CHAPITRE PREMIER

 

 

Romaric traversa tranquillement le grand hall de la V.F.A. Il venait de livrer sa dernière cassette, avec les corrections demandées par le comité de visionnage et, cette fois, il avait l’acceptation de la direction de diffusion.

Une fille de la direction d’antenne le héla au passage. Il l’avait déjà rencontrée deux ou trois fois et obliqua vers elle en jetant un regard vers la sortie. La bulle qu’il avait commandée, en haut, n’était pas encore arrivée.

Ils bavardèrent trois ou quatre minutes et il la quittait quand Brason déboula dans le hall en se pressant.

— Oh, Rom… C’est pour toi la bulle là ?

Romaric jeta un œil au panneau près des grandes portes et identifia son numéro de compte.

— Oui, c’est pour moi.

— Écoute, ils m’ont encore collé des corrections impossibles et je dois leur rendre mon truc ce soir. Ça t’ennuie de me la laisser ?

Rom sourit. Il se mettait à la place de Brason, savait ce qu’il ressentait pour être passé souvent par là. Les auteurs de Tridi formaient un groupe guère soudé mais la crainte, toujours là, de voir refusée une histoire sur laquelle ils avaient transpiré durant des semaines créait des liens.

— Prends-la.

L’autre eut un sourire crispé.

— Ta cassette est acceptée.

Ce n’était pas vraiment une question, il devait l’avoir entendu là-haut.

— Oui.

— Veinard. Salut, à bientôt.

Il se détourna et courut vers la sortie. Romaric se dit qu’il l’appellerait le lendemain pour savoir ce qu’il en était. Aujourd’hui il était la bonne humeur faite homme ! Avant de descendre il avait fait créditer son compte et comme le niveau n’était déjà pas trop bas il commençait à taquiner l’idée d’aller se reposer dans la nature sur Pecar.

Curieux, ce besoin de retrouver la vie plutôt difficile des planètes peu civilisées. Ça devait dater de son enfance sur Stoll II. Il faudrait qu’il réalise une histoire là-dessus un jour.

A la porte, il hésita un instant à appeler une autre bulle puis se dit que plus rien ne le pressait et qu’il allait finalement rentrer chez lui par les couloirs roulants. Il s’éloignait vers un accès quand une explosion violente retentit, loin devant. Une fumée blanche commençait à s’élever sur la voie de circulation rapide qui surplombait le couloir qu’il allait prendre.

Qu’est-ce que… Mal à l’aise, il sauta directement sur le tapis rapide sans passer par l’intermédiaire. Cinq cents mètres plus loin il arriva à la hauteur de l’accident. Une bulle était écrasée sur le sol, en flammes. Un corps était étendu à plus de vingt mètres.

Brason…

Romaric pâlit et posa la main sur la rampe de sécurité. Ce n’était pas possible la… Il déglutit difficilement. Quelle secousse… sa bulle ! Bon Dieu, il avait eu chaud. Pauvre gars, Brason n’était…

Il se retourna pour regarder encore la carcasse. Un engin de la Sécurité était en train de se poser près de l’épave.

C’était tellement exceptionnel, ces accidents. Qu’est-ce qui avait pu se passer ? Décidément, il était né coiffé, c’était la…

Quelque chose se crispa en lui. Un peu comme un spectateur de sa propre pensée, il « regarda » le raisonnement qui se développait dans son crâne. Oui… c’était la troisième fois qu’il échappait à un accident en… voyons, deux ans. La première fois, c’était sur Beta de Calcea, son système de ventilation avait chauffé et fait fondre les enveloppes de conduits. Moralité : des dégagements nocifs avaient envahi son « studio », comme on disait là-bas. Le pot qu’il soit rentré très tard, ce soir-là. Il avait tout de suite senti cette sacrée odeur.

Il s’apprêtait à quitter Beta et n’avait jamais eu l’explication du service de contrôle. La deuxième fois, c’était sur Kreub où il n’était resté que trois mois. Pas pu trouver de contrat de collaboration avec la Tridi locale.

Là, c’était le repas qu’il avait commandé au service spécialisé de l’immeuble. Ça avait une sale gueule mais il l’aurait mangé si un type de la Tridi ne l’avait pas appelé. On ne fait pas attendre un visionneur de Tridi, il avait balancé le plateau dehors, aux coléons qui infestaient le ciel, là-bas.

