TROP, C’EST COMME PASSÉ

Et tout cela est le fruit

de ces élans non calculés du cœur et de l’esprit

d’un petit peuple qui n’a pas perdu le goût de vivre,

parce qu’il a eu la force

de garder quelques-unes de ses ILLUSIONS !

Paul Legendre

Voilà comment tout ça s’est passé. Maintenant, l’histoire est finie. Ce qui reste n’est que pour ajouter à ce qui fut déjà rapporté.

D’abord vous confesser une chose : le nom véritable de Babine fut Roger. J’ai osé changer de nom pour me permettre de colorer quelques parties du récit qui auraient manqué de teintes aux yeux de ceux qui ne l’ont pas connu.

Roger à Ti-Mac. Condamné à mourir par le temps. Ce fut le fou de mon village pendant de nombreuses années. La première fois que j’eux connaissance de sa présence mystérieuse, je devais avoir six ans ; lui, autour de soixante. Il avait dix fois mon âge. Au moment où j’écris ces lignes, j’en compte vingt-cinq. Dix fois mon âge, il aurait eu deux cent cinquante ans cette année. Mort il y a deux ans, ça lui faisait donc autour de deux cent quarante-huit ans à son décès, si on calcule bien.

Roger à Ti-Mac. Condamné à mourir par le temps. Il habitait sur la rue Saint-Pierre. Plus précisément chez Gérard Lachance, en face de chez mes parents. Parce qu’il avait besoin de quelqu’un pour s’occuper de ses affaires. Gérard et sa femme prirent sur eux de le gâter. Je le voyais partir et revenir, de nombreuses fois par jour, pour aller à ses ouvrages. Il partait branler ses Angélus, faire des commissions. Il marchait voûté, docile, soumis. Mais souriant.

À tous les automnes, Roger allait ranger sa brouette à grands manchons dans le hangar de ma grand-mère. Le temps passait, et il faisait partie des meubles. Il contenait en lui seul une partie du paysage de mon village. Mon village, son visage. Juxtaposés.

Un jour, on l’a perdu. Ce que j’ai su c’est que, vieillissant, sa condition demandait plus de soins. Aussi, Roger fut placé dans une résidence pour personnes âgées à Shawinigan. En ville. Quelques-uns osèrent s’y rendre, au début, pour le visiter. Mais on raconte que Roger ne voulait voir personne. Il criait à travers la porte barrée de sa chambre : « Me rapportez-vous à Saint-Élie ? » Puis quand on lui répondait que non, il refusait d’ouvrir. Lui qui purgeait sa peine sans fin, il en souffrait. On soupçonne qu’il ait même pensé faire revoir sa sentence devant les tribunaux. Mais il n’en avait pas les moyens. À la fin, on lui avait tout enlevé. Peut-être même écorché son bonheur inébranlable.

Devant la porte barrée de sa chambre minuscule, les visites se sont espacées, puis dispersées, puis dissipées… Sur les derniers mois, presque personne n’alla plus lui parler de son village. Il disparut de nos rues, pour bientôt voir les rues s’effacer en lui.

Dans Le Nouvelliste du 14 avril 2001, la dernière page nous annonça un Roger qui laissait dans le deuil Gérard et des feux.

— Il était pas déjà mort, lui ?

Oublié. Roger n’habitait déjà plus nos mémoires.

Quand même, il fut embaumé cinq étoiles, exposé au salon funéraire. Lui qui avait toujours pensé qu’à son tour ce serait plein parce qu’il avait toujours assisté aux funérailles des autres. Mais il n’y avait pas pensé. Les morts n’étaient pas là, seulement les vivants. Et bien peu. Trop peu.

