LE DRESSEUR DE VENT
Si le Bon Dieu était pas obligé de le faire, le monde,
il était encore moins obligé de le faire de même.
Antonine Maillet
Saint-Élie de Garçon, où l’on se connaît par son petit nom, se reconnaît par celui de son père et se salue pour ne pas l’oublier, c’est mon village. Un village où il faudrait à mon père dix mains pour répondre à tout le monde qui lui en envoie une. Saint-Élie de Garçon : où l’on est toujours le fils de son père. D’ailleurs, et ça n’a rien à voir, mais je suis entièrement d’accord avec vous sur le fait que certaines affaires ne devraient peut-être pas être mentionnées. Le problème, c’est juste que si on en coupe trop, on ne comprendra plus toute l’histoire. Comme ça, donc, je prends sur moi de dire autant que je peux, puis vous pouvez choisir de lire ou non certains extraits. Ce qui nous intéresse ici est d’ailleurs beaucoup plus ce qui est dit que ce qui est tu.
Certains signes ne trompant pas (je me demande toujours lesquels), le vieux curé ne passa pas l’hiver. Et contrairement à ce qu’on pourrait croire d’emblée, il ne mourut pas de frette, mais bien de chaleur. Selon toutes les hypothèses que tendent à soutenir les rumeurs, il brûla avec l’église de bois d’avant celle-là. Les cloches de feu sonnèrent dans la nuit d’hiver d’un tintement clair qui réveilla les chaudières des habitants. La fournaise étira la langue trop loin, l’église fut réduite en cendres que le vent emporta comme une montagne de souvenirs en pourde. Ne restait plus, de tous ces moments partagés dans la voûte de petites planches, que des braises chaudes et fumantes. Le curé y fut consumé, croyait-on, car depuis la nuit de ce grand feu, on ne l’a plus revu. Puis l’Évêché nous consola avec un curé neuf, bien repassé, sans un pli sur la soutane. Il arriva sur le pouce, s’installant dans notre village sans clocher, comme un capitaine sur un bateau sans voile. Mais l’idée germa vite et trouva preneurs : le chantier de construction de l’église actuelle se mit en train l’été même. En corvées organisées, les bras donnèrent nerfs à la tâche. Chacun y allant de son talent, inutile de le dire. Les récits de bâtissage d’églises en ont assez raconté à ce sujet sans que j’en rajoute.
Régulièrement, pour l’occuper entre deux raclées, on cédait à Babine les ouvrages les plus ardus. Pour ne pas qu’il perde le tour. Pour se le garder dégourdi. Et comme ses droits étaient croches, on abusait du privilège d’en profiter. Chaque chapitre amenant avec lui son lot de sueurs, je vous jure qu’il n’avait pas le temps d’ankyloser. On se le conservait remuant. Quand c’était dur et gratuit, ça lui revenait de droit. Ou de gauche. Ou des deux côtés, mais ça lui revenait. Sur la gueule, de toute manière.
Au moment venu, après la construction de l’église, de grimper en l’air pour installer la girouette, ce fut l’homme exprès. Un beau coq de cuivre béni sur la broche, luisant au soleil. Le forgeron Riopel avait sculpté son poulet depuis des semaines, se donnant une belle excuse pour ne rien faire de trop forçant. Évidemment que les attentes étaient grandes, mais, enfin, il dévoilerait son œuvre-à-la-coq après la cérémonie officielle du coupage de ruban. Ensuite, pour se divertir, on procéderait à l’ascension de Babine, chargé de l’empalement. Pour se rendre d’à terre jusqu’aux cloches, pas de problème. Rien qu’à grimper par le jubé jusqu’aux échelles à l’intérieur, ensuite dans le grenier, puis encore plus haut, pour déboucher dans la nacelle des cloches. Le plus agréable, ce serait la portion à parcourir pour se monter de là jusqu’au pic tout en haut. Sans corde, sans gants. Sur la tôle glissante de la partie la plus forte de la pente. Juste assez pour créer le suspense.
Comme de fait, le curé neuf annonça la cascade prévue. Les adeptes restés devant l’église suivirent l’escalade du regard, en vertige à l’envers. Babine montait depuis quelques bonnes minutes, le coq accroché au cou. Il glissait parfois, pour laisser échapper un « Oh ! » à la foule contre-plongée.
— Vas-y, Babine !
En l’air, on le voyait tout petit. La girouette avait des allures d’un moustique. Babine, bien que loin en haut, entendait les cris du bas. Ça lui montait aux oreilles juste assez fort. Ça l’encourageait. Mais il fallait se contrôler, pour éviter de déraper.
