Avez-vous ouï l’histoire de ce grognequi, humant l’odeur d’un miaule, se cacha dans l’eau de la Dorgne avec, pour respirer, la tige creuse d’un roseau ?
C’eût été là un bon instinct si notre grogne n’avait pas oublié que ses oreilles dépassaient de l’eau.
Le miaule, cruel et patient comme tous ceux de son espèce, attendit que le grogne gelé et ruisselant se présente à lui.
Il ne le dévora pas sitôt, il joua un long moment avec lui, le laissant prendre un peu d’avance pour mieux le regrappir.
Cent fois le grogne eut l’occasion de descampir.
Mais la peur le gouvernait, et, à la fin, épuisé, il se résigna et reçut sans protester le coup de grâce.
Le fort cherche le faible, le faible appelle le fort.
Que le faible se change en fort, et la nature aussi changera.
Les Fabliaux de l’Humpur
Une série de craquements domina le raffut des simiens, qui cessèrent tout à coup de s’agiter. Véhir et les deux prédateurs en profitèrent pour accélérer l’allure et franchir, entre les petits animaux pétrifiés, les trente ou quarante pas qui les séparaient du centre du cercle.
D’une hauteur de deux ou trois grognes, le halo lumineux brillait avec une telle intensité qu’ils eurent besoin d’un peu de temps pour réussir à le fixer. C’était de lui qu’émanaient les sons puissants et discordants qui leur meurtrissaient les tympans. Aspergés de lumière, les simiens des premiers rangs le contemplaient en silence, les yeux et la gueule grands ouverts, dans une attitude qui évoquait à la fois l’adoration et la frayeur. L’apparition était deux fois plus grande que les humains figés dans le pilier de la grotte des bhoms.
Véhir avait l’impression que certains sons, plus harmonieux, jaillissaient de sa bouche en mouvement. Elle bougeait les bras et le dévisageait comme si elle s’adressait à lui, mais, en affinant son observation, il se rendit compte que son regard englobait la siffle et le ronge figés à ses côtés, qu’il embrassait la horde entière des simiens, qu’il se perdait sur la plaine enneigée. Elle ne les voyait pas, il en eut la certitude à cet instant, elle vivait sur un autre plan d’existence, elle n’était pas faite de chair et de sang, mais d’une substance immatérielle, éblouissante, qui débordait de ses yeux, de ses joues, de ses cheveux, de ses mains, de ses pieds, de ses vêtements, pour se projeter dans la nuit. Parfois ses contours perdaient de leur netteté, des petits points blancs et des rayures déformaient ses traits, son tronc et ses membres. Elle paraissait alors sur le point de s’évanouir, comme vaincue par l’obscurité, puis elle se reconstituait, recouvrait son éclat flamboyant, et des bribes de sa voix chaude, entêtante, se détachaient du vacarme étourdissant qui continuait de marteler les ténèbres.
Elle produisait sur Ssassi et Ruogno le même effet que les images avaient produit sur Véhir dans la demeure de Jarit. Les yeux jaunes et larmoyants de la siffle occupaient la moitié de sa face, la fourche de sa langue reposait sur son menton court et pointu, ses doigts trituraient distraitement le nœud de son fichu ; le saisissement du ronge se manifestait par un allongement du museau et une horripilation de tous les poils de sa face qui lui donnait une ressemblance frappante avec un chardon étoilé. Le grogne, lui, ne ressentait pas la joie profonde qui l’avait tourneboulé au moment où Jarit avait ouvert le livre. Les frissons qui le parcouraient étaient provoqués par le froid, et non par l’excitation. Il ne pouvait s’empêcher de penser que l’apparition de cette humaine était aussi trompeuse que les paroles des lais, aussi vaine que le couple congelé par les bhoms. Les humains avaient vécu sur la terre des cycles et des cycles plus tôt, de cela on ne pouvait douter, mais cette créature de lumière n’était, comme les ruines de leur maison dans la forêt de Manac, comme le couple conservé dans la glace, qu’un vestige de leur règne, un signal de détresse lancé à travers les âges, une tentative de prolonger une ère qui n’avait plus de raison d’être. Ils avaient connu une civilisation magnifique, supérieure sur tous les plans à l’organisation des clans – il suffisait, pour s’en convaincre, de découvrir quelques-unes de leurs merveilles qui avaient résisté à l’œuvre destructrice du temps –, mais il s’était passé quelque chose, un événement, un désastre, qui les avait entraînés dans la chute. Ils n’avaient pas quitté la terre pour punir de leur impiété les clans du pays pergordin et les livrer à la malédiction du Grand Mesle ainsi que le proclamaient les lais et les fables, ils avaient été surpris, décimés, ébouillés avec la même implacabilité qu’une communauté agricole ayant transgressé un tabou de l’Humpur. Ils avaient défié une loi eux aussi, ils étaient tombés sur plus forts ou plus féroces qu’eux, ils avaient été pris au dépourvu, ils n’avaient transmis que des fragments absurdes de leur héritage, comme les anciens de Manac marmonnaient des bouts de phrases incompréhensibles aux vaïrats qui s’approchaient d’eux, une cordelette en main, pour les étrangler.
