Chapitre 7

Le cousin roux

 

Il me revient en mémoire cette rencontre entre un glape et un miaule à l’humeur belliqueuse.

Çui voulut égorger le cousin roux au seul prétexte qu’il lui avait fait de l’ombre en passant.

« Avez raison, seur miaule, dit le glape. Je mérite cent fois la mort pour une semblable forfaiture.

Cependant, je vous informe que ma tête est mise à prix, et que, plutôt que de m’assassinier, devriez me livrer au marquis de Gupillinde. Vous en tirerez cent pièces. » Ainsi fut fait : le miaule agrappe le cousin roux dans un filet et le transporte sur l’épaule jusqu’au marquisat de Gupillinde.

Mais, alors qu’il frappe à la porte du castel, il s’aperçoit qu’il ne porte plus que des pierres : le cousin roux avait rongé les mailles du filet, l’avait rempli de grosses pierres et, quand le poids d’icelles fut équivalent au poids de çui, s’était ensauvé par le trou.

Notre miaule n’eut droit qu’à cent coups de bâton pour avoir dérangé le chef des prévôts.

 

Si un quidam se montre plus affûtié qu’un cousin roux, demande-toi s’il ne s’agit pas de l’un des mille démons du Grand Mesle.

 

Les Fabliaux de l’Humpur

 

« Pas le temps de défagotter çui ! souffla Tia en se relevant.

— Mon odeur, gémit Véhir. Va me trahir.

— J’ai ce qu’il faut. »

La hurle farfouilla à nouveau à l’intérieur de sa cape. Elle extirpa de l’étoffe une petite fiole en terre cuite fermée par un bouchon de liège, l’ouvrit et en versa le contenu sur la tête et le corps de Véhir. Des rigoles d’un liquide odorant et visqueux rampèrent comme des lombrics froids sur le cou, le torse et le bassin du grogne.

« Une essence d’amour, précisa rapidement Tia. Les seurs de la cour l’utilisent pour masquer leur odeur et agréer la leude de leur cœur. Échratte-la sur ta couenne, empresse ! »

Elle avait recouvré son autorité naturelle mais elle lançait des regards affolés, presque implorants, en direction du couloir. Le vacarme de la bataille se répercutait sur les murs et les voûtes. Les prévôts avaient sans doute reçu l’ordre formel de s’opposer à toute expédition punitive contre le grogne, car, bien qu’ils eussent affaire aux sbires de H’Kor, l’un des aristocrates les plus prestigieux de Luprat, ils défendaient pied à pied l’accès aux ergastules.

Se souvenant des leçons de Jarit, Véhir répandit la lotion sous ses aisselles, sur son vit et dans le sillon de ses fesses. Puis, il enjamba le cadavre et emboîta le pas à la leude qui s’engageait dans le couloir. Ils longèrent une dizaine de cachots fermés par des portes en fer et pour la plupart occupés par des prédateurs hors la loi. Le halo tremblant de la torche encore invisible révélait les irrégularités des pierres. Les cris des combattants étaient proches à présent, et Véhir craignait qu’ils ne débouchent à tout moment de l’un des boyaux perpendiculaires qui s’enfonçaient de part et d’autre dans une indéchiffrable obscurité. Les pieds de la hurle paraissaient à peine effleurer le sol de terre battue. Sa cape flottait derrière elle comme l’aile d’un kroaz – du moins tel que Véhir imaginait les kroaz, ces monstres légendaires au plumage noir et aux serres redoutables. Le grogne peinait en tout cas à suivre le rythme. Chacun de ses pas ébranlait le sol, chacune de ses expirations résonnait avec la force d’un vent d’ouest. Et la sueur, cette sueur implacable qui suintait par tous les pores de sa couenne, chassait l’essence d’amour et démasquait son odeur.

Le couloir donnait sur une petite place circulaire où, à la lueur de plusieurs torches, les prévôts regroupés contenaient les assauts des partisans de H’Kor. Tia s’immobilisa, remonta son capuchon sur ses épaules, fit signe à Véhir de se cacher derrière elle et observa les combattants dont les ombres démesurées s’entrelaçaient sur la voûte et les murs. Leurs lourds espadons raclaient les pavés arrondis. Ils ahanaient et soufflaient comme des bœufs dont ils avaient par ailleurs la même lourdeur obstinée. Pour les hurles, et particulièrement pour les mâles, le combat se résumait le plus souvent à une pure et simple épreuve de force, contrairement aux miaules qui privilégiaient la ruse et la vivacité. Tia se disait souvent que ces derniers, s’ils avaient eu un minimum de discipline, n’auraient eu aucun mal à vaincre l’armée de son père. Par chance pour le clan de Luprat, le goût de l’indépendance des miaules s’accommodait mal avec les contraintes de l’organisation militaire et les confinait dans des rôles de mercenaires, de fricoteurs, de rôdeurs ou de hors-la-loi.

Tia reconnut aux couleurs de ses vêtements, à son poil gris et à son large museau le seur H’Kor qui se tenait à l’écart dans la bouche ténébreuse du couloir opposé. La haine consumait ses yeux globuleux et jaunes. Il n’aurait pas de trêve tant qu’il n’aurait pas versé de sa main le sang du grogne qui avait écaché son fils, ce même grogne dont l’odeur appétissante chassait déjà l’essence d’amour et fouettait les narines de la leude. Elle venait de commettre l’acte le plus stupide de sa courte existence. Elle avait défié tout le clan hurle, non seulement l’archilai et ses cohortes fanatiques, mais également l’aristocratie, et à travers elle, son propre père, le comte H’Mek. Elle fut effleurée par l’envie de réparer sa faute avant qu’il ne soit trop tard, de ramener le pue-la-merde dans son ergastule et de remettre la dague où elle l’avait prise. Puis elle se souvint qu’une vie sans espoir et sans joie l’attendait dans la demeure du seur H’Wil, elle se remémora les chants d’Avile. Ce grogne n’était sans doute pas le compagnon idéal mais, en dehors du trouvre, personne d’autre ne lui donnait la force d’accorder sa vie à ses rêves.

