fut à la fois mécontent et heureux… Les frères l’entraînaient, avec la blonde, vers un Trans en stationnement au-delà de l’aire des Polys.
Il avança alors vers le Trall que Hal venait de mettre en marche.
— Tu as vu les deux salopards, ceux qui étaient habillés en navigants ? Le pilote et l’autre. C’est lui qui était avec les mecs qui sont venus chez moi.
Romaric grimpa devant, en place pilote, et regarda vers le spatioport. D’ici on avait une vue générale sur les aires de stationnement. Au fond, une navette de transport était en cours de déchargement. Une file de plates-formes glisseurs attendaient devant la porte principale de la soute.
Un immense P était peint sur l’avant de la navette. « Péral ». Il resta immobile. Rien, jusqu’ici, ne lui avait permis de mesurer l’importance, la dimension, de Péral. Il en prenait brusquement conscience !
Et en fut abasourdi. S’il avait besoin de navettes pour décharger ses marchandises, c’est qu’il avait véritablement une flotte. Il se souvint qu’on le lui avait dit mais c’était abstrait, dans sa tête. Là, cet engin énorme devant les yeux, alors que lui était assis sur le Trall, il comprit enfin contre qui il se battait.
Il n’y avait aucun espoir !
Quelques individus ne peuvent pas rivaliser contre un homme aussi puissant. Les moyens étaient disproportionnés, écrasants d’un côté, misérables de l’autre. Il ne fallait pas rêver, jamais ils ne pourraient imposer quoi que ce soit à Péral…
Au moment même où ceux à qui il avait redonné espoir débarquaient, lui le perdait définitivement ! Il se dit qu’il avait commis une folie, une impardonnable et dramatique erreur de jugement. Tout ça allait se terminer dans le sang. Il avait donné le coup de grâce à la Famille.
— Eh, tu démarres, gamin ?
Il ne répondit pas. Mit le Trall en route.
*
**
Quand il posa le Trans près de celui des frères, dans une petite vallée où ils s’étaient donné rendez-vous, il n’avait toujours pas ouvert la bouche depuis le départ. Rien ne paraissait, mais il était effondré. Il avait en vain cherché une échappatoire. Le problème restait posé, jamais Péral ne cesserait sa traque et il n’y avait aucun moyen de l’y contraindre. Il avait la fortune nécessaire pour payer des tueurs n’importe où dans le monde intérieur.
La seule solution d’avenir, les premiers survivants l’avaient trouvée : le temps. Attendre que Péral meure… En espérant qu’il resterait encore des Van Teflin quelque part.
Il ne vit pas le sourire sur les lèvres de Prisca qui se dirigeait vers lui, répondit d’un air froid à son bonjour. Elle lui présenta la fille blonde, Akra, à laquelle il n’adressa pas autre chose qu’un bonjour aussi distant.
Prisca avait l’air perdue, ne comprenait pas. Elle interrogea Hal du regard. Il répondit en haussant légèrement les épaules pour signifier son incompréhension. Le vieux se rendait compte que la jeune femme n’avait pas mérité cet accueil. Les frères, eux-mêmes, paraissaient désemparés. Romaric s’éloigna machinalement, marchant dans l’herbe basse.
— Qu’est-ce qu’il a ? fit alors Prisca, en colère maintenant.
— Sais pas, répondit Hal. Ça allait jusqu’à c’matin… C’est au spatioport. Comprends pas c’qu’il a pu voir.
— Pourquoi me faire la gueule, je ne lui ai rien fait, moi !
Hal la dévisagea et vit qu’elle était blessée, mais n’eut pas envie de la charrier.
— Il y a quelque chose de cassé ? fit Pool en approchant.
— Sûrement, lâcha Hal, mais j’sais pas quoi. J’vois pas comment l’aider.
— L’aider, l’aider, râla Prisca, comme s’il n’y avait que lui. Et nous, on ne compte pas ?
— Si, bien sûr, dit Hal doucement, mais sans lui, moi j’s’rais rien, aujourd’hui. Et vous ?
Elle eut un mouvement de colère et se dirigea vers le Trans des frères sans répondre.
Personne ne savait que faire. Ils restaient là, silencieux, immobiles.
Hal finit par se lever et alluma un feu pour faire cuire deux shases qu’ils avaient amenées. Longtemps après il porta une cuisse à Romaric, assis à l’écart, le regard dans le vide.
Ce fut un triste dîner et Hal avait honte d’accueillir Akra de cette manière. La jeune femme ne comprenait pas ce qui se passait et jetait des coups d’œil inquiets aux autres. Hal finit par lui demander d’où elle venait et comment s’étaient passées les retrouvailles avec Prisca.
La nuit tombait quand Prisca se leva brusquement et quitta les autres pour approcher de Rom, assis sur un rocher plat et bas.
Elle le regarda longuement, sans qu’il ne lève la tête. Peu à peu l’expression de colère, sur son visage, s’effaçait, remplacée par une attention soutenue. Elle avança d’un pas, tendit doucement la main gauche vers le menton de Romaric qu’elle souleva.
Puis sa main droite prit de l’élan et balança une gifle monumentale qui fit pivoter la tête de 90°…
Elle se pencha alors et posa ses lèvres sur les siennes. Longtemps elle les pressa, promenant sa bouche d’une lèvre à l’autre du jeune homme, y déposant des petits baisers maladroits et d’une infinie tendresse.
Quand elle se recula enfin, le regard de Rom accrocha le sien. Elle y lut le désespoir sans limites qui l’obsédait.
Il tendit les bras, saisit lentement sa taille et l’attira à lui pour poser la tête sur sa poitrine. Il resta comme ça, immobile…
Au bout d’un temps, qu’ils ne mesurèrent ni l’un ni l’autre, elle parla, d’une voix sourde.
— La gifle, c’était pour effacer ton accueil et la joie déçu que je m’en étais faite à l’avance. Le… enfin après, c’était la façon dont j’aurais voulu que tu me dises que tu étais heureux de me revoir.
Il mit longtemps à répondre.
— Je sais… Je l’étais.
Cette fois c’est elle qui fit :
— Je sais aussi.
Quand ils revinrent vers les Trans ils ne s’étaient rien dit de plus. Les autres étaient couchés.
Prisca s’installa dans une couchette et Romaric resta assis à la porte, le regard dans le vide, absent.