PAR LA PEAU DES FESSES

Pour que le rêve devienne ruralité !

Festival Graines d’automne

Saint-Élie de Castor, ni pour les cinq cennes, ni pour les dents longues, ni pour la queue plate, c’est mon village. Saint-Élie de Castor : qui vous ronge quand il vous manque. D’ailleurs, un des gros problèmes en ce qui a trait au manque, c’est la lacune. Ça ne laisse pas de trace, mais ça fait défaut. Comme dans tous les milieux ruraux. Il faut y vivre pour s’en rendre compte. Côté culturel, entre autres. Les villes regorgent de manifestations artistiques dans tous les domaines, alors que les coins en dehors restent en plan. Et ça ne date pas d’hier. Depuis les débuts, les localités éloignées doivent s’organiser par elles-mêmes pour s’offrir un accès à des événements quelconques. J’en connais plein qui s’y mettent d’épaule et de roue, un peu partout, pour renouer le pacte entre nature et culture.

Par chance que chez nous, ils eurent l’idée de la peine de mort. C’était capital. Ça nous prenait un divertissement pour passer à travers la lacune. Très tôt, dans notre histoire, se mit en place une cohorte à but non lucratif ayant pour mission de condamner souvent. Et pour éviter les dénombrements, il fut décidé d’un turc, à savoir qu’on exécuterait toujours la même tête-de-truc. Plutôt que de s’évertuer à chercher des persécutés en permanence et d’en venir à ce que tout le monde y passe, on préférait renouveler les modes d’extinction. Du coup, ça ajoutait un peu à la variété. Parce qu’on a beau changer de pendu à chaque fois, la corde devient vite lassante. En changeant de méthode, on s’assurait donc de ne pas user le modeste public.

Moi, bien évidemment, je n’ai pas connu ça. Mais reste que oui, ce fut. Puis pour moi, même si je n’ai pas connu, le fait de savoir que ce fut, c’est bien en masse. Les témoignages l’assurent, leur assurance en témoigne. C’est donc dire, si vous voyez ce que je veux…

Babine contribua à sa façon à l’essor culturel. Chaque fois son tour, sans rechigner. Il se prêta tout entier à la bonne marche des manifestations régulières. Les circonstances allant toujours contre lui, qui de mieux comme coupable. Toujours, tout était contre lui : la chance, les gens, la météo. Il choisissait de sortir que déjà le ciel s’obscurissait. Et on ne se tannait pas. Plus ça allait, et plus les gens lui en voulaient.

Il s’acquitta de ses tâches cent fois remises. En souriant. Et c’est ce sourire, toujours incrusté dans sa face, même devant la mort, qui permit au malheur d’insister. La faute à Babine : une accoutumance.

 

***

 

Cet hiver-là, la sorcière du village tricota comme jamais. Elle usa jusqu’à ses antennes de télé pour faire mailles. Puis si tout le monde réussit à passer à travers le cataclysme, ce fut grâce à elle. La mère à Babine, avec ses talents d’artisane, tricotant comme une araignée, s’inventa de la laine avec les poils de chats, les cheveux et les barbes, les poils de d’sour de bras, puis encore. Le fil à retordre, la laine d’acier, le poil de la bête, tout fut récupéré. À la fin, mission accomplie, les mains, cous, pieds et têtes de la paroisse trouvèrent tous respectivement refuge dans les gants, foulards, chaussons et tuques de la bonne femme. Quand vint le temps de faire des mitaines au maire, elle était rendue à filer sa laine avec de la mousse de nombril{2}. Notre élu avait les mains au chaud. Pour ce tour de farce, la sorcière, on lui devait une fière chandelle par les deux bouts.

Cet hiver-là où il fit tant frette, notre vieux curé démontra des symptômes d’âge. On lui remarqua dès octobre une fragilité nouvelle devant les hoquets climatiques. Il endura en serrant les dents, mais ne manqua pas de se plaindre quand la bave lui dégelait. Miséricorde criante. On le voyait renfrogné sur lui-même, les mains plantées au fond des poches. L’étole enroulée autour du cou, juste pour dire s’il en sortait encore un bout de tête pour murmurer les bénissages légèrement. Et par réflexe seulement. L’hiver s’allongeait, et le curé en menait de moins en moins large. Non pas qu’il était feluette, mais l’âge et le gel ne font jamais bon ménage.

Vint le carême qui se pointa la face. Pendant ces quelques jours, le maire fit pénitence en prêtant ses mitaines en mousse de nombril au vieux curé.

— J’vous les prête jusqu’à Pâques.

Au chaud, les doigts de la personne regagnèrent de leur souplesse. Fier comme un pou sur son épaule, le curé reprit à qui mieux-mieux. Les signes de croix fusèrent dans tous les sens. Gymnastique mystique à tour de bras, jusqu’à s’en dérincher les épaules. Il lançait des « T » winter-proof à tout vent, comme pour combler un déficit spirituel accumulé. On aurait dit les choses redevenues. La promesse de Pâques ne s’en voyait qu’améliorée. Le curé semblait ressuscité d’entre les gelés.

