UNE POUTRE DANS L’ŒIL DU CURÉ NEUF

On voit ce qu’on espère.

On voit à la mesure de son espérance.

Christian Bobin

Saint-Élie de Klondike, la ruée larvaire, la suée vers l’autre, à bras-le-corps et ruant dans les brancards, c’est mon village. Un dépouillement souhaité et palpable, parce que si on avait tout, aucun rêve ne tiendrait. Comme les écrans chargés ne laissent place à aucune imagination. Mais la nôtre gît blanche et s’offre à chaque idée, sans égard à la couleur. Saint-Élie de Klondike : toujours frais peint. Et comme les améliorations sensibles viennent aisément et sans reproche, ce curé neuf que nous avait offert l’Évêché pétait des scores. On nous avait shippé ça suite à la perte du précédent. De première classe ! Un curé de rêve. Un sac de peau énorme et suant comme une outre mal étanche, avec la raie des cheveux toujours droite et rassurante. Aride comme un tempérament de désert, mais combien égal à ce qu’on nous prédisait.

— On va vous ré-enligner le Paradis !

Depuis cette nouveauté aux gouvernes des âmes, on n’avait jamais vu autant de condamnations en si peu de temps. À part ça que tout se tient. Puis à Saint-Élie, ça va de même : quand la paroisse s’amuse, les dîmes gonflent, les indulgences rapportent. Comme si le plaisir faisait que plus t’as de fun, plus t’es prêt à payer pour en avoir plus. Plus. Plus. Plus. On virait dans le positif comme jamais auparavant. Un boum œcuménique extraordinaire.

Pas à redire. La Fabrique roulait des affaires d’or. Puis tous en profitaient. Évidemment qu’il y en avait toujours pour se plaindre puis prétendre que notre berger abusait, mais la plupart s’accordaient pour dire que valait mieux fermer sa gueule. De peur de se voir soi-même un jour condamné. Parce qu’on ne savait pas. L’avenir appartient à ces choses-là qui conservent toujours du futur incertain. Puis le jour où on manquerait notre coup puis qu’on tuerait Babine pour de vrai, ça risquait bien de prendre un remplaçant. C’est comme une dope, les châtiments. Le monde s’habitue, puis vient un stade dans la dépendance qui fait qu’on ne peut plus s’en priver. Ce n’est pas comme changer de poste à la tévé. Les condamnations, tu t’attaches à ça. La mort, ça fait partie de la vie.

Le curé avait ça de particulier, outre ses manières drastiques et sa raie droite, de toujours regarder le ciel. Ça aussi, ça participait à calmer bien des angoisses. On ne nous avait rien annoncé de ce côté-là, mais ça s’ajoutait comme un bel extra. Un curé qui miroite en l’air, ça donne l’impression qu’il rouvre le chemin, qu’il s’oriente sur le bon bord. Puis comme on sait que les paroissiens risquent fort bien d’emprunter le sentier battu de leur défricheur céleste, ça rassurait de le savoir le nez en l’air. Il ne regardait jamais personne parce que trop occupé à tracer une route au firmament. Venait le temps de lui parler qu’il ne daignait même pas vous enligner. Toujours les scrutes en l’air. Des fois, il ne répondait même pas quand on lui posait une question. Comme s’il nous ignorait, alors qu’en fait, il travaillait pour nous autres. Il ne se laissait pas déconcentrer. Ça montrait la profondeur de sa détermination. Pieux. Jusque dans le cœur. Il poussait le zèle jusqu’à lever le nez même à l’intérieur, comme s’il avait été capable d’observer à travers le plafond.

On en compte pas le nombre de journées complètes où il resta entier à s’effouerrer sur la galerie du presbytère, les prunelles perdues dans les nuages. Les passants se risquaient parfois à lui envoyer la main pour le tester, alors qu’on savait bien qu’il ne voyait ni ne saluait jamais parce qu’occupé ailleurs. Le ciel, et que ça !

Par sa tenue altière, avec ou sans s’en rendre compte, il gardait ses yeux hors de portée. En effet, personne n’eut le loisir de lui découvrir les oculaires avant longtemps. Il se mirait en l’air, puis tout ce qu’on percevait de sa face, c’étaient ses deux trous de narines bénites et béantes. Depuis le début que ça se prolongeait. Mais l’éternité fit le hoquet.

 

***

 

— Y a quelque chose qui cloche, qu’a dit le bedeau.

Comme de fait, la rumeur rapporta un jour que notre desservant déclignait. Il se rebaissait le caquet. Tellement que quelqu’un en vint à vois ses cernes et ses blancs de mirettes injectés de sang. On entreprit de commander le docteur Cossette à la consulte volante. Il ne tarda pas.

Le diagnostic fut posé et développé en double, mat, avec bordure blanche : « Dans son presbyte, le curé devient myope ».

À cause de sa vue qui raccourcissait, il ne pouvait plus focusser sur les voies de la voûte. D’où son retour à zieuter bas, avec une larme dans le coin de la paupière.

