IL FAUT PRENDRE LE TAUREAU PAR LES CONTES

L’amour a p’t-être des beaux yeux

Mais est pas aveugle pantoute.

Yvan Bienvenue

Saint-Élie de Klaxon, une bande de criards qui s’en font une légende, de la rumeur, c’est mon village. Un patelin amplifié qui s’étend entre les branches. Saint-Élie de Klaxon : exagéré et surprenant. À preuve – et je vous dis ça avant de l’oublier – cet accord signé dans des bureaux éloignés d’un gouvernement quelconque au moment même où Babine naissait, et qui visait l’octroi à mon village d’un soleil flambant neuf. Tous les services arrivaient en même temps. La vie fait souvent comme ça. Tout, ou rien. Mais en même temps. Au début de l’histoire, on jouissait donc d’un fou et d’un soleil.

Seulement que trois-quatre maisons dans cet embryon de campement, quelques colons courageux puis, malgré le prix que ça coûtait en huile à chauffage, le soleil brillait. Un petit soleil nouveau-né. Si jeune, encore, qu’il ne se réveillait même pas par lui-même le matin. Il fallait aller le quérir à Saint-Barnabé-Nord, avec une charrette, à l’aube. Un soleil naissant, qui se couchait très tôt le soir, qui devait faire sa sieste l’après-midi. Les journées restaient courtes, mais on en prenait soin. Quand même il n’aurait relui que quelques minutes par jour, ça faisait tellement plaisir de voir la lumière que personne ne pensait à se plaindre.

Au premier matin du monde, par chez nous, le coq crut bon de s’étouffer avec sa pastille ! Le torse bombé, il prétendit dans la basse-cour que c’était lui qui avait décroché le soleil. Le maire fit de même en clamant bien haut que c’était lui. Le forgeron, que c’était lui. Tout le monde, que c’était lui. Le curé trancha, comme à son habitude en cas de litige, et avoua que c’était lui.

Mais quelques mois plus tard, et on ne s’en occupait déjà plus. C’était comme s’il avait toujours été là. Comme un lustre de plafond de château qu’on oublie de regarder. Puis le village a grandi. Comme son soleil. Comme son fou.

 

***

 

Babine était si repoussant que jamais encore, même rendu à l’âge majeur, il n’avait senti l’effet d’un regard de femme sur lui. Pour lui, l’amour et ses effets appartenaient à cette sorte de choses accessibles qu’aux autres. Et puis on en parle tant, de l’amour. Le curé en faisait un sujet de prédication dans ses sermons, les chansons ne se répondaient que sur cette note. Tant et si bien que le sevré de penchant finit par s’informer aux gens du village.

— L’amour ?

— Ah ! Ça…, lui répondait-on freudiennement.

Ce fut Brodain Tousseur qui en vint à compatir avec le fou. Un moment où il fut seul avec lui, il expliqua tout, comme il le sentait.

— L’amour, mon Babine, c’est un frisson dans la colonne vertébrale. Tu vas voir, tu vas le sentir. Si jamais ça te pogne, ça va te branler à partir du bas du dos, ça va te faire vibrer jusque dans la tête. L’amour, Babine, c’est un chatouillage vertical à double sens.

L’hiver suivant, comme il le fallait bien, il fit un frette sous la barre du seuil. Un hiver à vous péter les dents dans la gueule au moindre sourire externe. Pas de flocons, mais des mottes. Ça vous tombait sur le pays comme des galettes d’un pied. En décembre, déjà, il fallait chercher le clocher de l’église avec une perche dans les montagnes blanches. Tant frette que certains perdirent leur goutte de mercure dans le thermomètre et ne la retrouvèrent jamais. Mais vous le savez déjà.

Par un mardi matin, Babine sortit sur son perron pour cueillir sa pinte de lait congelé, comme tiré d’une vache polaire. Un courant d’air proportionnel à l’air ambiant lui pénétra dans la queue de chemise et déclencha un réflexe de son système électrique. Un frisson le prit, au-dessus de la fesse. Pas un ébranlement à vous disloquer l’échine, mais quand même un, et suffisamment présent.