« Bienve… parc pré… torique… bêtes… gereuses… »
Véhir comprenait certains mots employés par l’humaine, d’autres lui échappaient, d’autres encore se noyaient dans les flots grésillants qui submergeaient sa voix.
« … si… peur… le puits… sommet du… sif… tral… puits de… ancy… le parc… stoire… en haut… oste comman… sage… bêtes… dangereuses… ne… du mal… de… est : étoile, soleil, lune, arbre, eau, soleil, lune, arbre… répète : étoile, soleil, lune, arbre, eau, sol… lune… bre… je… épète : étoile, so… lune, arbre, eau… sol… lu… arbre… venue par… pré… rique… bêtes… dange… peur… met… ma… cen… san…… commande… de… toile, soleil, lune, arbre, eau, soleil… lu… arbre… je répète : étoi… leil, lune, arbre, eau, soleil, étoile, arbre… pète : étoile, soleil, lune, arbre, eau, soleil… ne, arbre… »
Véhir devina qu’elle répétait sans cesse les mêmes paroles, qu’elle reproduisait les mêmes gestes, les mêmes expressions, les mêmes regards. Elle était saisie, au bout d’un certain temps, d’une sorte de hoquet, infime mais nettement perceptible, qui la ramenait quelques instants en arrière, au début de cette étrange melopée où les mots tronqués se percutaient, se chevauchaient, rebondissaient comme des grêlons sur les pierres. Son obstination avait un aspect mécanique, dérisoire et tragique. On aurait dit un serpent qui se mordait la queue.
« … puits de Sancy… pos… comman… co… toile, soleil, lune, arbre, eau, soleil, lune, arbre… »
Les simiens ne bougeaient pas. Seuls ondulaient sous les caresses de la bise les longs poils de leur collerette. Leurs yeux brillaient sous leurs arcades sourcilières soulignées par la lumière. Ils s’étaient rassemblés dans le seul but d’entendre la voix hachée de l’humaine, un rituel qu’ils accomplissaient sans doute depuis des temps immémoriaux, la survivance d’un culte archaïque aussi absurde en apparence que le discours de celle qu’ils avaient élue pour déesse.
« … soleil, lune, arbre, eau, soleil… »
Les propos de l’humaine ressemblaient désormais à une comptine de p’tio.
« … lune, arbre, eau… »
La lumière décroissait peu à peu, la nuit resserrait son emprise autour du halo vacillant, les simiens manifestaient leur désappointement par des murmures sourds, plaintifs. Véhir comprit que l’apparition allait bientôt s’évanouir.
« … pète… lune… arbre… »
Étoile, soleil, lune, arbre, eau… en dehors du fait qu’ils relevaient pour les uns du cosmos et pour les autres de la terre, la signification de cette suite de mots, qui sonnait pourtant comme un avertissement, comme un message, échappait à l’entendement du grogne. Elle avait parlé d’un puits, d’un sancy ou quelque chose d’approchant, une indication peut-être pour orienter les recherches dans le Grand Centre.
« … arbre… so… »
Il y eut une première interruption, une pluie d’éclairs horizontaux qui découpèrent l’humaine en une dizaine de tronçons aplatis, une vague de crépitements qui alla s’amplifiant jusqu’à l’intolérable, puis la silhouette se reforma, avec moins de netteté et des couleurs plus ternes, continua de remuer les lèvres et d’agiter les bras, comme condamnée à jouer son rôle pour l’éternité, et enfin la lumière décrut, sembla se rétracter sur elle-même, l’apparition se réduisit à la grosseur d’un grogne, d’un sac de jute, d’un poing, d’un escargot, d’une mouche… Les simiens hurlèrent à nouveau, mais la détresse avait supplanté l’agressivité dans leurs glapissements stridents.
La nuit se referma comme une gigantesque serre désenchantée sur la plaine enneigée. Tandis que Ssassi et Ruogno, abasourdis, tétanisés, gardaient les yeux braqués sur l’endroit où s’était évanoui le halo, Véhir épia les réactions des petits animaux. Le temps d’un vol d’oies sauvages, ils continuèrent de clamer leur frustration, puis un cri perçant couvrit le tapage, ils se regroupèrent en bandes à une vitesse étonnante, et, sous la conduite des femelles dominantes, ils s’égaillèrent dans toutes les directions.
« Bâtirons une cabane pour Ruogno et moi, feras la tienne pour toi », dit Ssassi.
Véhir hocha la tête avec un peu d’envie. Il aurait aimé, s’il s’était trouvé à la place de Ruogno, que Ssassi prenne ce genre d’initiative. Il préleva donc deux mouchalots dans le sac de vivres, s’éloigna d’une centaine de pas et construisit un abri sommaire.
