IL FAUT SEMER LES UNS LES AUTRES
Pouce vert,
mais pouce égal !
Baptiste Lagraine
Saint-Élie de Gastro, pour être passé à travers les grandes épreuves, c’est mon village. Un village riche en fumier de langues qui fourchent, où poussent les histoires comme le chiendent. Saint-Élie de Gastro : terre de roches riches, contrairement à elles-mêmes. À preuve, cette histoire qui naît. En fait, elle ne naît pas vraiment parce qu’elle précède, en ce sens. Mais son rapport apparaît. C’est comme si les nouvelles n’existaient pas avant les bulletins. C’est fausseté. Loin d’être coulée dans le ciment, mais n’en demeure pas moins. Au contraire. Pas besoin de l’écrire pour qu’elle existe mais ça aide à se faire connaître. D’ailleurs, si on ne le dit pas, plusieurs ne le sauront jamais. Et l’ignorance étant considérée comme l’ennemi du savoir, il vaut mieux tout mettre à jour. Voilà. Je n’y comprends rien, mais j’en suis convaincu.
Il s’avère bon de noter, maintenant qu’on se connaît, que Babine avait un problème avec ses vertèbres du haut. Peut-être à cause de sa bosse, ou alors pour d’autres raisons obscures. Chose sûre, ses cervicales le privaient de souplesse et ça avait pour effet de réduire son potentiel de mouvements du cou. Pour lui, impossible de tourner la tête. Il ne pouvait que hocher devant-arrière. Que hocher oui. En plus que ses traits de figure emprisonnaient son sourire à perpète, on avait toujours l’impression qu’il agréait. Suffisait donc de lui poser la bonne question pour qu’il soit d’accord. Et quand on lui offrait une job, tel qu’il fut dit avant, il se voyait incapable de dire non. C’est ainsi qu’il écopait de toutes les besognes. Pignon sur rue, parce qu’il y traînait plus souvent qu’à son heure. Il faisait des commissions et omissions, des ouvrages de raclage et pelletage. On le faisait sonner les cloches et creuser les fosses de cimetière. Des fosses personnalisées qu’il découpait selon les clients. Et il ne s’absentait à aucun service funéraire. On le voyait à tous les décès parce qu’il se disait que le jour où son tour viendrait, ce serait plein. Docile, serviable, utile.
On comprendra que les gens qui l’employaient bénéficiaient de si peu de moyens que ce qu’ils auraient pu offrir en salaire eût été choquant. À l’unanimité tacite, dès le début, ils choisirent donc de ne pas payer les services du fou. Ainsi, à son insu, Babine se fit volontaire et bénévole. Personne ne le dédommagea jamais. Personne sauf lui. Le seul à le faire, ou à peu près. Un dénommé, si je ne m’amuse. Il provenait de Sainte-Marcelline-de-Kildare, dans la Naudière. Et bien qu’il n’usa des bons services de Babine qu’une fois l’an, il ne négligea jamais de lui verser compensation.
Son nom était Baptiste, comme dans vingt-quatre juin. De passage à tous les printemps, comme une hirondelle, pour vendre des semences aux cultivateurs, il faisait tournée dans toute la Naudière et la Mauricie. Chaque fois, il ne manquait pas de s’arrêter une journée chez nous pour offrir ses graines.
— Pommier arrivé, pommier servi !
Baptiste Lagraine Prop., de son nom enregistré. On l’entendait venir, au trot. Travailleur autonome auto-attelé, itinérant et attendu, il trimballait avec lui son gréement de promesses de fruits et légumes du jardin. Les hommes étant occupés à labourer au moment où il passait, il revenait aux femmes de négocier la graine à Baptiste. Ce qu’elles ne dédaignaient pas.