Quand finalement Babine atteignit le zénith, il enroula le bras autour de la partie la plus fine de la pointe clochère. Posant le coq debout sur la tige, il regarda l’horizon et se sentir rendu. Là. Il y avait du ciel partout, jusqu’à lui. Du ciel comme ce n’était pas permis d’en voir dans deux seuls yeux. De l’azur tout le tour de la tête. Un front bleu. Les spectateurs criaient toujours, en bas, mais les paroles manquaient de force. Rien n’arrivait plus à le rejoindre ci-haut perché. Il tenait dans son bec un nuage.
— Tu le pogneras comme il faut !
Ça lui effleura l’esprit. Il n’y avait pas pensé avant mais ça lui revenait. Quand on lui avait expliqué sa mission avant de le laisser filer en l’air, on lui avait commandé de visser de toutes ses forces. Il en avait déduit que le coq risquait de s’envoler. Il serra donc la pine plus fort dans sa main. S’enlignant sur le trou, il fit pivoter la girouette sur son point d’équilibre. Un demi-tour seulement. Puis il hésita, mais ne tourna plus. Dans sa tête à lui, il se rassurait ainsi en pensant que si cet oiseau de fer s’envolait, il n’emporterait pas l’église avec lui. On avait mis tant de tant de temps à crever pour ériger le temple. S’il fallait qu’un simple battement d’ailes du coq, parce que trop vissé, emporte tout l’ouvrage d’un coup. Non ! Valait mieux prévoir. On a vu trop de cathédrales partir en catimini, trop de monuments disparaître sur la pointe des pieds. Notre église resterait. Le demi-tour était joué.
Sur ces réflexions, Babine perdit son appui et coula tout le long du clocher. Avec l’élan, il ne put s’arrêter à temps sur la frise. Projeté dans le vide, pas loin de soixante pieds. Il entendait l’assistance qui applaudissait. Par chance pour sa santé, un coin de ses pantalons se coinça dans la canne de la statue qui habite la niche de la façade. Soixante pieds en courant, ça se fait bien, mais soixante pieds en tombant en pleine face dans la garnotte, ça fait beaucoup moins de jaloux. Il pendait donc en l’air, sauf. Les gens riaient, en redemandaient.
Au bout de quelques minutes, déjà ennuyée de le voir ne rien faire, pas même se débattre, la foule se dispersa. Quelques-uns espérèrent encore un peu, lui lancèrent des roches pour le faire paniquer. Mais il se balançait tranquille, un sourire pendu aux lèvres. Alors les derniers partirent un à un, retournèrent à leurs moutons. Il fallut attendre la nuit pour que le tissu déchire et que Babine s’écrase par terre. Mais il n’y eut personne pour apprécier le saut de cet ange.
***
La construction de l’église, je ne le répéterai pas, employa les forces de chacun. Pendant des mois, en vagues de quarts et âmes, chacun y mit du sien. Enfin, avec la girouette posée ce dimanche, c’était la cerise sur le Sunday. Toutes les ressources naturelles et surnaturelles ayant été épuisées dans l’érection du monument, on voyait enfin le bout de la lumière. Pour la girouette, pénurie obligeant, il avait fallu faire fondre jusqu’aux balles de fusil pour s’inventer suffisamment de métal. Enfin, après tant d’incertitudes, le curé neuf jouissait du nécessaire pour reprendre le rythme des messes paroissiales sous son toit flambant neuf. Enfin, mais pas pour longtemps.
Évidemment qu’avec la girouette vissaillée trop peu, ça n’allait pas tourner rondement. Comme de fait, dans la journée qui suivit, le vent vira de bord. Ce fut donc chose faite que le coq se libéra, s’esquiva dans une rafale. Instantanément, l’œuvre du village redevint inutilisable parce qu’il s’ensuivit que sans son église complète jusqu’en haut, le curé neuf se refusa d’officier. Pour lui, un pic sans coq n’annonçait pas mieux qu’une salle de bingo. Aussi, il s’abstiendrait de célébrer tant et aussi longtemps qu’on en remettrait pas de chapon en place.
On s’empressa d’aller demander au forgeron de cuisiner un nouveau poulet, mais il s’excusa en avouant avoir épuisé ses matières premières jusqu’à la dernière. Ne lui restait plus rien pour en faire un autre. Hormis quelques clous, et le strict minimum pour répondre aux réparations d’outils et de ferrage, l’inventaire frôlait le vide. La prochaine livraison ne viendrait pas avant le printemps suivant. Aussi, rendus à l’automne que nous étions, le curé neuf laissa se développer la rumeur selon laquelle l’église resterait fermée jusqu’à la fonte des neiges, jusqu’au prochain arrivage.