Après avoir mangé, il dormit profondément cette nuit-là. La hurle hanta ses rêves à un point tel que, lorsqu’il se réveilla, il fut persuadé qu’elle était couchée contre lui. Sa main ne caressa que la neige amollie par sa propre chaleur. Sa déception fut plus cruelle sans doute que le désespoir des simiens après la disparition de l’humaine. Il se leva en hâte pour chasser la morosité qui l’imprégnait jusqu’aux os. Le soleil, qui s’était levé depuis un bon moment, dardait des rayons verticaux et ardents sur la plaine qui se transformait par endroits en marécage. Les traces en étoile des simiens se comblaient d’eau et de neige fondue. Il avisa la cabane de Ssassi et de Ruogno, plus spacieuse que la sienne, trouva étrange de n’apercevoir ni le ronge ni la siffle. Inquiet, il franchit en trottinant l’intervalle qui séparait les deux abris, se glissa par l’ouverture, aperçut, à la lueur du jour, leurs corps nus, entrelacés, allongés sur le manteau de fourrure et la pèlerine. Le contraste était frappant entre la peau glabre de l’écailleuse et la pilosité du batelier, qui n’épargnait que sa poitrine et son abdomen. Ruogno ronflait comme une souche, les lentes expirations de Ssassi s’achevaient en sifflements prolongés. Les poils rêches de l’un avaient rougi le ventre et la poitrine délicats de l’autre. L’odeur âpre qui imprégnait l’air confiné l’informa qu’ils avaient vaincu leurs réticences, leur différences, pour transgresser le tabou de l’Humpur. Les lais prétendaient que, dans leur grande sagesse, les dieux humains avaient conformé les organes de manière à proscrire la saillie entre membres de clans différents, Ssassi et Ruogno, pourtant aussi dissemblables que pouvaient l’être un pue-la-merde et un prédateur, leur apportaient le plus cinglant, le plus vivant des démentis. Véhir n’en conçut aucune jalousie, au contraire : leur grand mesle attisait son désir de rejoindre Tia, d’explorer avec elle les territoires qu’ils avaient défrichés. Il sentait la leude vivre en lui, son souffle, son cœur battre au rythme des siens. Pourvu qu’il n’arrive pas trop tard… Il réveilla Ssassi et Ruogno d’une pression sur le pied.
Ils marchèrent pendant trois jours dans une boue de terre et de neige qui se durcissait la nuit et se ramollissait sous les feux du soleil. Bien que rationnés, les vivres s’épuisèrent le soir du troisième jour. Ils ne débusquèrent ni gibier ni aucun autre moyen de subsistance dans le paysage désolé qui s’étalait jusqu’aux contreforts du Grand Centre, mais, à aucun moment Ssassi et Ruogno ne songèrent à égorger et dépecer le grogne. Il avait cessé d’être à leurs yeux un pue-la-merde, de la ripaille douée de parole. Il était leur alter ego, leur semblable – il avait même un certain ascendant sur eux, comme tous ceux qui avaient eu le courage de sortir de leur condition et de violer des frontières jusqu’alors infranchissables. Comme la neige se révélait désormais trop friable pour construire des abris, ils dormaient à la belle étoile, le ronge et la siffle à l’écart du grogne. Le vent colportait leurs soupirs aux oreilles de Véhir, dont le propre désir, encombrant, inutile, l’empêchait de trouver le sommeil. Il songeait alors à Tia, à leur agueulement qui avait entrebâillé une porte jamais refermée, à la fête des sens et des sentiments qui scellerait leurs retrouvailles.
« J’ai rien compris à c’que nous a conté ct’e déesse… »
Ruogno avait rongé son dernier os de mouchalot deux jours plus tôt, et l’extrémité de ses incisives, qui semblaient s’être allongées d’un bon quart de pouce, reposait sur son menton. L’ombre proche et gigantesque du massif du Grand Centre escamotait en partie la nuit étoilée. Le soleil avait tapé fort toute la journée et dévoilé des bandes de roche brunes et luisantes entre les mailles élargies du filet de neige. Le froid revenait s’inviter avec l’obscurité. À l’aube, les flaques se seraient transformées en miroirs durs et glissants.
« L’a parlé du soleil, de la lune, des étoiles, des arbres, de l’eau, mais pas b’soin d’être un dieu pour connaître tout ça ! reprit le ronge.
— Elle voulait peut-être rappeler que ce sssont eux, les dieux, qui ont créé le monde, intervint Ssassi.
— Ils ont voulu créer le monde à leur image, dit Véhir. Mais asteur, leur image est brouillée et le monde a changé. »
La tristesse infinie contenue dans sa voix amena de la perplexité dans les yeux et sur la face de ses interlocuteurs.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Ssassi.
— On a fait fausse route en se figurant qu’iceux nous donneraient les réponses, répondit le grogne.
— Alors pourquoi qu’on s’entête à s’aruer dans l’Grand Centre ? grommela Ruogno.
