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Nous étions perdus aux confins du monde

car nous savions déjà que voyager,

c’est avant tout changer de chair.

« Ici c’est l’envers des choses… »

Antoine de Saint-Exupéry

Saint-Élie de Carbone, copie conforme de lui-même, c’est mon village. Comme un miroir poli qui réfléchit franchement, sans se prendre pour une fenêtre. Saint-Élie de Carbone : égal à lui-même. Et si certaines illusions dépassent l’entendement, le village vous replace vite la réalité à la bonne place. Pour se consoler d’une légende aride, par exemple, certains racontèrent que Babine serait devenu beau à un moment de son existence. Une rencontre avec des lutins ou quelque magie comme ça qui aurait débouché en métamorphose agréable. Des fabulations pures et simples, à dire le vrai. Loin de moi l’intention de vous décevoir, mais il faut malheureusement apprendre à ne pas vous fier à tout ce qu’on vous dit. La vérité, je la tiens et vous l’offre. Parce que je n’ai pas l’habitude de mentir. Et si je m’enfarge de temps à autre, faut simplement savoir que c’est pour mieux me le faire raconter encore.

D’abord, précisons que Babine ne fut jamais beau en tant que tel et en temps de vie. Il fut moins pire, peut-être, mais je n’irais pas au-delà de ça. Il changea d’une iotette, mais pas trop pour qu’on ne le reconnaisse plus. Si un bout de sa corporence devint belle, ce fut peut-être seulement par le dedans. Dans sa manière d’aborder le monde, s’il en fut. Dans ses yeux, ça s’améliora. Mais la réalité ne s’en transforma pas pour autant. Parce que ce n’est pas le monde qui change, mais seulement, parfois, l’idée qu’on peut s’en faire.

Cette métamorphose légère s’opéra pendant le voyage de Babine vers Ailleurs. Alors qu’il dormait le long du fossé et qu’aucun rêve n’arrivait à déloger celui de son village inventé, un homme ressemblant étrangement à Ésimésac Gélinas vint essayer ses suyiers. Sans se donner la peine de les replacer. Et les suyiers retombèrent dans la direction inverse de la destination souhaitée. Au petit matin du lendemain, Babine se rechaussa et prit le bord suivant ses semelles. Étrangement, pour la première fois de sa vie, il remarqua que le soleil se levait à l’opposé de l’habitude. Mais il marcha sans s’en faire. Il en avait vu d’autres.

Il traversa Yamachiche, passa le rang de la Grande Rivière. Toujours par là, sans dévier d’un degré. Il continua vers Saint-Barnabé-Nord, il passa bientôt la traque de Charette. Puis il tenait bon. Et il fut récompensé.

Après une deuxième journée de marche, il découvrit un village annoncé sur aucune pancarte. Enfin, rendu Ailleurs. Il se bomba le torse, monta son stress jusqu’au rouge. Le trac est la première trace de la proximité d’un rêve. Et Babine craignait de devoir se contenter d’un idéal plus petit que prévu. Un bonheur ambigu l’habitait. Partagé entre la hâte et la peur. Parce que découvrir une chose, c’est en même temps rencontrer ce qu’elle n’est pas. Puis un rêve renferme toujours une grande partie de ce qu’il ne contient pas. Ça ne tient pas dans la logique, mais le cœur s’en ressent.

Babine posa le pied dans les frontières d’Ailleurs. Il fut soulagé devant la première maison qu’il vit sur sa droite : identique à celle d’Ephrem Pellerin. Ouf ! Au moins, le choc culturel ne serait pas trop grand. Il fila son chemin jusque sur la rue Principale, semblable en tout point à celle de sa natale. Il y croisa même une Quincaillerie Gendron avec une Diane Gendron qui envoyait la main dans la vitrine. Pareil comme chez lui. Il descendit la côte et reconnut une roulotte à patates frites comme celle d’Arthur, puis rencontra M’sieur Brodain Tousseur en train de pêcher sur son perron. Il poussa le pas jusqu’au bout, où il découvrit une maison copiée-collée de la sienne. Enfin rendu ! Il s’installa dans son Ailleurs inventé comme un homme usé, mais tout le monde devina qu’il revenait dans son vieil Ici comme un homme neuf.