Babine, à la colonne vertébrale en zigzag, avait à moitié peur des effets de l’amour. À ce moment-là, pourtant, il saisit que ses effets n’étaient qu’un doux massage, qu’une réaction d’hormones sympathiques. L’évidence aux yeux, il en déduisit net-frette-sec que l’hiver était l’amour. Et l’inverse.

À partir de ce soubresaut, et pour des mois à venir, il fut pris d’amour givré. En caleçons thermos, il semblait ne pas geler. Il se garrochait dans les bancs de neige, qu’on ne savait jamais à quel moment il allait ressoudre. Les enfants étaient morts de peur à l’idée de l’amoureux émergeant devant leur traîne sauvage. Amoureux fou, par-dessus la tête. Par chance que ça ne dura qu’un hiver. L’été suivant, à la canicule de la fin juillet, Babine apprit à ses dépens et plaisirs que l’amour pouvait frapper. Même en chaleur.

Il en eut connaissance lors du passage du « Cirque de Mônia » au village. Cette fois-là, il fut pris d’un élan tremblant pour la dresseuse d’animaux. La belle Mônia. Avec un accent d’ailleurs, elle prononçait « Cirque DÉMônia ». Belle, à faire frémir un invertébré. Et elle ne fut pas sans poser son regard enjôleur sur un Babine jamais remarqué jusqu’alors par la secte féminine.

 

***

 

À tous les étés pendant les années qui nous occupent, la tombola de Mégilde Rivard s’arrêtait à Saint-Élie de Klaxon. Pour l’espace de quelques jours, c’était la fête dans la paroisse. Mégilde Rivard, propriétaire de cette formule d’exhibition itinérante, avait le tour de se faire attendre à chaque année. Il déployait un genre d’exhibition agricole mobile, si vous voulez, mais sans animaux, où tout le monde venant dépenser quelques piasses dans les manèges modestes, roulettes chanceuses, machines à coups de poing et autres patentes bruyantes. La tombola, comme un entracte dans la saison. Et Mégilde prenait soin, pour stimuler ses ventes, de surprendre avec un invité spécial de temps en temps. L’année précédente, ce fut son fils, équilibriste, qui marchait sur les mains pour cinq cennes. Mon oncle Jean-Louis en avait pris pour vingt-cinq piasses, et le petit gars ne revint pas l’année suivante. Cet été-là, la surprise fut, pour la première fois, une portion agricole de l’exhibition : un cirque d’animaux dressés. Ce « Cirque de Mônia ».

Depuis le mercredi, un immense chapiteau s’érigeait dans le quatrième rang, attenant à la grange de Ferdinand Garceau. La Mônia d’affiche, cette publicité femelle présentée comme maîtresse de l’arène et dompteuse magnifique, fut aperçue déambulant de hanches sur la rue Principale. Une fois seulement, mais ce fut suffisant. Une femme aux longs cheveux noirs, lustrés-luisants, jusqu’aux fesses. Des couettes noires comme le charbon. Avec ça, deux grands yeux. Des yeux roses, sur la poitrine ! De ces yeux qui vont de l’avant et dont tous les hommes ressentent le regard. Même Babine, qui jusque-là n’avait jamais vu d’yeux de face, s’était senti dévisagé par ces pupilles démesurées. Un charisme dans la fixation. Un quelque chose de marketing dans les courbes.

Bien évidemment que tout le monde honora son rendez-vous spectaculaire. Ça eut lieu le vendredi soir, pour couper la foire en deux. Ça s’annonçait pour être une grosse veillée. D’ailleurs, la rumeur prétendait que la dresseuse avait provoqué du grand chambardement lors de son passage dans les paroisses avoisinantes.