Déjà six mois que la quotidienneté dominicale branlait dans le manche à cause du grand feu. Si en plus on ajoutait six mois à l’agenda, ça finirait bien par prendre les allures d’un an sans pratique domiciliaire. Un an à se revaucher sur les messes des localités avoisinantes. Ça grichait des dents et des gencives. Se passer de messes un hiver complet ? On ne tiendrait pas le coup. Le sort de mon village commençait à sentir mauvais. Le mois des morts sans célébration ! Et Noël sans messe ! On n’osait même pas y penser. Noël noir ! Qu’il faudrait en plus aller s’humilier à l’extérieur alors qu’on venait de terminer notre cathédrale, la plus belle de la région. À qui la faute ?
***
Plutôt que de le condamner sur le coup, on lui mit sur le dos de retrouver quelques bribes métalliques afin de rassembler suffisamment de matériel pour créer une nouvelle girouette. Quand on lui présenta la mission, il tendit spontanément son ruine-babine, comme pour montrer que le métal des petites hanches suffirait peut-être à redonner au vent sa direction.
— C’est pas un poussin qu’on veut !
Ça en prendrait plus. Beaucoup plus. Les accusations portaient lourd, et Babine n’avait pas plus de métal que personne d’autre. Puis les jours qui suivirent n’apportèrent pas clé à l’impasse. Cette fois-ci, quand bien même on avait un coupable, il n’apparaissait aucun dénouement possible. Comme un problème bien cerné, sans solution ni mélange. Début décembre, l’église était toujours fermée, sans couronne. Noël s’en venait, nu-tête.
Babine, à l’insu et à contrecœur, décida finalement de consulter à nouveau le livre de recettes magiques de sa mère. Depuis cette histoire d’amour où les conséquences avaient été terribles, il avait résolu de ne plus s’y laisser ensorceler. La veille de Noël, pourtant, il passa outre les hésitations et interdictions.
Il feuilleta le grimoire jusqu’aux pages latines. De toute manière, comme il ne savait pas lire, ç’aurait même pu être de l’anglais que ça n’aurait fait aucune différence. Il rassembla sur la table de la cuisine quelques ingrédients domestiques et une belle dinde de Noël. Il posa un chaudron sur le feu, puis procéda à une mixture étrange. Mélasse et pieds de cocognes, couennes de pommes et pépins de cochon. Surtout, beaucoup d’espérance. Et il ajouta une canne de pourde sur laquelle il était marqué : BAUXITE.
Le tout brassé, ça se mit à bouillir. Babine surveillait sa recette de près. Comme un alchimiste de pourde en or, il attendit les résultats de sa cuisson. Et ça mijota. Pendant des heures. Sans arrêt. Bientôt, la concoction prit des teintes rougeâtres, puis grisâtres dans l’âtre. Une potion argentée. À ce moment, il versa son liquide dans un moule à gâteau. Dans le temps de le dire, il empoigna sa dinde par les pattes et la sauça dans son jus métallique.
***
Au soir du vingt-quatre décembre, tous les gens se massèrent sur le perron de l’église. Le monde avait pris la décision de fêter dans leur propre village. Et si les portes ne s’ouvraient pas, ils attendraient dehors. Pour sûr que personne n’irait s’abaisser jusqu’à célébrer la grand-messe chez les voisins. L’humiliation puis la diarrhée, ça fait partie de ces choses-là qu’on préfère purger dans le confort de chez-soi.
Et le miracle se produisit. À minuit pile, des lueurs au clocher firent tourner les têtes en l’air. Babine était là. Jouqué sur la crête, avec une dinde chromée à la main. Il tenait une brillance comme jamais. On aurait cru voir l’étoile des Mages en personne. Les gens applaudirent, et les portes grincèrent. Sous la protection de la girouette neuve, ce fut la plus belle des messes de minuit à vie et l’église fut pleine au bouchon.
Quand vint le temps de chanter la gloire, tout le monde se leva, torse bombé, pour entonner d’un même souffle. Babine, du fond de la nef neuve, cria de toutes ses forces, au dernier refrain.
— GLORY ALÉLUMINIUM !
Puis on le condamna une fois de plus, pour outrage à la naissance. Si je ne me trompe pas, ce fut la chaise électrique. Pour suivre la mode. On n’avait pas le courant, alors on s’inventa une chaise à l’huile. Un vieux set de méchouï amanché sur une chaise berçante. L’équivalent d’électrocuter un homme sur une batterie neuf volts. Au bout de trois jours de vent nordet, le maire du village voisin vint demander clémence parce que ça sentait la dinde rôtie jusque chez lui. De toute manière, il était assez mort pour cette fois-ci.