AILLEURS
L’homme chanceux,
c’est celui qui s’invente
un endroit à trouver…
Yves Thériault
Saint-Élie de Canon, qui se défendit de l’invasion par la bouche de ses refrains, c’est mon village. Un siège de cet écho lointain qui vous habite jusqu’au bout du monde. Enveloppant comme une mélodie de mère berçante dont les notes se croisent sans heurt. Saint-Élie de Canon : un accord signé. Et si la paix impose son lot de sacrifices vocaux, on trouve toujours une miséricorde pour s’en occuper. Babine fut celui qui paya cher le bonheur des autres.
Après toutes ces condamnations accumulées, on comprend bien que notre fou avait l’amour propre lessivé. La nouvelle de son départ récolta une réaction générale.
— Va voir ailleurs !
— C’est où, Ailleurs ?
— C’est par là !
Chez nous, ça fonctionnait ainsi : tu montres la lune, le fou regarde le doigt. Tu montres le doigt, le fou regarde le soleil. Et ce matin-là où Babine décida de se lancer, on lui indiqua l’Est en précisant que c’était loin, mais que ça promettait grand. Il ramassa quelques cossins dans un sac de toile. Il siffla son chien et s’orienta le capot vers le levant.
Quelques jours qu’il mijotait depuis qu’on lui en avait soufflé mot, et Ailleurs avait pris des proportions paradisiaques. Il concevait Ailleurs comme un village de contes. Un patelin parfait. Ailleurs… Saint-Ailleurs de Canon, peut-être. Lui qui n’était jamais sorti de l’alentour restreint, voilà qu’il foulait le chemin de l’utopie. Ses suyiers neufs dans les pieds, ses divagues à l’âme menaient le pas. Il traversa le village pour une dernière fois, le cap à l’Est.
Il passa bientôt la traque de Charette, puis continua vers Saint-Barnabé-Nord. Toujours par là, riant, pour une vie nouvelle. Il fantasmait les habitants de Saint-Ailleurs de Canon, tout de plaisir vêtus, habillés en bonheur deux pièces, de la tête aux pieds. Surtout, il croyait marcher vers un monde où chacun serait un et pas moins. Une place où il ferait partie du tout, où on le prendrait pour autre chose que rien. Enfin, une manière de renouer avec sa première personne du singulier.
Puis il tenait bon. Il passa le rang de la Grande Rivière, traversa Yamachiche. Toujours par là, sans dévier d’un degré…
***
Arrivé au soir, il n’avait encore déniché aucune pancarte affichant sa destination où quelque non similaire. Il pensa en lui-même que la route s’allongeait plus que prévu. Et en même temps qu’il craignait d’avoir manqué une fourche, il se consolait que plus ça allait être loin, plus il aurait le loisir de se faire de l’idée. Moins il arriverait à destination et plus le rêve resterait intact longtemps. Avec un peu de chance, il pourrait inventer en inventorier mentalement tous les petits racoins de sa nouvelle ville. Plus c’est loin, et plus on voit grand.
La nuit lui tomba dans les jambes. Fatigué, il franchit le fossé pour se racotiller en petite boule dans les herbes hautes. Il se déchaussa, se fit une tranche de pain beurrée de misère. Avant de s’endormir, il prit soin de vérifier que ses suyiers soient bien en place. Pour se rappeler là où il allait, il les stationna pointant vers l’Est. Comme ça, dès le réveil, il partirait de l’avant. Ça lui éviterait les détours. La tête sur son baluchon, son chien couché le long de son dos, Babine marcha pieds nus sur le chemin des songes. Ses suyiers restèrent éveillés, toujours à l’affût de la visée de demain.