Ça devint une tradition. Au jour dit, toutes les filles, mères, tantes, sœurs, nièces, demoiselles et pouses se rassemblaient dans le stationnement de l’église pour attendre cet homme à la graine tant prisée. Distribuée en haie d’honneur, elles ouvraient le passage à ce courailleux des grands chemins. Lui qui parcourait à l’enjambée des milles de garnotte depuis tant d’années présentait une poitrine toute en muscles découpés. Toujours torse nu pour l’effet, il offrait aux yeux de ces femmes avides un teint bronzé sur silhouette robuste. Un regard perçant, comme le rocher mais au participe présent, achevait de peaufiner son charmeketing.
Une fois dételé, du centre du cercle des fermières ouvertes, il ôtait les volets de son chariot pour étaler, à la vue de toutes, son stock nouveau. Un étalage de pépins d’illusions. Il tenait en inventaire les classiques de radis, betteraves et cocognes. Toutefois, il gardait une large part de son présentoir à des expériences nouvelles, exotiques. Melons d’eau, melons miel, papermannes… Et il m’apparaît bon de vous dire que oui : nous fûmes parmi les rares habitants du parallèle à cultiver la papermanne trois couleurs en grappe. Nous fûmes parmi les rares à semer de la baloney tranchée grimpante. Ferdinand Garceau, agronome ignoré, trouva même le tour de récolter des tranches carrées de ce steak de chasse. Et tout ça, dans les règles de lard. Cent pour cent pur.
Grâce aux bonnes fournitures de Baptiste, on cultivait des rangs de patates rondes, patates pilées et patates frites. De quoi être fiers. Et même si la terre de roche gardait son cœur de pierre avare sur le légume, les habitants de mon village s’entêtait à y faire pousser de l’espoir.
— Il faut semer les uns les autres ! criait le curé.
Et le fumier se vendait à prix d’or, avec la fameuse bénédiction annuelle des tas de marde dont les souvenirs hantent mes suppositions, pendant que Baptiste entretenait la confiance en prétendant tout haut que le fruit n’est pas dans la terre ni dans la graine, mais dans la passion qu’on met à les marier ensemble.
Hommes d’affaires malgré ses apparences désinvoltes, il prétendait que si les épiciers vendent les pois au poids, il en découlait directement qu’il était dans son droit légitime de vendre sa graine à la graine. Plutôt que de négocier en sachet, il vendait donc au nombre. On voyait les clientes commander deux cent trente graines de telle sorte, ou trois cent cinquante de telle autre. Et il comptait ses miettes patiemment, une par une, avant de les remettre aux achetantes excitées.
Évidemment que pour les graines de taille convenable, ce mode en vrac ne causait pas trop de problèmes. Toutefois, quand on tombait dans la salade en feuille, ou ailleurs par là, ça se corsait. Des spores ! De la poudre ! Ça prenait donc un niaiseux pour compter ça. Et Babine entrait dans le jeu à ce moment-là. Pour faire le compte. Pendant toute la journée, il remplissait des sacs de commencements minuscules. Puis, au soir venu, en guise de merci, Baptiste lui versait son salaire. Il ne réglait pas en argent sonnant, mais lui donnait une graine d’exception. De ses tiroirs de chariot, il tirait un échantillon rare, plus souvent qu’autrement un démonstrateur que les compagnies lui fournissaient. Une année, ce fut un chapelet tout cassé. Et Babine avait semé les Ave sur le chemin ouvert par le taureau sur la montagne. Il y poussa un chemin de croix qu’on entretient encore. Des belles stations qui profitent, rendues énormes, vitrées même.
Cette fois-là qui nous concerne, Babine hérita d’une montre. Lui qui n’avait jamais vu ça : une montre de poche avec chaînette en or, une petite boussole qui change de nord à toutes les secondes, qui fait tourner en rond. Il sema sa montre tel qu’indiqué puis, à la fin de l’été, il récolta une horloge. Un meuble imposant. Un coffre de bois grand comme un cercueil, avec un cadran, des engrenages complexes, un pendule qui branle, et ce bruit de dong imprévisible.
