CHAPITRE X

 

 

Deux mois passèrent. Huit longues et difficiles semaines. Le contact radio avec Zogar s’était effectué sans difficultés avec un bekar acheté loin à l’ouest, dans une petite ville minière. Mais le vieux copain de Jos était surveillé, depuis la disparition du mec que Romaric avait descendu. Plus question de se donner rendez-vous. Communiquer, oui, mais pas de rendez-vous pour l’instant.

Zogar avait peu à peu acheté des vivres et monté une combine tortueuse pour récupérer le Trall. Il avait profité d’un boulot dans le nord pour déposer le tout dans une planque et Romaric était allé chercher ça en Trans, de nuit.

Il s’était d’ailleurs taillé de justesse et avait eu de la peine à semer un Trans qui l’avait pris en chasse. Il pensait avoir réussi mais deux jours après son retour dans la grande forêt, alors qu’il patrouillait en Trall, un Trans était apparu au-dessus du lac !

Et puis un deuxième… et un troisième !

Les autres avaient repéré la région et la quadrillaient. Rom se demanda combien d’hommes Péral avait mis sur leurs traces. Il avait peu à peu perdu le moral. Ce petit jeu de cache-cache ne pourrait pas durer tellement longtemps. Bien sûr la forêt était immense, et en Trall ils avaient des chances de se tirer d’affaire mais ça rimait à quoi ?

Ils n’avaient pas de nouvelles de Prisca et Rom se faisait un sang d’encre. Il avait dit à la jeune fille de prendre contact avec Zogar, à son retour ! Aujourd’hui c’était le meilleur moyen de la faire repérer… Et pas moyen de la prévenir.

D’un autre côté, il était désormais impossible de quitter Stoll II. Le Spatioport était forcément contrôlé, on les prendrait en filature pour les supprimer accidentellement quelque part. Péral avait eu tout le temps d’organiser un réseau de surveillance.

Romaric se rendait compte qu’il était tombé dans le piège le plus efficace qui soit. Et il y avait entraîné Hal, Prisca et les membres de la Famille qu’elle ramènerait peut-être… Il était écrasé par sa responsabilité, se disait qu’il s’était conduit comme un enfant trop sûr de lui.

« Faut pas tenter de franchir un mur lisse, les mains nues », disait Jos.

Maintenant, planqués au cœur de la forêt, ils étaient en sûreté. Il était matériellement impossible de les retrouver dans ce fouillis végétal. Même les rayons de soleil ne traversaient pas l’épaisseur des branches, au-dessus de leurs têtes. Ils vivaient dans une lumière verte déprimante, à la longue. En outre l’atmosphère humide, poisseuse, était infiniment pénible à supporter.

— Vorèle de Vorèle, gronda soudain Hal, on est des chevaux, on n’est pas des bœufs !

— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ?

— J’sais pas. J’ai lu ça quelque part. C’est façon d’dire qu’y commencent à me courir le Péral à nous traquer comme des bêtes ! Où elle est notre dignité ?

Le regard de Rom dériva sur le côté, tomba sur la terre, installée plus loin. Elle ruisselait d’humidité, et la nuit c’était pire…

Pas possible… Plus possible de rester là. Il fallait partir. Partir…

Il ne sut pas comment c’était venu. Mais dans sa tête il venait de se dire qu’on les cherchait partout, sauf à Biskrand ! Quel camouflet pour Péral d’apprendre qu’ils s’étaient baladés en ville pendant que ses hommes faisaient du camping… Il avait même envie de lui envoyer un message du genre : « Tout va bien, pépé, nous amusons beaucoup. Merci de ces vacances. Signé ton Romaric. »

Ça ferait le tour de la ville. Une folie, peut être, un geste gratuit, mais dont il avait soudain besoin.

— Hé, Hal, qu’est-ce que tu dirais…

*

**

En fin d’après-midi ils partirent vers l’enclave, Rom en tête, le Poly derrière. Ils ne virent aucun Trans. D’après le réseau, le leur n’avait pas été découvert. Ils chargèrent le Trall et allèrent planquer le Poly plus loin.

A la tombée de la nuit, Rom décollait face au lac, virant au ras de l’eau en accélérant à fond pour accumuler de la vitesse. Puis il grimpa comme un fou, les propulseurs poussés au maximum. A huit mille mètres il rétablit et souffla. Ils étaient passés…

*

**

Le Trans était caché à la lisière de la forêt où se trouvait la maison. Assez loin tout de même. Hal était monté derrière Romaric sur le Trall et ils avaient débarqué en ville comme ça. Trois fois ils avaient parcouru la grande rue, presque au pas, faussement décontractés tout de même.

Ils s’étaient partagé la surveillance. Rom regardait la gauche et Hal la droite. En principe, personne ne se risquerait à les tirer en pleine rue mais…

Ils avaient envoyé le message à Péral, et là Hal n’arrêtait pas de rigoler.