À l’heure pile de cette soirée, installée sur les bottes de foin, la population entière rivait les yeux sur l’entrée de jeu. Cent personnes : n’en manquait aucune. Le mot était passé, la rumeur avait les branches longues sur la beauté de la dresseuse, et on sentait les hormones mâles prêtes à la prestation. La belle allait affronter les bêtes. Il y avait quelque chose de rugissant en dedans de chaque homme à l’idée qu’une femme allait mettre à sa main l’instinct des plus fauves animaux. Babine ne pensait à rien, plongé dans son Por-Cogne jusqu’aux oreilles. Il prenait place au premier rang, sur une botte de foin pliante.

— QUE LE SPECTACLE COMMENCE !

Rrrrrrrrrrrroulements de tambourrrrrrrrrrrr. Sur une musique de fanfare, la belle Mônia s’avança dans l’arrène. Tous les fanals visèrent sur elle. Bien grimée, en paillettes brillantes, sur son 36… 24 ! Elle reluisait dans la lumière. J’aurais pu écrire sur un papier d’aluminium qu’elle n’aurait pas brillé plus. Ointe du corps aux pieds. En tenue légère, huilée comme une patate frite, avec ses grandes couettes noires qui lui donnaient des petites tapes sur les fesses quand elle se revirait trop vite. Belle, belle, et rebelle encore. La belle Mônia ouvrait le bal en claquant du fouet.

Les animaux défilaient, on se serait cru dans le logement de Pépère Noé. L’arche du triomphe pour cette dresseuse faisant démonstration de son pouvoir de charmeuse sur son troupeau. Et ça s’énumérait sans trêve : souris, chat, chien… puis la poule noire faisait des œufs bruns.

— C’est une poule daltonienne !

Souple, le geste rapide, elle donnait le rythme aux numéros sur les humeurs de ses sauts. Loup, âne, vache… puis la jument marchait à reculons !

— Elle est ferrée à l’envers !

Elle avait le tour de tourner en agneaux même les plus méchants lions. Tigre, panthère, ours… puis M’sieur Brodain Tousseur !

— Ôtez-vous de d’là, M’sieur Tousseur !

Singe, serpent, licorne… puis le cochon défrisait la queue !

— Il est pas le seul !

Ainsi de suite, le bestiaire entier y goûta. La Mônia s’en fit la déesse incontestée.

Le spectacle marchait son chemin, puis, bientôt, on approcha de la fin.

— VOICI LE CLOU DU SPECTACLE, COMMANDITÉ PAR LA QUINCAILLERIE GENDRON !

À quoi s’attendre de plus ? Quoi d’autre après tout ça ?

 

***

 

Je ne veux pas interrompre l’action, mais il faut dire que certains éléments doivent être lus avant la suite. D’abord, dire qu’au moment de ces lignes, Babine parvenait à grandeur mature. Le temps aidant, le jeune avait continué de vieillir. Plutôt rejeté que rejeton. Et à mesure qu’il grandissait, il s’enlaidissait toujours. Crochu, puant. À croire qu’il n’existait pas de limite à la monstruosité. Exponentielle. Et quand sa stature arriva mûre, sa colonne vertébrale ne reçut pas l’information. Sur l’air d’aller, elle continua à croître. Derrière sa tête. Une protubérance d’échine s’installa sur la crête de son dos. Comme un coccyx inversé. Un surplus de bagage. Une rétention dos. Babine était bossus, pour ceux qui ne le savent pas.

Pendant toute la durée des numéros, donc, Babine n’avait vu aucun animal. Non pas qu’il doutât qu’il y en eût, mais il s’émerveillait devant la dresseuse, plutôt que devant ses sujets. Elle rayonnait tellement qu’il ne voyait rien autour. La lumière qu’elle dégageait, son regard rose posé sur lui. Et ses deux difformités sur le buste, comme la sienne au dos. Il fantasmait à l’idée que tous les trois, ils s’entendraient bien ensemble.