Le frette n’avait pas cassé encore, puis un matin de messe ordinaire, on apprit que le curé venait de perdre ses paluches empruntées. Il avait donné toute sa messe les mains dans les poches. Le découragement acheva de démolir les bouts demeurés intacts malgré les privations de la paroisse. En plus que le carême tirait à sa faim : les forces manquèrent. La fête de Pâques avec un curé sans bras, ça scrapait toute chance de revie.

— Ça doit être la faute à Babine, pensa Spontanément.

En délégation, sans se faire prier, ils allèrent rencontrer le fautif.

— Là, à cause de toi, le vieux a perdu ses mitaines. Il va falloir que tu les retrouves…

Aucune réaction. Mais Babine se demandait pourquoi lui, à mains nues, se voyait accusé de la perte des moufles du curé. Peu importe.

— L’important, c’est pas que tu comprennes. L’important c’est que t’écoutes !

— On le sait, nous z’autres !

Alors le fou prit sur lui de retracer les laines de son berger. Il siffla son chien sans rouspéter, puis il prit le chemin avec les autres vers le presbytère.

 

***

 

Babine n’était pas grand-chose. Presque rien. Mais ça ne le dérangeait pas. Quand on est rien, on n’a même pas de quoi pour s’en rendre compte. Le peu qu’il était, il le partagea quand même pendant quelques années avec un meilleur ami de l’homme. Lui qui faisait fi de chien pour la balance, il s’était trouvé un minimal de compagnie.

— On a toujours un plus petit que soi !

Le chien du fou, c’était un croisement de bâtard tacheté dont les racines de race remontaient à la Genèse. Assez haut sur pattes pour ne pas se mouiller la bedaine. Un compagnon docile, pas jappeux sauf en cas, qui ne décollait jamais de son maître. Sympathie réciproque, toujours l’un dans l’ombre de l’autre, la queue entre les deux jambes. Ce chien-là servait souvent de point de contact entre les habitants puis le fou.

— Salut bon chien !

Puis c’est Babine qui envoyait la main. Lance la balle, puis le fou se faisait un devoir de la rapporter si son meilleur ami ne la courait pas.

Ce bâtard-là avait ceci de particulier que son odorat pouvait sniffer juste. Il avait appris, de Babine et de sa mère, à prêter attention à tout ce qui sent. Même à dix kilomètres à la ronde. D’ailleurs, pour les objets perdus, il n’était pas égalé ni galeux. Il avait rapporté de nombreux égarements. Il suffisait de lui offrir à sentir une chose reliée à ce qu’il fallait retracer pour que, le temps de le dire, il vous le ramène. À croire qu’il volait lui-même les affaires. Il avait retrouvé plusieurs chapeaux perdus par les jours de grand vent, deux sacoches, et encore. On lui faisait renâcler les chevaux drette sur la tête, il vous ramenait l’attelage. On lui faisait renifler un utérus, il retrouvait le bébé. Ou l’inverse. Assez surprenant, parfois même un peu déroutant pour l’ADN. Un peu à la mode des douaniers d’aujourd’hui, dans les aéroports. Un chien de douanes à l’époque des canots volants. À quelques différences, sans plus. Cette fois-là, entre autres…

 

***

 

La troupe arrivait au presbytère. Le curé vint ouvrir. Trois, quatre entrèrent en dedans, tenant Babine par le chignon du cou, par la bosse. Ils le tenaient, pour montrer leur supériorité, pour faire semblant qu’ils avaient eu à réussir alors que Babine n’avait eu qu’à échouer, simplement.

— Laissez-moi c’te chien-là dehors !

Mais il fallait le laisser rentrer.

— Il va vous sentir les mains, m’sieur l’curé, puis il va vous les rapporter au pif.

Ils expliquèrent au vieux qui, de bonne foi, tendit les bras longs. Il présenta ses paumes blanches devant le museau. La truffe huma en masse, comme pour imprégner son cerveau de l’odeur rare de ces mains si propres. Quand il eut assez aspiré, le chien fut inspiré. On sortit sur la galerie puis Babine grogna pour lui dire de partir. L’ami de l’homme déguerpit en trottant. Comme si ce n’était pas assez rapide, le forgeron qui passait par là l’embraya d’une vitesse plus haute. Un bon coup de pied dans le derrière, ça accéléra les affaires. Au détour du chemin, le bout de la queue disparut. Les gars attendirent un peu, croyant qu’il livrerait en trente minutes. Ils choisirent bien vite de rentrer au chaud dans le presbytère, en prenant soin de laisser Babine dehors…

— Tu le siffleras de temps en temps pour qu’il se grouille le cul !