En rentrant, il avait vu les cadavres et un mec de l’entretien lui avait dit sa fureur de voir empoisonner ces pauvres oiseaux… Il avait pensé que le plat ne devait pas être frais.

Maintenant que tout ça remontait à sa mémoire, il s’effarait de sa naïveté ! En lui, l’auteur était en train de prendre le dessus. Habitué à imaginer des histoires, des aventures, il se rendait brusquement compte que ça ne tenait pas debout.

On n’est pas victime de trois accidents de ce genre en si peu de temps sans… Les coïncidences avaient bon dos.

L’évidence lui sauta au visage. Accident mon œil, quelqu’un était en train d’essayer de le tuer, oui ! Et lui qui ne voyait rien, l’andouille. La colère qui montait fit passer curieusement le choc de ce qu’il venait de voir. Comment peut-on être aussi bête, aussi naïf ?

Maintenant son cerveau avait embrayé et tournait à toute vitesse. Il devait être salement surveillé… Encore que lorsqu’il venait à la V.F.A. il repartait généralement en bulle. Il suffisait de le voir entrer et de se tenir prêt à poser une saloperie d’explosif dans la bulle en stationnement à la station proche… Mais alors, en ce moment même… ?

Il eut la tentation de se retourner pour regarder le couloir, derrière. Non, éviter de montrer qu’il venait enfin de comprendre. Voyons, en sautant au prochain embranchement vers les quartiers sud, il pourrait encore changer cent mètres plus loin. La frousse de tout à l’heure avait disparu. Il avait un problème à résoudre et ne le reliait pas totalement à sa vie. C’était l’auteur qui réfléchissait.

Quand il se retrouva sur la voie touristique, qui contournait la ville, il était seul. Au fond, peut-être n’était-il pas suivi ? Le gars, du moins si c’était un type, attendait probablement les résultats aux infos de la Tridi, tranquillement. A ce moment de la journée il n’y en aurait pas avant une petite heure. A moins d’un bulletin spécial ? Oui, possible devant un attentat. C’était si rare.

Sans savoir pourquoi, il n’avait pas très envie d’aller à la Sécurité. Leur dire quoi ? Il ne se connaissait pas d’ennemi. Ils en déduiraient sûrement qu’il leur cachait des choses. C’est lui qui deviendrait suspect.

Seulement ça arrangerait bien les affaires de l’inconnu. Il ne fallait pas rester ici…

« Quand il faut fuir, dirige-toi vers un terrain que tu connais. »

La phrase que lui répétait parfois son grand-père, autrefois, venait de remonter à sa mémoire. Il en fut stupéfait. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas pensé au vieux Jos !

Du coup il plongea dans ses souvenirs, là-bas sur Stoll II. Il n’avait jamais eu d’autre famille que le vieux Jos qui l’avait élevé. Il était guide sur les planètes de chasse. Périodiquement, il partait pour quinze jours ou trois semaines et rentrait avec des histoires fabuleuses d’animaux extraordinaires et d’aventures fantastiques. Des histoires que Rom avait utilisées pour écrire et réaliser ses films-cassettes, d’ailleurs.

Il sourit intérieurement à la pensée de son grand-père. Un type exceptionnel, qui trouvait toujours une solution à n’importe quel problème, comme ça, sans avoir l’air de se biler ! Le jour où il avait appris sa mort sur une autre planète, tué par une saleté de bestiole, il avait pensé que le monde avait cessé d’exister.

Dans un sens c’était vrai. Il avait dix-sept ans à l’époque. C’était Zogar, un copain de son grand-père, qui était venu lui apprendre la nouvelle, dans la vieille maison qu’ils habitaient, en forêt. Il avait appris que Jos économisait depuis des années pour lui offrir des études dans une université des mondes intérieurs. Il avait pris la carte de crédit sans un mot et fait ses bagages. Plus jamais il n’était revenu sur Stoll II.

Pourtant il n’avait jamais oublié la planète de son enfance. Elle était belle, Stoll II. Peu peuplée, d’accord, mais c’était justement là son charme. Forcément, ces planètes proches des Confins n’étaient guère fréquentées. Une capitale et des petites villes. Oui, vraiment petites ! Par ici, on dirait des villages…

A la sortie de l’université il ne savait pas quoi faire. Il était tombé, par hasard, sur un type qui réalisait des films-cassettes pour la Tridi. Complètement cuit, le mec. Il avait une vieille Proceps délirante mais fabriquant des images-hologrammes d’un réalisme stupéfiant. Finalement les machines modernes étaient vachement plus perfectionnées avec leurs mémoires de décors mais pour la qualité de l’image on n’avait jamais fait mieux.