Les idées germaient dans sa caboche, à la même vitesse que s’installait le frisson au-dessus de sa fesse. Rosé, mais grisant. Il sentait l’amour en juillet, pour la première fois de sa vie. Et le spectacle s’achevait déjà.

 

***

 

— VOICI LE CLOU DU SPECTACLE, COMMANDITÉ PAR LA QUINCAILLERIE GENDRON.

Un clou ! Là-bas, la toile de la tente s’est dézippée. On a vu la porte s’ouvrir sur deux grandes surfaces luisantes. Dans l’ombre, comme des yeux, mais incroyables par leur dimension. Deux grands globes humides difficiles à déduire. Des bulbes oculaires et occultés qu’aucun animal connu ne pouvait supporter.

Trois pas en avant : la terre a tremblé. Il s’agissait bien d’yeux. (Et il ne faut surtout pas avoir peur. Lisez lentement. Ce qui suit ne comporte aucun danger. Si jamais quelque chose d’étrange survenait, fermez le livre rapidement, et rien n’en sortira !)

Ce qui se tenait au centre de l’arène : la silhouette énorme d’un TAUREAU. Une bête de 19 tonnes. Pas une taurette, mais un TAUREAU, en lettres majuscules. Le monstre s’avança vers le public. Personne ne bougeait plus, bouche bée, le souffle à off. Un TAUREAU au poil noir, lustré-luisant. Noir comme le charbon. Avec ça, deux grands yeux. Des yeux rouges, chauffés au bois de corde ! Avec la fumée des cheminées par les narines. Le mastodonte posa son abondant regard sur la foule. Cent personnes, à cinquante par rétine. Tout le monde était en joue.

— Moi, je sacre mon camp d’icitte !

— Grouille pas d’là, niaiseux !

Mônia siffla la bête et garda son sang chaud. Devant la menace, elle tira de sa brassière un petit foulard rouge. Le TAUREAU pivota vers elle, respirant toujours plus dru. Dans son œil, s’entremêlant aux flammes, se réfléchissait le mouvement du fichu. Les sabots grattèrent la garnotte, le mastodonte baissa la tête puis s’engança vers le tissus. La première charge manqua sa cible. Le tas de muscles se retourna, plus colérique encore, puis récidiva, entraîné dans son élan. Il portait la corne raide, comme celle de tous ces hommes dans l’assistance qui reprenaient leur courage en voyant la toréadore du chapiteau maîtriser cette force brute. Olé !

De gauche à droite, aller-retour, puis encore pendant quelques minutes… Les mouvements de la danse déplaçaient l’air. Dans la tente, il ventait à écorner une cocue. De gauche à droite, puis encore… La foule criait, encourageait la femme de feu. Un dernier envoi, puis la Mônia finit par enligner le steak dans sa cage. Sous un orage d’applaudissements, l’équipe, avec la meneuse au centre, fit salut aux gredins. Voici, voilà. Et une ovation debout pour partir plus vite !

 

***

 

Babine se disait que c’était ça, l’amour. Au moment où le spectacle se terminait, le fou décidait d’attendre la belle. Il en était sûr, mûr, dur. La réciprocité l’aveuglait de son évidence : elle l’avait fixé pendant toute la durée. Et elle finirait bien par sortir des coulisses pour qu’ils se marissent.

Babine a attendu. Seul, resté installé sur sa botte de foin, il a vu les décors qui se démontaient. La longue rangée de lumières à l’huile, les instruments de musique couchés dans leur boîte, la machine à boucane débranchée. (Machine à boucane ! c’est Pépère Eugène Garand, installé dans une boîte de carton, qui fumait des Peter Jackson King Size !) Ils ont tout serré, puis la belle aux cheveux noirs n’a jamais reparu. À un moment, un technicien costaud vint dire à Babine de sortir parce qu’ils allaient sacrer le chapiteau à terre.

— Si tu restes là, on va te rouler avec la toile !