Romaric regardait en face les habitants qu’ils rencontraient. Sur les visages on pouvait lire un fantastique étonnement. Il en déduisit que leur hologramme avait circulé.

Il en eut bientôt assez de cette promenade et vint stopper devant le Big Chance. Il portait un fulgurant sur la cuisse, de même que Hal. La Sécurité n’aurait rien trouvé à y redire.

Toujours une lumière aussi tamisée, à l’intérieur. Rom attendit d’y être habitué pour avancer. Il y avait du monde, la moitié des coins étaient occupés. Les leveurs-de-coude étaient là, bien entendu. Les conversations cessèrent brusquement…

Une heure après une partie de la salle était réunie autour d’eux. Hal faisait un tabac en racontant, à sa manière, comment il avait trompé Péral toute sa vie. Il avait une frite pas possible et ses histoires étaient véritablement marrantes.

Quand il en arriva à ses débuts avec Rom ce fut du délire. Il mimait les attitudes du chasseur novice, se cassait la figure, épaulait un flingue imaginaire et faisait la shase qui se sauve à tire d’aile en râlant contre ces satanés emmerdeurs qui lui ont fait louper sa sieste !

Romaric se rendit compte que même ceux qui n’avaient pas rapproché un siège écoutaient et se marraient ! A lui seul Hal en faisait davantage que lui en plusieurs semaines pour s’attirer les sympathies.

Deux bonnes heures plus tard ils se levèrent et sortirent. Il y avait encore un peu de monde dans les rues. Avant d’approcher du Trall, Rom sortit le récepteur radio qu’il avait emmené. Ils avaient piégé l’engin en le laissant en pleine lumière à côté du Big Chance.

Le voyant était au vert. Ils grimpèrent et partirent doucement. Rom choisit un itinéraire qui passait derrière les grands chantiers de bois, pas très loin de chez Zogar. Il avançait doucement et Hal n’eut aucune peine à sauter en marche, dans l’ombre. Ils avaient convenu d’aller voir Zogar si la température de la ville n’était pas trop élevée…

Romaric continua encore durant deux kilomètres avant de stopper et de revenir à pied. Ils avaient chacun un communicateur d’épaule, avec un écouteur dans l’oreille, pour la discrétion.

— Où tu es, gamin ? fit la voix de Hal, alors qu’il approchait du secteur.

— Je ne vois pas encore la maison, chuchota Romaric. Donne-moi dix bonnes minutes. Tu ne vois rien ?

— Pas la queue d’un jraal.

— La fois dernière non plus je n’avais rien vu. Fais gaffe.

Romaric fit un large détour pour aborder la baraque par l’arrière. Elle paraissait inoccupée. Il continua son circuit sans rien voir et retrouva Hal qui s’était posté plus loin de façon à couvrir l’espace s’étalant autour de chez Zogar.

— Rien ne bouge, murmura Hal. Pas là, non ?

Romaric haussa les épaules.

— Veut rien dire. Il n’est pas encore tard. L’est peut-être chez un copain. On retourne faire un tour en ville. On reviendra après.

Avec prudence ils récupérèrent le Trall et revinrent sur leurs pas, avançant très doucement.

C’est en dépassant le coin d’un grand dépôt qu’ils aperçurent les deux silhouettes titubantes. On aurait dit deux jeunes gars complètement envapés. Ils se tenaient par les épaules et riaient bêtement, le visage tourné vers le ciel.

De la plata, songea Rom, ils se sont shootés à la plata. La position de la tête, imposée par une raideur du cou, était caractéristique. Ce n’était pas une drogue dure. Plutôt classée dans les roses en raison des rêves qu’elle produisait. En revanche, les réveils étaient déplaisants. Nauséeux et épuisants. Mais où diable s’étaient-ils procuré de la plata, par ici ?

Les jeunes mecs s’étaient arrêtés, cramponnés l’un à l’autre, en voyant le Trall.

— Oh… fît celui de gauche, qui portait une combine vague, beige claire, un Toup apprivoisé !

— Y… y l’a l’air bien paisib’. P’têt’qu’on pourrait faire un tour, marmonna l’autre d’une voix brouillée… Dites, messieurs, on pourrait y faire un tour sur vot’toup ?

Rom s’était raidi. Sa main droite avait quitté les commandes pour venir s’enrouler sur la poignée du fulgurant. Il stoppa, posant le pied droit sur le sol, du côté opposé à celui des deux jeunes types. Il senti Hal, derrière lui, sortir complètement son arme et la dissimuler entre eux. Ça lui fit du bien. Ils formaient une équipe efficace désormais. Sans s’être parlé ils avaient une arme prête à cracher de chaque côté. Il se sentit mieux et s’adressa aux gars.

— Vous avez l’air pas mal chargés, les gars !

Les autres s’arrêtèrent à deux mètres, titubant légèrement d’avant en arrière.

— J’crois qu’on a forcé un peu la dose, dit le plus jeune. Tu vois bien qu’j’avais raison, Pool, l’deuxième tube il était de trop.