Sans y penser, toute cette tristesse du chef-d’œil raté s’incrusta dans les émotions générales. La paroisse devrait dorénavant fonctionner à tâtons sur les pavés d’intentions. On imagine l’effet de panique, le découragement à devoir surprendre l’œil magique devenir court de vue et passer de longues minutes à parler aux statues. Le retracer en train de se perdre dans le cimetière, à virer en rond sur lui-même. Une pitié à voir. Un curé neuf, et déjà flétri.

Vous comprendrez que la population ne pouvait pas laisser faire ça sans sévir. Un curé sourd, on avait pris l’habitude avec l’ancien. Mais un curé cécitant, ça dépassait la capacité d’absorption. Lui qui se voulait chef de file, ça lui prenait ses radars. À force de hasard, il nous entraînerait tous dans le noir.

Pour se défouler, et parce que ça fait du bien aux convictions d’attaquer l’autre plutôt que le soi, le curé fit croire que la cause de cette décrépitude résidait en la personne de Babine. Il l’accusa formellement d’être le diable en intérim et de faire subir ses fautes à l’ensemble de la chrétienté.

— Vous voyez ! Si la paroisse souffre, c’est que le péché z’y règne. C’est pas sa faute, z’à ce pauvre fou, mais z’il faut le débarrasser du maléfice. Si la bête l’habite, purgeons-le par l’épreuve !

Babine avait le dos large, je vous jure. Et très long aussi, ça s’entend pour cause de bosse. Ça s’empila une fois de plus sur son lot de malheurs. On obligea formellement le fou à redonner au curé l’accès au ciel. Qu’il rallonge sa vue ou rapproche le dôme, mais qu’il fasse en sorte que le sky-opener reprenne ses fonctions.

Plutôt que de penser à fabriquer des lunettes comme n’importe qui l’aurait fait, la seule issue possible apparaissant à Babine se résumait à celle de descendre le ciel d’un brin. Comme de fait, par un jour où le ciel chargé ployait plus bas qu’à son habitude, le fou fut rapide à la gâchette. Il se tira tôt du lit pendant que tout le monde ronflait encore. Il courut au village, pénétra dans l’église. Il passa par le jubé et délogea les pigeons encore dormants lorsqu’il fit irruption dans le clocher. Il reprit cette route verticale qu’il connaissait maintenant et aboutit sur la pointe du clocher. À bout de bras, il tâta l’aurore, saisit un coin du ciel et le tira à lui. Il en remplit ses poches, redescendit en douce, puis eut le temps de regagner la maison avant même que le coq ne bronche. Revenu chez lui, il nettoya ces bribes cueillies d’azur pour leur redonner leurs teintes de bleu naturel. Quelques morceaux de nuages suivaient encore, attachés à leur mer.

Une fois nettoyé le paquet, il l’introduisit dans la machine à filer de sa mère. Une fine laine céleste fut fabriquée sous peu, sous pli. Il en prit une extrémité puis, en cachette, tricota. Avant même d’avoir eu le temps de s’en faire, il refit pour le curé un beau petit bout de ciel clair. Un carreauté sans prétention, seulement quatre pièces cousues de fils blancs. Une couverture à quatre carreaux avec des traces de nuages bien disposés, comme des fleurs lisses autour des coutures croisées blanches.

 

***

 

Il reprit la route du village. Sur le haut de l’hêtre suprême qui agonisait dans la cour du presbytère, à portée de toute vue, il accrocha sa couverture de laine. Comme un drapeau inventé, un bout de ciel battait maintenant l’air devant la fenêtre.

Le curé renoua, tout placebo, avec sa mine d’aplomb. Sous le charme d’une illusion, il reprit le rythme de ses journées à n’avoir d’yeux que pour son ciel-de-lys. Et il ne fut pas le seul à admirer l’ouvrage. Ça devint un rendez-vous que de faire un détour par la galerie du presbytère pour jeter un œil sur ce substitut. Un accès nouveau à la bonne route du Paradis retrouvé. Une mappe d’au-delà dont les visiteurs de l’extérieur s’inspiraient pour se donner eux-mêmes leur ciel particulier. Comme une traînée de pourde, de villages en villages, on vit d’ailleurs se fixer aux mats des cartes du ciel. Aujourd’hui, à la grandeur du territoire, on compte des milliers de ciels bleus fleuris blanc arborés en fier.

 

***

 

Dans les jours qui suivirent, pour bien démontrer l’efficacité de l’exorcisme, le curé fit croire à de l’eau bénite. Il trempa son micro dans de l’huile bouillante et aspergea Babine qui cria de douleur. Comme le diable réagissait encore en son corps, on crut bon de le reconduire à une condamnation par écartèlement. On attela vaches, poules et cochons à toutes les prises de sa corpulence. Ça dura quelques heures où il fut tiraillé sous les encouragements d’une foule rugissante.

 

***

 

L’histoire n’avance plus. Pas de nouvelles, hormis tous ces pavillons battant aux moindres brises patriotiques. Ma grand-mère, quant à elle, croyait qu’on finirait bien par retrouver la vue. Que le ciel reprendrait un jour son statut de seul véritable drapeau.