À l’appel de ce son nouveau, tout le monde se rassembla autour du progrès. Jusque-là (et on en est quand même à la page 71), personne n’avait jamais eu l’heure au village. Et si le curé et la madame du bureau de poste possédaient leur sablier, la grande majorité continuait de se fier sur le soleil. On ne savait ni l’heure ni le jour exact. Alors malgré le fait que l’horloge ne marque pas l’heure juste, tout le monde fut bien content. Quand t’as jamais eu l’heure, ça fait bien ton affaire de l’avoir, à la bonne ou pas. Puis de toute manière, on sait bien que l’important, ce n’est pas que tout le monde connaisse la bonne heure, mais plutôt que chacun s’entende sur la même. Suffit de voir les Îles-de-la-Madeleine. Ils décalent toujours un peu. Mais ce n’est pas grave. Ils n’ont pas l’heure exacte, mais ils se fixent sur la même. Comme ça, avec une seule horloge au village, pour sûr que personne n’allait s’astiner là-dessus. Rien à craindre pour le bonheur.
Si l’heure indiquée par la patente ne fut pas remise en question, la propriété de l’instrument nourrit spontanément la controverse.
— C’est à moi !
— C’est à moi !
— Je l’ai vu le premier !
Il fallut s’en remettre au curé neuf qui, infaillible, trancha la question.
— C’est à moi !
On plaça donc l’horloge au salon du presbytère. Ainsi, comme la porte ne se barrait pas, tout le monde pourrait avoir accès à l’heure quand bon lui semble. Consolation générale qui élimina tout prétexte à la rouspette.
***
Le mécanisme slaque de cette horloge biologique n’alignait jamais deux secondes de même durée. Tic-tac-tic… tac-tic… Le temps élastic-tac. Une journée pouvait ainsi durer entre seize et trente-sept heures sans problème. On en vint rapidement à la conclusion qu’il s’agissait là d’une horloge grand-père. Elle marquait donc l’Ancien Temps.
À un moment donné, il n’y eut plus de tac pendant une semaine : tic-tic-tic. Il fut six heures trente pour sept jours en ligne. Pas grave ! De toute manière, les habitants ne travaillaient pas avant huit heures. Et le temps se laissait prendre, mou, comme les cadrans de Dali. Le forgeron découvrit même avec ce nouvel appareil que la deuxième semaine du mois de novembre dure près de trente jours. Lui qui buvait une once de gin chaque soir avait dépensé près d’un quarante onces avant que le temps ne change de semaine. Avant ça, on n’avait jamais compris que certaines bissextilités subtiles pouvaient s’infiltrer dans le calendrier d’autant de manières.
Seul désagrément : parce que le système datait, il fallait recrinquer l’horloge souventes fois par tranche de temps. À savoir à qui reviendrait la tâche ? Babine fut élu à l’automaticité et accepta d’un coup de tête. Comme un Roger Bon Temps. On lui remit donc la clé en forme de papillon en lui expliquant qu’il fallait remonter le mécanisme régulièrement. Autrement, le temps allait s’arrêter, et là, on ne compte pas les conséquences que ça engendrerait.
À partir de là, Babine passa au presbytère trois ou quatre fois par jour pour aller planter sa clé dans le trou du chiffre huit inscrit en romain. Le trou dans le VIII. Il y avait bien quelque chose qui lui échappait là-dedans, mais peu importe. Il tournait quelques tours, et voilà. L’instant filait doux, l’éternithé s’infusait en poches de Salada.
***
Un jour, une lettre sans code postal arriva au village. La madame du bureau de poste rasa de perdre connaissance devant la poche de malle aussi chargée. Mais comme le curé était à peu près le seul à savoir lire, elle en déduisit rapidement que ça lui revenait.
Cette missive venait directement de Nicolet. De la part de la nièce de notre homme en robe. Il faut d’ailleurs en profiter pour spécifier que personne ne soupçonnait le curé d’avoir, en plus de toutes ses qualités, une nièce étudiant au Collège des Petites Sœurs de l’Assomption.
Mon Oncle, je m’en viens passer ma
dernière semaine de vacances chez vous.
Et ça se signait, en lettres bien tournées : Rose. On apprendrait plus tard qu’elle portait bien son nom. Pas à cause de la fleur, mais à cause de la couleur et de ce à quoi elle fait penser.