Il était là, visage paisible et maquillé dans un cercueil aux fioritures chromées. Il avait sur le dos son veston bossu offert par Brodain Tousseur au fameux soir du trente et un décembre. Son corps avait gonflé, comme ça le fait toujours. À cause de la mort ou à cause du liquide qu’on injecte. Il bombait juste assez pour que sa peau se tende, que ses rides s’estompent. Presque beau. J’en ai même entendu un chuchoter qu’avoir su, on l’aurait fait embaumer quand on l’a eu. Hommage posthume. On est allés loin avec notre fou. On n’a pas été fins avec le fou.

Quand est venu le temps de se rendre au service, nous étions sept ou huit derrière le corbillard à attendre la marche. On patientait, mais les charrieux de tombe ne venaient pas. Il fallut que Michel Brodeur, le fils de Brodain Tousseur, se décide à enfin rentrer au salon pour s’informer. Ce qu’on lui expliqua, c’est que le cercueil était loué. Les charrieux de tombe se demandaient donc comment transporter le corps. Toujours pas pour l’enterrer dans une couverture !

Michel sortit en courant.

— Bougez pas de là !

Il alla fouiller dans le hangar du presbytère pour sauver l’affaire. Dans le barda de la shed, il mit la main sur une grande boîte de bois franc. Un coffre d’horloge grand-père aux dimensions d’un cercueil. La tête pliée sur l’épaule, Roger faisait juste à sa taille. Et on lui glissa la clé-papillon dans une main.

Porté en terre dans un trou comme les autres.

— Avoir su, on l’aurait fait creuser lui-même.

On a jeté les premières pelletées de terre sur le coffre vitré, puis le train a sifflé à Charette.

— Ah ! Il va mouiller !

Chez nous, quand on entend le train siffler à Charette, ça annonce la pluie pour le lendemain. C’est la loi de notre météorologie populaire. D’ailleurs, le fond de l’air venait de changer. La girouette avait viré de bord et le vent bourrassait si fort que les cloches sonnèrent toutes seules. Pour sûr qu’il allait pleuvoir.

Le lendemain, il n’a pas plu. Je suis allé consulter mon Pépère Eugène pour lui faire dire ce qui n’allait pas dans nos dictons prévisionnels. Ce qu’il m’a raconté, c’est que l’air change, et que tout ne tient plus.

— C’est l’air du temps. Quand on se met à oublier nos fous avant même l’heure de leur mort, quand on laisse enterrer et pourrir les horloges grand-père, c’est l’Ancien temps qui disparaît, mon p’tit homme…

Il avait encore raison.

 

***

 

Aujourd’hui, dans mon village, ce sont les temps nouveaux. Progrès, vitesse, néon, stainless. Comme s’il en fallait plus que ça en prend.

Mais je ne peux pas croire qu’on a jeté la sagesse avec l’eau du bain. Je ne peux pas penser que les fleurs ne finiront pas par faire craquer l’asphalte complètement. Je ne peux pas croire que les étoiles ne brilleront plus quand le dernier lampadaire sera éteint. Je ne peux pas croire qu’on ne retrouvera pas la vue pour refaire du ciel véritable un drapeau unanime.

Je ne peux pas croire que non. Dans mes illusions, Babine est toujours là, dans le coffre, avec la clé-papillon. Et il doit en profiter, de temps en temps, pour faire un demi-tour dans le huit. Redonner quelques instants à l’Ancien Temps. Parfois, entre chien et loup, je me surprends le tympan à entendre des tics sans tac… Et ça me fait sourire.

 

***

 

Voilà. L’histoire d’un homme qui aura vécu il y a deux cents ans jusqu’à il y a deux ans. Et peut-être que dans deux cents ans ou dans deux ans, une nouvelle légende prendra forme. Peut-être que cette fois, l’un de nous sera le personnage de la légende. Ma grand-mère disait, avec justesse, qu’on devrait se forcer pour faire en sorte que les légendes de demain soient encore plus belles que celles d’aujourd’hui.

Tout ce qui se trouve dans ces pages est environ vrai et très vérifiable. C’est vrai, et on n’est même pas obligé d’y croire. Parce que l’important, ce n’est pas d’y croire. L’important, c’est que c’est vrai.