Babine s’imaginait, pour se consoler, que la belle Mônia devait s’être évaporée. Dans les cirques, tout peut s’évaporer… Il sortit donc, sous sa bosse. Puis, sur une table de bois oubliée près de la porte, il vit un étalage de cossins à vendre. Des « souvenirs à 10¢ », qu’il était écrit. Des photos d’animaux, en grande partie, mais aussi, sur le coin de la table, une petite tresse. Une couette de cheveux noirs que l’on reconnaissait facilement comme étant ceux de la dresseuse.

Babine posa dix cennes sur la table, puis il se sauva avec l’entortille capillaire. Il courut jusque chez lui, courut à en perdre haleine, en serrant sa promesse entre ses doigts…

Arrivé à la maison, Babine fouilla sur la tablette des livres de recettes de sa mère. Il savait qu’il se trouvait là un grimoire, un manuel de magie. Il mit la main sur la pièce : l’épaisseur d’une bible, reliée en cuir, avec des signes étranges sur la couverture. Il feuilleta l’ordre alphabétique : A-B. Jusqu’à « C », comme dans « Comment faire revenir quelqu’un par la Couette ». Incapable de lire, il se fia aux images.

1. Placez les cheveux au centre de la table.

2. Installez des chandelles sur chaque coin.

3. Prononcez les paroles magiques.

X. Placez la couette sur la branche d’un arbre mort. Le lendemain matin, vous cueillerez comme un fruit mûr la personne que vous souhaitez revoir.

Un fruit mûr ! Dans la tête du fou, Mônia ressemblait à une pêche. Une pêche en duvet noir.

Babine alla déposer les poils d’espérance sur la branche de l’hêtre suprême qui agonisait devant le presbytère. Ensuite, il fila au lit. Aller s’étendre, pour se relever au plus vite. Il dormit peu, mais fit des rêves qu’il n’avait jamais cru possibles. Des songes remplis d’images jamais vues. Comme s’il avait eu le câble avec des postes en anglais. Il ne comprenait pas, mais ça sentait l’érotique, l’exotique. De la chaleur plein les draps… Et toujours rose malgré la noirceur opaque.

Au petit matin, le coq snooza. Ce qui réveilla Babine, ce fut un énorme coup d’amour sur la devanture de sa maison. Ça fit branler les murs jusque dans les fondations. Le fou en déduisit qu’elle l’aimait plus que prévu.

Il sauta de son lit comme une tranche de pain toastée. Sans prendre le temps de s’habiller, il fonça à la cuisine pour aller ouvrir les volets. À sa grande surprise, il vit ce qui se trouvait là. Il n’y avait d’ailleurs pas de place pour rien voir d’autre. Devant lui, écrasé dans les vitres de la porte patio, un œil par carreau… (Ce qu’on ne lui avait pas dit, à Babine, c’est que Mônia portait une perruque. Ce qu’il avait pris pour des cheveux n’était en fait qu’une touffe emmêlée de poils de queue du TAUREAU.)… un TAUREAU de 19 tonnes.

Pudique et timide, Babine en bobettes ne sut se retenir de rougir. Devant un TAUREAU, pourtant, ce n’était pas la meilleure des choses à faire ! Bull’s eye ! La bête recula de quelques pas puis, amoureusement, fit péter les volets frais peints tout le tour de la maison du fou. Quand tous les volets rouges furent débarqués de leurs pentures, la bête prit le bord du village.

Pendant les jours qui suivirent, le TAUREAU parcourut le village en chargeant sur toutes les rougeurs ou sur celles susceptibles de l’être.

— Que personne ne rouge !

Un ravage du diable. À grandes élancées, il pointait la corne et démolissait tout ce qui affichait rouge. À croire que le village avait voté libéral unanime parce que le TAUREAU chargeait la liste électorale sans distinction ! Jusqu’aux enfants qu’on devait garder à la maison de peur de les voir revoler sous l’impact d’un coup de méga-tête. La poussière de la garnotte des chemins s’installait comme un nuage bas : les habitants avaient l’impression de vivre dans une corrida. Pendant près d’une semaine, ça persista. L’état d’urgence décrété. Les autorités suspendirent les activités du bureau de poste et de la petite école. État de guerre ! Il eut fallu fermer temporairement l’aéroport international, s’il y en avait eu un.