Bref, le gars était tellement imbibé qu’il ne sortait pratiquement plus de chez lui. Il avait engagé Romaric pour faire des recherches de documentations animalières. C’est là, près de « l’Éponge », comme l’appelaient ses confrères en se marrant, qu’il avait appris le métier. Il avait du talent, ce gus ! Il avait d’ailleurs réalisé quelques trucs dont les plus anciens parlaient encore avec admiration. Et pourtant, ça va vite dans ce métier de consommation de films-cassettes.

Un jour que l’Éponge était quand même sorti pour porter son dernier truc, il avait commencé à pianoter sur la console de la Proceps, faisant apparaître des paysages, des personnages, les faisant parler. Il était tellement fasciné par ce qui naissait sous ses doigts qu’il n’avait pas fait attention à l’heure. L’Éponge était brusquement apparu à côté de lui sans qu’il n’ait rien entendu. Il regardait par-dessus son épaule !

Il n’avait pas gueulé. Seulement dit : « Il est temps que je me retire, j’ai l’impression ». Le lendemain il s’en allait en laissant un mot à Romaric. Garde la Proceps. Le loyer est payé pour une semaine encore. A toi de jouer.

Rom n’avait jamais pu savoir ce qu’il était devenu. Il avait eu des remords pendant un certain temps et puis il s’était plongé dans le travail. On ne gagnait pas des fortunes à réaliser des films-cassettes mais on vit tant bien que mal et ça lui suffisait pour l’instant. Pas envie de faire la pute pour devenir un auteur célèbre. Il réalisait des histoires qui l’amusaient, jamais de commandes.

Il se secoua un peu en regardant autour de lui. On voyait au loin les installations de Brush-airport. C’est comme ça qu’il eut l’idée. En réalité, elle devait mûrir en lui depuis quelques instants. Il avait raison, le vieux Jos. Dans l’impossibilité de savoir qui voulait le descendre, s’il restait ici il y passerait à tous les coups. D’un autre côté, si on l’avait retrouvé deux fois il serait repéré, où qu’il aille.

Donc le bon raisonnement était d’attendre l’inconnu en se débrouillant pour qu’il se trahisse. Il fallait rentrer sur Stoll II, le « terrain » qu’il connaissait le mieux, où il aurait l’avantage et où l’autre serait repérable immédiatement ! Il fut tout de suite certain que c’était la bonne solution. Une solution à la Jos…

De repenser comme ça à son grand-père lui fit du bien. Il fallait même partir immédiatement, sans repasser par sa « résidence ». Quel nom pompeux on donnait par ici à ces logements exigus ! Le gars était peut-être en ce moment même en train de l’attendre là-bas. De toute façon, il ne laissait rien à quoi il tienne vraiment. A déménager tous les deux ou trois ans comme il le faisait, quand la Tridi locale commençait à se lasser de ce qu’il faisait, il n’avait jamais acheté de machine pour remplacer la Proceps. Il se bornait à en louer une.

Il descendit rapidement devant les bâtiments de Brush-airport et pénétra dans les immenses halls. C’est maintenant qu’il fallait bien réfléchir à son affaire, avant de prendre un billet de passage par le prochain Fuspace. Il alla s’asseoir dans le coin-boissons et s’isola derrière une cloison mobile. De là il pouvait voir les panneaux lumineux et cogiter tranquillement.

Par le terminal-communication du siège il résilia son logement et fit reprendre sa machine. Puis il combina un voyage complexe, faisant les réservations sous trois faux noms, aux escales les plus importantes. Pas de problème pour payer puisqu’il avait sa carte et qu’elle était suffisamment remplie. Il prétendit réserver pour un ami à chaque changement de nom et l’ordinateur, sans malice, le crut sur parole. Ça ne donnerait pas le change bien longtemps mais assez quand même pour lui laisser les dix jours de répit nécessaires.

Quand il pénétra dans la navette il était relativement calme. Sa vie prenait un sacré virage, il le savait, se demandait confusément ce que ça voulait dire.