— Moi, j’acompte délivrer Tia, et aussi découvrir ce qui s’est passé dans les temps reculés. Les paroles de l’humaine sont juste un message qu’on ne peut pas débrouiller pour l’instant mais que je comprendrai peut-être dans le Grand Centre. Vous, vous n’avez plus raison de me filer le train, vous avez déjà couru le chemin.
— Quel chemin, grrii ?
— Çui qui vous a menés l’un à l’autre. C’est là, dans votre… dans votre… amour (ce mot, venu des profondeurs de son esprit, se déploya en lui comme un éblouissement) que se nichent les réponses, que se prépare le renouveau du pays de la Dorgne. Vous suffira d’arroser la graine pour qu’un jour elle donne des fruits. »
La siffle et le ronge se consultèrent du regard. À la lueur des propos de Véhir, ils prenaient conscience en cet instant qu’ils avaient atteint le but qu’ils s’étaient fixé. La vraie magie se tenait là, dans cet élan, dans cet… amour qui leur avait donné la force de braver les lois, les peurs et les habitudes. Ruogno pouvait maintenant s’agueuler avec Ssassi sans craindre l’envenimure, Ssassi prenait du plaisir à caresser le pelage et accueillir le vit de Ruogno, et ça, c’était plus miraculeux que les apparitions des dieux humains, plus puissant que tous les sortilèges du Grand Mesle. Ils se chamaillaient encore, les réactions de l’autre les déroutaient parfois, mais ils gardaient l’envie de se réchauffer à l’autre, de se nourrir de l’autre. Le silence se prolongea, cinglé par les hurlements du vent. Ce fut Ssassi qui le rompit :
« Je ne sssais pas ce qu’en pensera Ruogno, mais, même sssi j’ai voulu te ripailler, grogne, je n’ai pas oublié que tu nous as sssauvés de la mort, moi et mon p’tio, quand ce guingrelin – elle désigna le ronge d’un mouvement de tête – sss’est mis en tête de nous écacher. J’ai bérède d’amitié pour toi et je te sssuivrai jusqu’à ce que tu sssois réuni à Tia.
— J’pense de même, renchérit Ruogno avec un sourire. J’ai pas l’habitude de payer mes dettes, mais j’paierai celle que j’ai envers toi, Véhir. Et j’aspère de toutes mes forces que ces maudits kroaz n’ont pas…
— Elle respire, l’interrompit Véhir. Je le sens, je le sais. »
Le ronge et la siffle lui pressèrent à tour de rôle l’épaule avant de s’éloigner dans la nuit et de pratiquer cette magie nouvelle qui les élevait au rang des dieux.
Debout sur ses membres postérieurs, la créature avait surgi des rochers déchiquetés pour leur barrer le passage. Ils avaient atteint au milieu du jour les contreforts du Grand Centre et entamé une ascension délicate sur les escarpements verglacés. Étrangement, le froid se faisait moins vif au fur et à mesure qu’ils montaient. Leur faim, en revanche, ne s’apaisait pas.
La créature avait quatre mains à quatre doigts et un pouce, comme les simiens. Pour le reste, elle ne leur ressemblait pas : sa taille avoisinait les deux grognes, son poil gris foncé la recouvrait du sommet du crâne jusqu’aux orteils et avait la consistance de la paille d’un balai, deux narines retroussées s’ouvraient en bas de son mufle plat et rose, ses yeux minuscules étaient logés si profondément dans leurs orbites qu’on n’en distinguait que le poudroiement lumineux, sa gueule était une blessure aux bords nets où des petites dents pointues auraient poussé par mégarde. Aussi large d’épaules et épaisse de membres que grande, elle répandait une odeur fauve et portait une sorte de brague courte de poils tressés qui lui couvrait une partie du bassin et le haut des cuisses. Seul ce détail incongru la différenciait des bêtes sauvages.
« Hhhhiii… »
Elle se dandinait d’une jambe sur l’autre à la manière d’un lutteur prêt à porter son attaque. Ssassi et Ruogno avaient dégainé leur espadon, Véhir avait agrippé la dague dans la poche de son pardessus. L’étroitesse de l’espace entre les parois rocheuses entravait leurs mouvements et leur interdisait de faire front ensemble.
Le cri de la créature exprimait davantage la peur que l’agressivité, mais cela ne rassura pas Véhir pour autant : l’agressivité rassemblait les forces, la peur les décuplait. La couronne de nuages qui entourait le soleil abandonnait un large cercle dégagé au-dessus des cimes du Grand Centre.
« Ne bougez pas, chuchota le grogne. Il finira par s’en aller.
— Des fois j’aimerais pouvoir m’ranger à ton avis, murmura Ruogno, l’espadon levé à hauteur du ventre.
— Hhhhiii, pas mal, pas mal…
— Hé, ça parle, ct’e sac de poils !
— Sss’il parle, il peut aussi entendre, intervint Ssassi. Tu devrais sssurveiller ton langage, Ruogno. Et puis, toi aussi, tu es un sssac de poils !