Le réflexe étant toujours le même (Quand ça va mal, c’est à cause du fou !), le curé organisa une délégation pour aller brasser Babine et lui demander de nous débarrasser de la bête. Sous les invectives, le fou refusa.

— Pas de magie, plus jamais de magie…

— On va te la stimuler, la magie, mon homme !

Après avoir cotisé chacun, ils achetèrent trois-quatre gallons de peinture sanguine qu’ils appliquèrent sur la cabane à Babine. L’effet fut immédiat. Pendant les jours qui suivirent, l’assaut n’eut de cornes et d’yeux que pour la maison du fou. Puis lui, de son côté de la médaille, pris de peur, il se terrait dans son lit sans savoir quoi faire. Enroulé dans sa seule couverture, abrillé par-dessus la bosse, il espérait que le TAUREAU se trouve meilleure cible.

Pendant qu’on voyait revoler les planches de la cabane dans le rang, la paroisse avait investi l’église, puis ça priait comme jamais. Les murmures habituels prenant l’ampleur de cris.

— Débarrassez-nous du TAUREAU ! Amen !

Des chapelets au millage. Ça lésinait pas sur les demandes d’aide. Ça prendrait un miracle, autrement le village serait détruit à néant. Prières et dévotions, il y en a qui se faisaient de la corne dans le front à force de se signer de la croix. Des ampoules aux doigts, que certains devaient se revaucher à prier de la main gauche.

— Débarrassez-nous du TAUREAU ! Amen !

Et le Bon Dieu restait sourd. Ou silencieux. Ou les deux.

 

***

 

Le dimanche suivant, sur la fin de l’après-midi, au jour dit du Seigneur qui nous concerne, les vêpres s’étiraient en overtime comme dans le cadre d’une émission spéciale sur le cas du bulldozer.

— Débarrassez-nous du TAUREAU ! Amen !

Pour se délasser le sabbat, de son côté, la bête se crinquait le divertissement sur la pancarte de STOP au coin des rues Saint-Pierre et Principale. PING ! La pancarte lui revenait en pleine face, l’enrageait encore plus, et ainsi de cycle. PING !

Profitant du répit, Babine s’arma de sa ruine-babines. Sur la pointe des gouttes de sueur, il prit le chemin pour se rendre sur la montagne du Calvaire, derrière le presbytère. Passant près de l’église, la rumeur le rejoignit.

— Débarrassez-nous du TAUREAU ! Amen !

Il grimpa jusqu’au faîte de la butte, à cet endroit où on est le plus proche du ciel qu’on puisse l’être. De là, en cette fin d’après-midi, il porta les lèvres à sa musique à bouche, puis souffla un air doux. Comme une berceuse.

— 

La mélodie montait en l’air lentement, comme une petite fumée d’encens. Comme une petite musique d’encenseur. Les notes grimpaient, s’accrochant aux cordes de la portée, grimpaient jusqu’à se rendre au soleil. Une musique si belle qu’on aurait juré que le soleil se laissait prendre au rythme. On l’aurait cru parce qu’il s’était mis à briller plus fort que d’habitude. Porté par l’air, il se laissait bercer en rayonnant de bonheur… Tranquillement, il descendait vers l’horizon. Il allait au lit, sous sa catalogne de montagnes, aveuglant toujours plus.

Babine jouait encore pendant que le ciel s’éclairait comme jamais on ne l’avait vu. Puis, au moment précis où l’astre posa sa tête sur l’oreiller, il éclata d’une dernière lumière. Un feu d’artifice qui teinta tout le ciel. Babine continuait de méloper, les deux yeux fermés bien dur, pendant que ce ciel devenait une immense toile rouge illuminée. Rouge, avec un restant d’orangé, comme sur un drap géant de toréador.