Le curé n’eut pas le temps de faire reply pour lui dire qu’il ne voulait pas la voir, que déjà elle retontissait dans une carriole de luxe. Une voiture noire aux vitres teintées, sculptée dans un unique bout de bois d’ébène. Le vœu de pauvreté des Petites Sœurs de l’Assomption n’avait pas l’air de nuire à la flotte.
— Ah ! La petite maudite !
Sorti de chez lui avec un drap sous le bras, le curé sauta dans la diligence, enroula sa nièce dans la couverture, puis la fit monter au troisième étage du presbytère. Il la poussa dans la chambre de derrière, qui donne sur rien parce qu’elle n’a pas de fenêtre, et ferma la porte vitement.
— Bonne semaine !
Le front en sueur, il redescendit et jeta un œil au carreau. Il avait procédé assez vite pour que personne ne se doute de cette présence nouvelle chez lui. Personne ne savait, donc. Mais quelque chose que personne ne sait, à Saint-Élie de Gastro, ça s’apprend très vite. Je vous jure que la rumeur n’a pas besoin de mesurer des milles pour se rendre dans toutes les maisons. On a les tympans vifs à la captation des cachotteries.
Comme de fait : Rose ne fut pas sitôt déroulée de son drap qu’une rumeur réussit à se glisser dans une craque de brique de la chambre. Par un joint qui manquait de ciment à coltailler, un cancan, de quelques pouces seulement, s’envola pour aller butiner dans les oreilles, se nourrir de cire. Il visita les ouïes en répétant sa nouvelle.
— La nièce du curé est au troisième du presbytère.
Deux jours seulement, puis le cancan prit l’ampleur d’une nouvelle.
— Y a quelqu’un qui va visiter la nièce au troisième du presbytère.
Puis atteignit la taille d’un fait.
— Le septième ciel est rendu au troisième du presbytère.
La masturbation a beau rendre sourd tant qu’on veut, notre curé était quand même dur de la feuille. Et malgré tout, l’inévitable finit bien par lui rentrer dans l’oreille à pleine pine. Ce jour-là, la rumeur s’en venait sur la rue Principale à cinquante milles à l’heure. Le curé neuf, infaillible, donc traversant sans regarder de chaque bord, avait seulement un pas de posé dans le chemin que : BANG !
— Septième ciel au troisième !
Cette vibration sur son tympan déclencha une glande au cerveau qui stimula le transfert de synapses encéphalocrites ou quelque chose de même. Comme il fut noté dans certains exposés – et si ce n’est pas déjà fait, il doit y avoir moyen de s’arranger pour –, cet échange interne entraîne rapidement la mise en marche des muscles de la colère et de l’esprit de vengeance. Comme de fait, et à preuve que mon raisonnement se tient, le curé eut la glande défoncée et se jura de prendre le coupable. Écrasé à pleine face dans la garnotte de la rue Principale, juste au pied de la côte, il mijota représailles à la mesure de son assommage.
Pour mener sa vengeance à terme, tout prime abord, ça lui prenait un espion qui lui permettrait de découvrir l’identité du visiteur coupable. Il fit donc appel à Babine.
— Tu vas te placer dans le buisson. Cache-toi. Grouille pas.
Il indiquait du doigt la touffe d’arbres. Un arbuste ancêtre de ce que l’on voit comme la haie d’aujourd’hui, et qui ne représentait alors qu’un ramassis de branches mêlées. Une haie donnée, en guise de cadeau, à son prédécesseur.
— Tiens-toi dans le fourré. Si jamais quelqu’un vient z’au presbytère pendant mon absence, tu le suivras jusque chez lui quand z’il repartira. Pour me z’indiquer de qui z’il s’agit, tu marqueras z’un « X » sur la porte de za maison. Comme ça, je pourrai le retracer.
Babine rayonnait. De se voir offrir une mission secrète, ça lui remontait l’estime jusque dans la gorge. Il souriait.
