LA PINTE DE LAIT
Saint-Élie de Carton, gossé à même la vaste forêt mauricienne, c’est mon village. D’ici où la pitoune illettrée se cordait serrée pour s’entamer un destin pulpeux de papier gazette et de cartes topographiques. Des journaux qu’on nous livrait avec délai pour s’assurer de conserver le retard dans les nouvelles. Des mappes qu’on nous revendait les yeux baissés parce qu’on n’y retrouvait même pas inscrit notre nom : Saint-Élie de Carton. Un patelin dessiné à grands traits sur une époque où l’obligation d’un fou partout se lisait dans les Lois du Colon. Parce qu’à force de manger de la misère, t’as la digestion déréglée et l’agressivité qui retrousse. Et ce n’est pas vrai que l’autrefois n’amenait que des festins de Noël sur la table. Le petit Jésus ne naissait pas tous les jours, et les tablées quotidiennes portaient souvent à roter creux.
Manger de la misère ! Ce beurre noir fabriqué à base de gales et autres rejets de corps servi sur du pain sec à fréquence de trois menoums par jours, je vous jure que ça jouait assez rapidement sur le système nerveux. Dont le gros nerf du cou qui en fait partie. Et quand les spasmes involontaires se rapprochaient et empêchaient son homme de bien fonctionner, il fallait procéder à l’évacuation du trop-plein par une bonne claque sur la gueule. La main d’un bon habitant retrouvant tout le confort souhaité sur la joue d’un fou, ça faisait l’affaire d’en avoir un toujours prêt à être livré. On vous le déposait sur la galerie. Suffisait d’ouvrir la porte puis de lui en envoyer une bonne. CLAQUE ! Ça vous ré-enlignait le paroissien pour une couple de semaines.
Babine subissait donc la volée sous prétexte de soupape et en souriant. Régulièrement, depuis son tout début. Toujours désagréable à l’œil nu, il s’offrait comme une proie facile à fesser sincèrement. À sept ans, la laideur de Babine s’amplifiait tant que sa mère ne le laissait plus sortir le dimanche à cause des vidanges. C’est d’ailleurs à cet âge que Babine fut condamné à tort pour la première fois de sa vie. La mort, et ce fut une jurisprudence. La suite allait suivre, pour le bien de la légende.
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Génétiquement lette, avec sa mousse en-dessous des bras, il commença tôt à sentir mauvais. Encore pubère, et déjà certains maires paranoïaques des alentours le considéraient comme une arme bactériologique. Comme Babine présentait peu d’aptitudes pour les études et que la maîtresse avait dédain, il fut rapidement remis en liberté. On le laissa vaquer à rien, à s’inventer des jeux solitaires, à jouer avec lui. Et je ne parle pas de jouer avec lui dans le sens qu’on pourrait penser, mais plutôt dans le sens de s’amuser avec lui-même et personne d’autre. Il en profitait pourtant quand les enfants de son âge prenaient congé pour partager sa liberté avec eux. Il passait alors son temps à les regarder s’inventer des jeux. Les épiant, il souriait encore plus. Comme si le bonheur des autres améliorait le sien.
Il ne s’embarquait pas, parce qu’on ne lui en donnait pas le droit, mais il se déridait par procuration, en voyeur. Et ça lui prenait si peu que, petit à petit, son sourire sincère s’agrandit encore et se fit une place majoritaire et définitive dans sa surface. Inscrit là, en permanence dans ses traits et ses rides trop jeunes. Juste à s’imaginer…
Quelquefois seulement il participa aux amusements lors des parties de cachette. Pourtant, même si tous savaient où il se trouvait, on finissait toujours par ne pas l’esbailler. On ne prenait même pas la peine de le chercher. Il aurait attendu derrière la corde de bois du presbytère une semaine, qu’on ne se serait aperçu de rien. Peut-être qu’on aurait fini par le fendre pour le jeter dans le poêle. Même chose pour la tague, qu’on ne lui donna qu’une fois. Si heureux, qu’il la conserva pour lui pendant des années.
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Un mardi matin, jour du laitier, il assistait de loin à une partie de marles. Installés en plein milieu de la rue principale, les écoliers se lançaient quelques allées de bisbilles en attendant la cloche de la maîtresse. Babine, de son côté, se cachait dans la touffe d’arbres du presbytère pour espionner le plaisir.
À un moment donné, et je ne sais d’ailleurs pas pourquoi ceci se retrouve dans l’histoire, ce fut un des enfants qui s’écarta du groupe pour courir vers la maison du curé. Il frôla la cachette du jeune fou, puis grimpa d’un bond les marches de la galerie du presbytère. L’enfant pressé frappa à la porte, puis attendit qu’on lui ouvre en sautillant. Ses sautillages se transformèrent bientôt en pliages, et il n’en put plus. Il dézippa ses culottes rapidement et, la bedaine en avant, il s’enligna dans le goulot de la bouteille de lait vide du curé. Cette bouteille, mise là en attente d’être échangée pour une pleine par le laitier, se remplit. L’enfant refermetura l’éclair en vitesse puis déguerpit.
Habitué au laitier du mardi, qui cognait toujours pour annoncer son passage, le curé ouvrit sans faire attention et ramassa sa bouteille. De retour dans la rue, l’auteur du mauvais coup entraîna toute sa troupe à la hâte vers l’école. La cloche venait de sonner.
Les temps que la bande de marleaux s’efface, puis le curé fit claquer la porte en sortant. Il se percha sur le perron en crachant. Première chose qu’il vit : Babine, couché dans la touffe, à rire. Comme un fou. Le curé ne lui laissa même pas le temps de marmonner. Pas d’excuse, pas d’explication. À sept ans, il fut condamné à mort sur-le-champ, pour la première fois de sa vie.
On procéda par peloton d’exécution. Pas de fusils, mais des pierres. Des tireux de roches, alignés devant un Babine ligoté au tronc de l’hêtre suprême qui agonisait dans la cour du presbytère. Les projectiles le frappèrent durant une bonne heure, jusqu’au sang, dans les parties les plus tendres. Il ne cria point. D’exclamation, mais point tout de même. Puis, on le relâcha en croyait qu’il était assez mort pour cette fois-ci.