À travers les débris de sa pancarte, le TAUREAU vit le ciel. Ça vint le chercher au niveau du vexus scolaire. Beau défi ! Il se renligna les cornes sur le poste, s’accota les pattes sur le trottoir, rua trois petits coups dans le sable, puis se précipita vers la montagne. Le torse bombé, la fumée sortant de partout, du nez comme du derrière, la bête voyait rouge.

Chargeant, à la fine course, accélérant toujours, le bœuf grimpait vers le ciel à emboutir. Les arbres tombaient devant ce cataclysme bovin. Cours, cours, fonce droit devant. La terre tremblait. La rumeur s’intensifiait dans l’église.

— Débarrassez-nous du TAUREAU ! Amen !

Babine ne slaquait pas de siffloter. Le ciel, de se colorer. Le TAUREAU augmentait le pas jusqu’au trop. Même en montant. Au top, il frôla Babine dont la raie des cheveux tourna sur elle-même, puis, dans un ultime élan, il sauta dans le ciel.

 

***

 

Si j’avais écrit des chapitres, je crois que celui-ci aurait porté le numéro treize. Ça n’aurait peut-être pas été le seul, mais quand même. Un abonnement à la malchance. C’est d’ailleurs dans ce chapitre supposé que Babine y goûte pour une deuxième fois. Mais il ne faut pas s’en faire avec ça parce qu’il a été condamné à mort toute sa vie. Il ne se passait pas un mois sans que le fou ne soit lapidé.

Petit bonheur, tout de même : on n’a plus jamais revu le taureau à Saint-Élie. Après le saut final, Babine a descendu la côte pour s’installer sur le perron de l’église. Pour chaque personne qu’il croisait, il pointait le ciel du doigt croche. On y voyait encore des lambeaux rosés.

— Il va faire beau demain !

Depuis ce jour-là, la météorologie populaire d’ici n’en démord plus : quand le coucher de soleil est rouge, il fait toujours beau le lendemain. En souvenir de ce grand jour où le ciel nous réchappa du massacre. Il en est ainsi de toutes ces croyances qui permettaient de prévoir le temps par ce qu’on y lit. Les oiseaux volent bas, la lune qui est cernée, le vent qui vire de bord… Certains allaient même jusqu’à prévoir un an d’avance en lisant les signes du temps. Ti-Nord Blais, de chez nous, était de ceux-là. Il signait son almanach annuellement, avec cette précision qu’il ne se trompait qu’une fois sur deux{1}.

De nos jours, les Madames Météo veulent faire la pluie et le beau temps. Pourtant, et on le note à répétition, rien n’est moins sûr que leurs prévisions scientifiques. Aussi, les gratte-ciel, le smog et la fumée des usines font en sorte que le ciel n’est plus accessible à tout le monde. On nous cache cette source de hauts savoirs. Ma grand-mère, quant à elle, disait qu’on ne devrait permettre à personne de cacher le ciel à ceux qui y lisent.

Comme récompense, je vous le disais et je n’ai pas l’intention de l’omettre, Babine a été condamné à mort. Cette fois-là, si je ne me trompe pas dans ce qu’on a dit à ceux qui me l’ont répété, ce fut la guillotine. Une guillotine-maison, un sciotte rouillé sur un brancard de flaube. La foule criait :

— La mort ! La mort !

La lame n’était pas affilée, mais ça faisait mal quand même. On laissa tomber le couperet plusieurs fois, jusqu’à lui blesser la bosse. Une soirée magnifique.

Le soleil, quant à lui, a pris de l’âge, de la maturité. Aujourd’hui, il se lève seul le matin, toujours à la même heure. Les journées sont égales… quoique non ! Il a gardé un peu de jeunesse et les journées varient encore. Mais si peu !