— Pourquoi savoir qui ?
— Pour lui faire une surprise, Babine ! Une belle surprise !
En plus que le curé neuf ne cumulait pas de surprises depuis sa livraison, ça donnait une raison supplémentaire à Babine d’être content de la complicité. Comme de fait, fidèle au poste dans sa vigie subtile, il surveilla dès lors toutes les allées et venues. Fiable. Il ne bougeait pas d’un poil.
Au soir venu, vers neuf heures et quart, pendant l’absence de la soutane, une ombre se profila le long du mur du presbytère. La silhouette pénétra dans la maison. Les marches craquèrent jusqu’au troisième étage, le petit lit craqua, et les escaliers décraquèrent. Pendant ce laps de bruit, le cœur de Babine amplifiait de pompe. Il entrevoyait avec bonheur ce moment où le curé le féliciterait pour sa mission accomplie. Ça s’en venait. Suffisait que le visiteur inconnu retourne chez lui. Suffisait de ne pas en perdre la trace.
Le personnage mystérieux ressortit au bout de quelques minutes. Babine suivit l’ombre, comme une ombre. À bonne distance, pour ne pas être repéré et briser la surprise. Il poursuivit ces contours flous par les détours nets que prenait le flagrant. La côte de l’église, puis la rue Saint-Denis. À droite sur Saint-Paul, un retour par l’île-aux-Têtes, jusqu’à la fourche qui donne sur le quatrième rang. Le suspect sombre filait, notre filature demeurait à ses trousses… Pour sûr, et je vous comprends, que vous voulez savoir qui c’était. Toutefois, vous comprendrez qu’étant donné la situation, je me vois dans l’obligation de ne pas vous l’identifier. Seul indice que je me permettrai : il restait dans le quatrième rang.
Une fois sa proie rentrée, Babine s’approcha du domicile, sortit son couteau, et traça un « X » sur le bois de la porte. Ensuite, fier de son travail, le délateur détala. Il retroussa ses manches et rebroussa chemin. Au pas accordé sur le sien, jusque chez lui. En route, réfléchissant, il se disait que la surprise allait faire plaisir. Aussi, il pensait que tout le monde serait bien heureux de recevoir une surprise du curé neuf. Et lui qui en faisait si rarement, ça ne nuirait pas à l’appréciation de son ministère. Autant en profiter. Ce n’était pas pour quelques « X » de plus… Puis ainsi de suite.
***
Le lendemain matin, quand le curé neuf déambula par les rues, il compta soixante-quatre « X » sur les portes. Impossible ! Des marques incriminantes sur des maisons de gens bien propres de leur réputation, loin d’être découcheux. Trois douzaines de coupables, alors qu’il s’était absenté moins d’une heure. Mathématiquement impensable. Et si même les mathématiques n’y pensaient pas, il fallait déduire que Babine avait mal assimilé les instructions.
Devant la tournure des événements, l’oncle étourdi décida de monter lui-même la garde aux honneurs de la logeuse du troisième. Comme il ne restait que deux jours aux vacances de la nièce, il suffisait de ne plus quitter le fort avant qu’elle ne soit partie. Sa présence en permanence : personne n’oserait venir pousser la bavure sous son nez.
Installé dans son salon stratégique, il se mit donc en veille et attendit. Assis dans son missel, la chaise berçante sur les genoux. Le premier soir, rien ne se passa. Seul Babine entrait, à intervalles approximatifs, pour crinquer l’horloge.
La surveillance du dernier soir fut interrompue par un appel au mourant.
— Ça peut pas z’attendre ?
Ça mourait tout de suite. Le curé se vit donc dans l’obligation de s’absenter pour un moment. Il résolut d’accélérer les choses s’il s’avérait que ça flâne dans les couloirs de la mort. Il attela sa jument, tira en flèche vers la scène du drame.