Au grand vent, toujours, Babine faisait le piquet sur la galerie. De temps en temps, il y en avait un qui jetait un œil menaçant par la fenêtre. Au bout d’une heure, le chien ne revenait pas.

— Où c’est qu’il est ton rat ? S’il retrouve pas les mitaines, fie-toi sur moi que m’as le retrouver ce chien-là !

Il avait dit ça en chuchotant avec des accents assez forts pour faire croire que la menace était réelle. Babine ne bronchait toujours pas, pour éviter de perdre sa chaleur. Confiant, il scrutait les alentours à travers les larmes de ses yeux trop soufflés. La tête cachée dans les épaules, il espérait le retour de son renifleux.

Le temps passa lentement. Comme si le niveau de congélation ralentissait la circulation du sablier. Du même coup, Babine se sentait les pattes engourdir un peu.

— Quand le coq chantera, tu m’auras reniflé trois fois !

Après la nuit, le jour est revenu. Ce fut très rassurant. On prend ça pour acquis, mais on oublie parfois d’envisager l’effet d’une nuit qu’aucun jour ne suivrait. Comme quoi c’est bien incroyable que tout pourrait surviendre. L’aube, donc, redonna un regain de vie à Babine. Durant la nuit, il s’était permis de figurer plein d’affaires. Il en était venu à se dire que ce pauvre pitou-là faisait bien de ne pas revenir s’il ne trouvait pas les mitaines. C’était aussi bien comme ça. Il l’avait imaginé revenant bredouille. Pour sûr, c’est avec son poil à lui qu’on aurait fabriqué de nouvelles mitaines au curé. Son pauvre chien ! Tout nu, dans le frette… Il l’avait même cru gelé, mort dans un banc de neige, pendant que les bénédictions de sa fourrure réchaufferaient les cœurs durs. Aussi, il pensait que peut-être son chien n’avait pas bien senti les mains du curé. La nuit et le jour, selon l’espoir. Babine craignait le pire. À moins soixante degrés, tout de même, il gardait son sang froid.

 

***

 

Au bout de deux nuits et trois semaines, comme quoi rien n’est acquis encore, les menaces se firent plus graves. On parlait de fabriquer des mitaines de cuir au curé.

— M’as t’arracher la peau des fesses !

Puis Pâques s’en venait toujours, au fil d’attente. Babine était convaincu que si le fidèle compagnon ne ramenait pas son dû, on lui taillerait son propre derrière au Vendredi saint pour être sûr que le curé puisse donner son sermon à l’aise.

Comme de fait. À l’avant-veille du grand jour, on fit entrer Babine sur la fin de l’après-midi. (Pour avoir le temps de lui dégeler les chairs.) Sur les entrefaites, le boucher arriva avec son assortiment de coutellerie, puis demanda à ce qu’on couche Babine à plat-ventre sur la table de cuisine. Une affaire de rien, puis le fou fut déculotté. Le boucher s’élança, étampa deux bonnes claques sur les foufounes tendres. Quelques secondes seulement puis la marque des mains rougit sur la peau. La trace des mains, comme des patrons à suivre sur un tissu rose. Il suffisait de découper suivant la forme des empreintes. Ne resterait plus ensuite qu’à coudre ça ensemble pour faire des mitaines de secours.

Babine ne braillait pas. De glace. Il souriait figé. Sa respiration même n’avait pas changé. Et au moment où le boucher allait pour faire une première entaille, ça gratta sur la porte. Rien d’acquis, mais quand même certains éléments de conte assez tenaces, dont cette tendance à tout faire arriver au dernier moment.

— Qu’est-cé que c’est ça ?

— Montez-lui ses culottes, faut pas que personne voie ça !

Le curé ne fit qu’entrouvrir. Le chien de Babine se faufila dans l’entrebâillement de la porte, la queue branlante, tout heureux d’avoir accompli sa tâche. Il tenait son butin dans la gueule. Il s’avança au centre de l’assemblée, puis, au pied de la soutane, il posa sa trouvaille.

 

***

 

Aucune erreur : le chien avait bien senti les mains du curé. Il avait retrouvé… à l’odeur. Son retard ? C’était le juste retard des choses. Peut-être qu’il avait eu de la misère à rentrer dans l’école. Le chien avait rapporté au curé les bobettes de la maîtresse. Drôle de lien d’odeur. Il y a des affaires de même qui s’expliquent de moins en moins, quand on y pense.

Comme récompense, et pour cause, Babine fut condamné à mort. Sur le coup de l’émotion, le curé ne pensa même pas à ses mitaines en peau de fesses. Tout ce qui l’occupait tourna en persécution. Cette fois-là, si je ne me trompe pas, ils l’ont rependu. Chance ou malchance ? La corde a recassé.