— Hhhhiii, comprendre, comprendre… »
La créature semblait se détendre, comme si elle avait cessé de compter les intrus au nombre de ses ennemis. Elle se redressa et se frappa la poitrine d’une claque de la main qui aurait arraché la tête d’un bœuf.
« Moi, moi, Tahang, hhhiii, ami.
— Où est ton clan ? demanda Ssassi.
— Pas clan, seul, vieux, très vieux. Ami de tous, pas ami des monstres du parc.
— L’humaine parlait d’un parc et de bêtes dangereuses ! » s’exclama Véhir.
Le bras de la créature velue se déplia et son énorme index se pointa sur les pics sombres qui dominaient la ligne irrégulière des crêtes proches.
« Parc, parc prétorique, hhhiii, monstres. »
Bien qu’il lui fût impossible de lire dans ses yeux, Véhir détectait de la terreur dans les orbites profondes, dans les gestes et dans la voix de son vis-à-vis. Le dénommé Tahang avait la masse d’un taureau ou d’un grand fauve mais il semblait aussi couard qu’un grognelet.
« Où se trouve ce parc ?
— Puits sancy, hhhiii, tout en haut du plus haut, pas aller là, monstres, manger, manger. »
Il parsemait ses propos de gestes théâtraux, d’onomatopées, de clappements de langue, de déglutitions bruyantes.
« Est-ce que ces monstres sssont les kroaz ? demanda Ssassi.
— Pas connaître, pas connaître, monstres, grands lézards, hhhiii, hommes.
— Hommes ?
— Hommes créer moi, créer monstres, hhhiii.
— Tu parles des dieux humains ?
— Hhhhhiiiiii ! »
Ruogno baissa son espadon d’un air las.
« J’pige rien à son charabia !
— Nous savons maintenant où se trouve le puits dont parlait l’apparition, avança Véhir.
— Quel rapport avec le soleil, la lune, les étoiles, les arbres, l’eau ? Quel rapport avec les kroaz, avec Tia ? »
Tahang grimpa avec une souplesse et une légèreté irréelles sur le rocher le plus proche et désigna le soleil.
« Là, ciel, soleil, hhhiii. Lune, étoiles, la nuit. Arbres et eau plus loin, montrer, montrer. »
Puis il sauta du rocher et indiqua une direction de son bras tendu. Chacun de ses mouvements remuait son odeur et donnait l’impression qu’une horde entière de fauves rôdait dans les parages. Les poils tressés de sa brague s’effilochaient et dévoilaient des fesses pelées, rouge vif, autre point de ressemblance avec les simiens.
« Montrer, montrer…
— Nous ne risquons rien à le suivre, proposa Véhir.
— Sauf que son odeur est plus envenimée que le poison de Ssassi », marmonna le ronge en se pinçant le museau.
La siffle se retourna avec vivacité et promena ses crochets dégagés à moins d’un pouce de la joue du batelier.
« Faudra qu’un jour j’essaie de sssavoir à quelle vitesse mon venin peut raidir un ronge…
— Moins vite en tout cas que ton ventre m’raidit le soc ! »
Tahang les entraîna dans une succession d’escarpements et de rochers sur lesquels il évoluait avec une grande aisance. Si Ruogno suivait l’allure sans peine, l’exercice lui rappelant les acrobaties sur les espars et le pont des radeaux, le grogne et la siffle éprouvaient davantage de difficultés, Véhir surtout que sa lourdeur ne favorisait guère sur un terrain aussi accidenté. La température grimpait encore, contrairement à ce que leur avait certifié Ssofal, pour qui l’hiver du Grand Centre était plus rigoureux que l’hiver du plateau des Millevents. Le grogne, qui transpirait à grosses gouttes, finit par retirer son pardessus et l’enrouler autour de sa taille.
Tahang était arrivé au pied d’un arbre étrange aux larges feuilles en arc de cercle et dont les fruits longs et jaunes ployaient les branches. Ce n’était pas vraiment un arbre d’ailleurs, plutôt un rassemblement de plantes géantes dont les pieds emboîtées les unes dans les autres faisaient office de tronc. Non loin coulait un ruisseau qui bondissait de roche en roche en égrenant son murmure joyeux.
« Soleil, arbre, eau, hhhiii », répéta Tahang.
La fierté lui bombait le torse, ses lèvres s’étiraient en une large moue qui striait son mufle de rides verticales. L’arbre, ou les plantes, se dressait au milieu d’un petit carré de terre où poussait une herbe du même vert tendre que les rives de la Dorgne à la lunaison des bourgeons. Sur un côté s’élevait une paroi abrupte où se découpait l’ouverture arrondie et sombre d’une grotte, le repaire de Tahang sans doute. L’herbe et le sol rocheux alentour étaient jonchés de peau flasques et jaunes qui viraient au brun sombre, au noir pour certaines d’entre elles.
Ruogno se laissa tomber sur une pierre et épongea le poil humide de sa face d’un revers de manche.