— L’second, corrigea celui qui portait la combine vague. Fiston, tu ferais honte au père. Tu sauras jamais t’esprimer cor… correc… tement.

L’autre se mit à rigoler, lâchant le premier pour mieux se pencher en avant.

— D’abord… Une, les parents sont pas là, ensuite, deux, y savent bien qu’j’ai quelques dif… difcultés, dit-il en tendant les doigts de sa main gauche. Mais j’suis t’un bon fils. Pas vrai, Pool, que j’…

— Des fois tu m’fais honte à pas tenir deux malheureux tubes. C’est pas digne d’la famille.

Le plus jeune avait baissé la tête et remuait un pied, l’air peu fier. Ils ne rigolaient plus maintenant. Abordaient la phase descendante de l’euphorie de la drogue.

— Regarde c’qu’y dessine, le môme, chuchota soudain la voix de Hal, dans le cou de Rom qui baissa les yeux lentement.

Le plus jeune titubait toujours mais traçait des traits dans la poussière, au milieu d’une tache de lumière venant du plus proche éclairage public.

— Quand même, fit le jeune, en relevant la tête, j’aurais bien aimé faire un tour su’l’dos de c’toup-là. Jamais j’ai eu l’occasion. Et l’jour où ça s’présente tu m’fais des histoires. Ces messieurs… eux… y sont pu aimab’qu’toi. Et pourtant y pas d’raison d’penser qu’y sont d’not’famille, pas vrai ? Hein, Pool ?

Rom avait les yeux fixés sur le sol. Le jeune gars, trébuchant venait de reculer d’un pas. On voyait des traits, dans la poussière :

V. T.

D’abord il ne comprit pas, releva le regard vers les jeunots qui souriaient béatement.

— J’espère que vous n’habitez pas trop loin, les gars, le retour pourrait être difficile.

Ils se mirent à rigoler bêtement.

— Oh ben, on aurait l’temps d’se réveiller en huit jours de Fusep.

Le plus âgé s’était déplacé un peu vers la gauche et agitait le pied, à son tour. Romaric vit naître les lettres V et T, plus vite, cette fois.

Il se raidit, sortit son fulgurant qu’il posa ostensiblement sur son genou, le doigt sur la mise à feu. Puis il fixa le plus âgé dans les yeux.

— Comment vous avez dit que vous vous appeliez, déjà, les gars ?

— On l’a pas dit, se marra le plus jeune, justement on l’a pas dit. C’est ça qu’est drôle, pas vrai, Pool ?

L’autre arborait un grand sourire niais.

— Mais père y nous dit toujours qu’on est malpolis, qu’on a pas à avoir honte d’not’nom, navflinte… Ça y est j’l’ai encore dans l’désordre, Vorèle !

Rom hocha la tête en se mettant à rire doucement.

— Vous connaissez pas un autre nom ? dit Hal, derrière.

— Sûr… not’cousine Capris… Et v’là qu’j’ai encore le désordre. C’t’une vraie maladie, ça. Paraît qu’c’est d’naissance. Nos parents y zétaient pas comme ça. Y mettaient tout dans l’bon ord’.

Une chaleur intérieure venait de monter dans la poitrine de Romaric.

— Bon, ça va, le message est passé. Vous êtes vraiment nases ou vous faites semblant ?

Pool, l’aîné, redressa la tête et Rom rencontra un regard soudain plus lucide.

— Un peu des deux. Il fallait bien prendre quelque chose pour la vraisemblance, cousin !

— Eh ben, les gamins, vous avez pas froid aux yeux, vous aut’, lâcha Hal, admiratif.

— C’est qu’on est d’bons buveurs, fit Diston en écorchant toujours les mots.

Pourtant son regard, à lui aussi, était plus clair, maintenant.

— Il faut qu’on parle tranquillement, fit Romaric.

Continuez tout droit pendant deux kilomètres, vous tomberez sur un bouquet d’arbres avec des feuilles larges comme des salades. Attendez-nous ici. On va faire un tour.

— Ça va, fit Pool en reprenant son frère par les épaules.

Rom démarra sèchement et fila vers le bout de la piste, entre les entrepôts. Puis il vira à gauche et accéléra fortement. Après un large détour il vira encore sur la large piste et cette fois fonça.

Trois minutes plus tard ils entraient dans le bosquet, planquaient la machine et s’embusquaient, arme au poing.

Les deux frères arrivèrent vingt minutes plus tard, en trottant. Ils avaient éliminé les toxines, apparemment : un record.

Ils abordèrent le bouquet d’arbres en ralentissant et s’écartant l’un de l’autre. Hal siffla légèrement et ils obliquèrent tout de suite vers lui.

— Maintenant on va parler, dit Rom en s’asseyant. Où avez-vous rencontré Prisca ?

— Sur Volab, où on habite, dit Pool.

— Le nom de tes parents ? demanda Hal en prenant la suite.