Aussitôt le sacrement en route, par un adon du maudit, le fou débarqua au presbytère pour remonter le mécanisme temporel. Il entra, planta sa clé dans le trou du huit, fit quelques tours. Sur le point de s’en retourner, il entendit un bruit qui le retint. Plus qu’un bruit : une petite voix d’ange. Venant du ciel, ou du plafond au minimum, un doux murmure chantant osa une question.
— C’est vous ?
Babine s’immobilisa déstabilisé. Jamais rien entendu de pareil. « C’est vous ? » Pour la première fois de sa vie qu’on lui demandait ça. D’ailleurs, il ne fut pas brûlé pourpoint de la réponse. « C’est vous ? » Hésitation. Puis en y songeant mieux, il se sentit bel et bien lui-même. On est d’ailleurs très rarement pas soi. « C’est vous ? » Il en conclut que oui, il l’était. Certitude. Et il attendit la reprise du piège à convictions pour mieux s’y laisser attraper.
— C’est vous ?
— Oui !
Comme un mot de passe. Trois lettres qui suffirent à entraîner un petit gant blanc dans une lente chute à travers le trou de l’escalier.
Une fine dentelle de neige,
qui plana tout en douceur,
qui voleta en se berçant,
pour s’écrouler sur la première marche
au bas de la suite.
Babine, le cœur sur la main et l’inverse, chaviré par cette avalanche timide, s’approcha du gant pour le ramasser. Il se pencha, le cueillit, se releva. Déjà, un deuxième gant se posait sur la cinquième marche. Il se repencha, se releva, qu’encore il y en avait un nouveau sur la neuvième marche, puis sur la douzième, et encore… À croire qu’une pieuvre vivait là-haut.
Le fou récolta ce rang de doigtés jusqu’à atteindre le troisième étage, là où il fut attiré dans une chambre obscure. Noirceur et bruits de maison vide. De petits bras fins et une haleine douce entraînèrent Babine dans une danse incroyable. Lui qui n’imaginait jamais plus loin que les yeux, il planta sa propre clé dans un trou de huit chaleureux. Il valsa, se laissant porter jusqu’à ce qu’une secousse le saisisse dans le dos. Ce fut une vibration longue, insistante, qui lui ébranla la colonne comme un Richter en convulsion. Un zigonnage agréable, vertébral, viscéral qui grimpait jusqu’en haut de son dos, puis revenait en bas, pour remonter plus encore et taper dans sa bosse. Il se sentait comme électrifié dans le bon sens. Alternatif. Peu s’en fut qu’il ne se mette à allumer dans le noir comme une luciole branchée sur le 110. Il était aveuglant, amoureux frissonnant comme une grande glaciation.
De peu que l’éternité se serait jetée là-dedans. N’eut été les légers pas du curé neuf en état de grasse (trois cent vingt-cinq livres) sur la galerie. Et la réalité fracassa la friction. Déjà que l’impromptu tournait la poignée de la porte de la cuisine. Babine sauta dans ses culottes, dévala les escaliers en attachant sa chemise. La tête comme un d’sour de bras, il tomba face au curé. Le clapet de la flaille encore à mi-chemin.
— Je savais que cela z’était toi !
Le lendemain matin, la nièce fut déposée sur diligence prioritaire sans adresse de retour. Affranchie suffisamment. Puis on n’en entendit plus jamais parler ailleurs que dans les rumeurs minantes et ruminantes.
Évidemment qu’on reconduisit le coupable à la grande pénitence. Cette fois-ci, le comité opta pour la crucifixion ! À partir des matériaux de la vieille potence, on patenta une croix où il manquait un bras, comme un « L » à tête en bas. Babine s’y trouva vissé par les extrémités. Non pas fixé les bras ouverts, mais plié en deux, les mains ensemble, comme un beau midi et quart sur l’horloge de bois.
Le curé neuf annonça bibliquement ce soir-là que les portes du presbytère porteraient dorénavant barrures. Du coup, l’horloge ne servant plus à rien, on la laissa s’arrêter lentement. À la fin, on l’entreposa dans le hangar de la Fabrique, parmi le barda des bébelles inutiles.
— Pardonnez l’heure car ils ne savent pas ce qu’ils font !