« Ct’e guingrelin a cru malin d’nous montrer un arbre et de l’eau », soupira-t-il.
Tahang perçut la déception de ses invités et entreprit de s’amender en leur proposant des fruits qu’il cueillit sur une branche basse.
« Manger, manger, bon, hhhiii. »
Payant d’exemple, il éplucha un fruit, découvrit la chair blanche et l’avala tout entier avec un soupir de délectation. Il se servait de ses gros doigts avec une adresse et une délicatesse stupéfiantes. Après avoir ingurgité cinq fruits, il s’assit à même le sol et, tout en fixant l’un après l’autre le ronge, la siffle et le grogne, glissa la main dans sa brague de poils et joua avec son vit court et rose avec autant de naturel que s’il avait été seul.
Véhir éplucha à son tour le fruit dont la peau épaisse se décollait de la chair avec une grande facilité. Il le goûta d’abord du bout de dents. Sa saveur sucrée, parfumée, et sa consistance pâteuse lui rappelèrent les gâteaux au miel servis par les troïas dans la salle des banquets de la communauté. Sa faim n’étant pas assouvie, il suivit l’exemple de Tahang et en dévora cinq de suite. Non contents d’être savoureux, ils étaient plus nourrissants que les pommes, les poires ou les cerises des vergers de Manac.
« Pas mauvais, reconnut Ruogno. Comment ça s’appelle ?
— Banna, hhhiii, répondit Tahang. Manger, manger, beaucoup, toutes les deux lunes.
— Tu veux dire qu’ct’arbre donne des… des bannas toutes les deux lunaisons.
— Toutes les deux lunes, hhhiii. Étoiles, lune, la nuit. Soleil, arbre et eau, le jour.
— Tu n’ripailles rien d’autre que ça ? »
Tahang plissa le museau et suspendit ses mouvements à l’intérieur de sa brague de poils, signe chez lui d’intense réflexion.
« Tu ne manges rien d’autre ? traduisit Ssassi.
— Hhhhiii, banna, banna…
— Et tu vis seul ici ? »
Le voile de tristesse qui glissa sur la face de Tahang assombrit son mufle et éteignit les lueurs de ses orbites. Le temps d’un bourdonnement d’abeille, il baissa la tête et contempla d’un air stupide ses pieds en forme de mains.
« Pas femme, pas femme, pas…
— Tu parles de femelle ? coupa Ssassi.
— Femme, femelle.
— Tu as dit que tu étais très vieux, intervint Véhir. Tu as quel âge ?
— Siècles, siècles…
— Siècles ?
— Siècles, cent ans, un an, hiver, printemps, automne, été, Tahang beaucoup siècles.
— Est-ce que… tu as connu ceux que tu appelles les hommes ?
— Hhhhiii, hhhiii. »
Tahang se releva avec une telle soudaineté que, l’espace d’un coasse de grenouille, sa masse et son ombre parurent occuper tout l’espace. À nouveau il se frappa la poitrine avec force.
« Hommes créer Tahang vieux, dernier, seul, Tahang jouer avec enfants hommes. »
Le cœur de Véhir s’affola comme un oiseau dans sa cage.
« Qu’est-ce qu’ils sont devenus, les hommes ?
— Mourir, mourir, mourir, hhhiii.
— Qui les a tués ?
— Mourir, enfants, hommes, femmes, Tahang pas voir, dans la montagne, pas voir. »
Le témoignage de la créature velue confirmait ce qui n’était jusqu’alors qu’une hypothèse dans l’esprit du grogne. Véhir comprit qu’il n’en tirerait pas davantage. Tahang avait vécu pendant des cycles et des cycles avec la peur pour seule compagne et il avait enfoui les souvenirs les plus douloureux dans les tréfonds de sa mémoire. Bien que doué d’une force colossale – ne venait-il pas d’avouer qu’il jouait avec les enfants des hommes ? –, il se contentait d’effrayer les intrus qui pénétraient sur son territoire et menaçaient de lui voler sa seule richesse, l’arbre à bannas.
Ils décidèrent de se baigner dans le ruisseau et d’y laver leurs vêtements avant de se remettre en chemin. Alors qu’il s’attendait à pénétrer dans une eau froide, Véhir eut la surprise de constater qu’elle était tiède, si bien que Ssassi, réticente au début, accepta de se joindre au grogne, au ronge et à Tahang qui s’aspergeaient joyeusement dans le lit peu profond du petit cours d’eau. Cette baignade lui procura autant de plaisir que le bain matinal dans le bac déposé par les servantes près de son nid du palais d’Ophü, davantage même parce que Ruogno, le ronge autrefois honni dont les gestes tendres atténuaient la douleur de la séparation avec Ssimel, riait à ses côtés, le poil collé au cuir, les incisives en avant, les yeux pétillants.
Ils repartirent dès que le soleil eut séché leurs vêtements étalés sur l’herbe. Tahang essaya une dernière fois de les dissuader de se rendre au puits sancy.
« Parc prétorique, hhhiii, monstres, grands lézards, manger, manger.
— Bah, avons vu les bhoms, avons vu les kroaz, avons vu les simiens, c’est pas une poignée d’faillis monstres qui vont nous fich’la trouille », déclara Ruogno.
Le comblement de son estomac, la propreté de son poil et de son cuir, la fraîcheur de ses vêtements, la chaleur revigorante et la présence de Ssassi l’incitaient à un optimisme inhabituel chez lui, mais la suite des événements devait lui prouver qu’il n’était pas tout à fait dans le vrai.
« Suivre soleil, soleil, parc prétorique, puits sancy. »
Tahang leur offrit une grande quantité de bannas qu’ils fourrèrent dans les poches de leur pardessus, de leur manteau, de leur pèlerine, de leur tunique, de leur brague. Touchés par la sollicitude de leur hôte, ils l’invitèrent à les accompagner dans leur ascension vers les sommets, mais il secoua farouchement sa grosse tête, libéra un cri déchirant et, après leur avoir lancé un dernier regard de détresse, courut sur ses quatre mains se réfugier dans sa grotte.
Ils progressèrent jusqu’au soir sur les pentes abruptes du Grand Centre, dérangeant sur leur passage des reptiles – Ruogno crut entrevoir une vipère à poil et se souvint des paroles de son congénère tanneur, le vieux Ronfir –, des rapaces ou des chamois aux robes rayées et aux cornes tortueuses. Même si la chaleur baissa sensiblement après que le soleil se fut abîmé derrière les cimes, elle resta supportable, presque printanière. La frileuse Ssassi elle-même, qui avait traversé tout l’après midi vêtue de ses seules bottes, n’éprouva pas le besoin d’enfiler son manteau de fourrure. Le soleil avait rougi sa peau et tendu un voile translucide sur les écailles brunes de son crâne. Un début de mue, expliqua-t-elle. Son organisme abusé par la chaleur croyait que l’hiver touchait à sa fin et entamait aussitôt le processus de transformation.
« Moi aussi, j’perds mon poil, fit Ruogno en soulevant sa tunique et exhibant des zones pelées sur ses bras et son torse.
— Ssseras bientôt aussi lisse qu’un écailleux ! gloussa Ssassi.
— Les dieux m’en préservent… »
Ils choisirent une grotte peu profonde pour manger quelques bannas et se reposer. Il régnait sur la montagne une atmosphère légère, charmante, radicalement différente des nuits hurlantes et glaciales du plateau des Millevents. La toile céleste fourmillait d’étoiles plus grosses, plus brillantes que les brandons enflammés qui s’élevaient des feux de forêt au cœur des étés caniculaires. Comme s’ils s’étaient rapprochés du ciel. Ou plutôt comme si le ciel s’était rapproché d’eux : ce n’était pas parce qu’ils avaient gravi l’équivalent d’une ou deux lieues qu’ils tutoyaient les corps célestes, qu’ils avaient comblé des distances que Véhir devinait infinies. La lune elle-même avait doublé ou triplé de volume et ils discernaient des marques sombres, comme des cicatrices, sur sa rondeur pleine. Le cosmos ainsi amplifié les écrasait de toute sa majesté et les renvoyait à leur insignifiante condition. Cependant, si négligeable qu’il fût, Véhir se sentait appartenir à ce scintillement insolent, à cette trame prodigieuse qui supportait l’univers. Il n’était pas ni à côté ni en dehors, il était en dedans, il était un enfant de la création, il portait en lui toute sa complexité, toute sa magnificence, lui et tous les autres, la leude Tia, le ronge et la siffle enlacés à ses côtés, les membres de la communauté de Manac, les membres des clans, les bêtes sauvages, les insectes, les plantes, les rochers, l’eau… tous avaient été enfantés par la beauté du monde. Les simples et les animaux le savaient, les autres, les êtres doués de parole, de conscience, ceux qui se réclamaient d’une évolution supérieure, l’ignoraient, trop affairés à délimiter et protéger leurs territoires, trop empêtrés dans leurs querelles et leurs lois. Les humains eux-mêmes, les « hommes » de Tahang, avaient oublié de contempler le ciel, emmurés dans l’orgueil des conquérants, des ansavants. Une certitude se fit jour dans l’esprit du grogne : bien loin d’être des modèles, les humains s’étaient engagés dans une voie qui les avait menés à la désolation, à la ruine.
Il leur fallut encore trois jours pour arriver au pied du puits sancy. Les bannas s’étant écrasées dans leurs poches, ils avaient mangé les mûres des buissons et les autres fruits sauvages qui abondaient dans la végétation luxuriante. La température avait continué à grimper, s’imprégnant d’une humidité qui transformait certains passages en véritables bains de vapeur. Véhir et Ruogno avaient à leur tour retiré leurs vêtements et leurs bottes, qu’ils avaient entassés dans les balluchons sommaires de leur pardessus ou de leur pèlerine. Ils n’osaient pas s’en débarrasser, de peur d’être surpris par un brusque retour de l’hiver. Le grogne gardait la dague en main, le ronge avait, à l’exemple de Ssassi, bouclé le ceinturon de son espadon sur sa taille velue.
La mue de la siffle s’était étendue à l’ensemble de son corps. Ses anciennes peau et écailles s’en allaient en lambeaux tandis que les nouvelles, encore translucides, encore tendres, se formaient par-dessus les os, les muscles, les veines et les organes. Affaiblie, elle s’efforçait néanmoins de rester dans l’allure. Le soir venu, elle s’effondrait comme une masse sans avoir pris le temps d’étaler son manteau et son fichu dans l’herbe, et c’était Ruogno qui se chargeait de faire à sa place tous les gestes qu’elle n’avait plus la force d’accomplir. Il veillait sur elle jusqu’à l’aube en rognant un bout de bois – ses incisives avaient raccourci d’un bon demi-pouce depuis qu’il avait la possibilité de se fournir en branches d’arbre –, il résistait à l’appel entêtant du sommeil jusqu’à ce que, terrassé par la fatigue, sa tête dodelinante pique comme un oiseau alourdi sur son épaule ou sur sa poitrine.
Ruogno leva un regard perplexe sur le pic verdoyant dont la végétation foisonnante, extravagante, ne correspondait pas à ce qu’il connaissait des montagnes. Là où le versant aurait dû se couvrir de sapins et autres aiguillards, il étouffait sous des arbres aux feuillages exubérants, des buissons inextricables et des fleurs aux pétales criards.
« T’es sûr qu’on est dans la bonne direction ? » demanda le ronge.
Véhir marqua un temps d’hésitation avant de répondre.
« Je n’ai pas vu de sommet plus haut que çui…
— À l’œil, moi j’suis pas capable de faire la différence entre çui et les autres ! Et d’abord, pourquoi ça s’dit un puits ? Un puits, c’est là où y a d’l’eau, non ? »
Ssassi s’était assise sur une souche, exténuée. Des perles d’un sang noir et visqueux s’écoulaient des innombrables déchirures de son ancienne peau. Le ceinturon de son espadon, légèrement relâché, avait imprimé une marque profonde et violette sur son ventre.
À l’aube, un fil s’était cassé en Véhir. Il ne ressentait plus la présence de Tia, il ne percevait plus sa respiration, il n’entendait plus le battement de son cœur, comme si, au lieu de se rapprocher d’elle, il s’en était éloigné. Comme si, mais il répugnait à prendre cette éventualité en compte, elle était… morte. Désemparé, il contempla le flanc vertigineux du puits qui se jetait dans le bleu assombri du ciel.
« T’as pas l’air si sûr de toi, reprit Ruogno, l’œil soupçonneux.
— Bienvenue… parc pré… torique du puits de Sancy… »
Les regards du grogne et du ronge convergèrent à l’unisson vers Ssassi, mais, devant l’air hébété de la siffle, ils se rendirent compte que ce n’était pas elle qui venait de prononcer ces mots.
« … dans… parc pré… rique du… Sancy… le monde de la peur et de… »
Une silhouette s’agitait entre les feuillages et les épines d’un buisson. Non, elle ne s’agitait pas, elle brillait comme une flamme dans un fagot de sarments. Une humaine, vêtue des mêmes veste rouge et robe bleue que l’apparition sur la plaine enneigée. Les lanières extérieures et emmêlées du buisson dissimulaient en partie son corps, mais sa tête, coiffée d’une sorte de bonnet d’où s’évadaient de longs cheveux couleur de soleil, émergeait entièrement du fouillis de feuilles et de branches. Ses lèvres s’ouvraient sur des dents à la blancheur éclatante.
« Mada… sieur, êtes-vous prêts à affronter la plus dangereuse a… ture de votre vie ? »
Elle disait cela sans perdre son sourire, comme si elle les conviait à une partie de plaisir. Seules les rayures verticales et les nuées opaques de points blancs, déjà observées sur l’autre humaine et accompagnées de grésillements, plaquaient de temps à autre une grimace sur sa face.
« … les monstres les plus terrifiants de l’histoire de notre planète… les féroces… rodactyles, et surtout… le terrible… saurus Rex… Si vous en réchappez, n’oubliez pas de rendre une visite au der… des grands… Ta…… dans le parc… sancy. »
Elle disparut dans un éblouissement, le buisson recouvra sa tranquillité verte et frissonnante. Véhir défit son balluchon, enfila sa brague, sa tunique, ses bottes. Même si Tia avait cessé de vivre, même s’il s’avançait au-devant de sa propre mort, il devait gravir les pentes du puits sancy, au moins pour aller jusqu’au bout de la voie qui s’était ouverte le jour où il avait rencontré Jarit. Sans se consulter, sans dire un mot, Ssassi et Ruogno se rhabillèrent et tirèrent leur espadon hors de leur gaine.