Elle s’avança de quelques pas pour observer la disposition des lieux. Les combattants continuaient de lever et d’abattre les espadons avec une lenteur révélatrice de leur état de fatigue. Il fallait, pour atteindre l’entrée du passage le plus proche, sortir sur la place et parcourir une quinzaine de pas en longeant le mur incurvé. Un courant d’air soufflait sur les torches, ployait les flammes, entrechoquait les halos, déformait et multipliait les ombres.

Le moment propice se présenta lorsqu’un prévôt s’effondra et que trois partisans de H’Kor se précipitèrent sur lui pour l’achever. Les deux camps reprirent soudain des forces, les uns volant au secours de leur compagnon en difficulté, les autres tentant de forcer le passage, et il se produisit au centre de la place une empoignade furieuse dans laquelle finit par se jeter le seur H’Kor.

Tia se tourna vers le grogne et, d’un geste du bras, lui ordonna de la suivre. Véhir eut la sensation que tous les regards convergeaient vers lui après qu’il eut quitté l’obscurité sécurisante du couloir et qu’il se fut aventuré sur l’espace dégagé de la place. Les torches lui paraissaient briller plus que trois soleils réunis et le désigner de leurs doigts tremblants de lumière. Il essaya de rester dans les plis de la cape de la leude mais elle se déplaçait trop vite pour lui, si bien qu’il perdit rapidement le contact et se retrouva isolé le long du mur. Les pierres rugueuses lui égratignèrent la couenne. Du coin de l’œil, il surveilla les hurles qui s’affrontaient à quelques pas de lui. Il lui sembla que l’entrée du couloir dans lequel Tia s’était déjà engouffrée s’éloignait au fur et à mesure qu’il s’en rapprochait. À plusieurs reprises, il crut que prévôts et partisans de H’Kor cessaient de se battre pour se ruer sur lui, mais il atteignit sans encombre l’entrée du passage, une galerie étroite et étayée par des poutres vermoulues dans laquelle il s’engouffra comme il aurait sauté dans un lac d’eau fraîche après une longue journée de travail sous le soleil de la lunaison des fruits.

La leude l’y attendait, le museau plissé par l’inquiétude.

« Empresse », souffla-t-elle.

Ils filèrent à toutes jambes dans le boyau. Une trentaine de pas plus loin, ils durent se contorsionner pour franchir un éboulement de pierres et de terre. Les ténèbres avalèrent peu à peu les cliquetis et les grognements des combattants.

 

La dernière des galeries donnait sur les anciennes étables du château, qu’à cause de l’odeur et des mouches le comte avait fait transférer quelques cycles plus tôt dans un quartier éloigné de Luprat. On y entreposait désormais du matériel, charrettes, harnais, colliers, outils. Malgré l’obscurité, Tia n’eut aucun mal à s’orienter. Enfant, elle était souvent venue jouer dans les lieux avec les filles des servantes. Elle savait également qu’un souterrain partait de la casemate située dans le prolongement des étables et débouchait directement sur une forêt, à l’extérieur du mur d’enceinte. Les choses ne s’étaient pas déroulées selon ses prévisions, mais l’essentiel était de sortir de Luprat et de gagner le duché voisin de Muryd avant d’être regrappie par les prévôts. Elle crevait de chaud sous sa cape et l’odeur obsédante du grogne aiguisait sa faim. Son épée lui battait les jambes à travers le tissu de sa robe. Elle se sentait marcher au bord d’un abîme, un sentiment de vertige qui n’était pas seulement dû à l’incertitude, à la peur, mais à l’action, au mouvement. Une griserie similaire à celle qui l’envahissait sur les cimes des monts Dorgne, la résidence d’été de la cour, ou lors des primes chaleurs de la lunaison des bourgeons. Pour la première fois de son existence, elle prenait sa vie en main, elle écoutait les désirs profonds de son esprit, de son cœur et de son corps. Elle ne pensait pas à son père en cet instant, ni à sa mère, ni à aucun autre membre de sa famille, mais à Fro, la vieille servante dont elle avait trahi la tendresse.

Ils traversèrent les étables, dérangèrent une bande d’hirondelles vertes qui avaient bâti leurs nids entre les barreaux des anciennes mangeoires. Des rayons d’étoiles se glissaient par les soupiraux, sculptaient les roues des charrettes alignées, les moyeux de pierre, les rayons de bois, les ridelles à claire-voie. Une odeur de fumier flânait dans le silence nocturne troublé de temps à autre par les cris rauques des rapaces. Véhir n’avait rien mangé depuis qu’Arbouett le Blanc l’avait capturé dans la ferme des mêles, et son ventre réclamait son dû.

« J’ai faim. »

Ses propres mots, glissés de ses lèvres comme une pensée perdue, le firent sursauter.

« L’est pas le moment de te soucier de ton estomac ! grommela Tia. Attendras d’être hors de Luprat. »

Une lourde porte fermée à clef interdisait l’accès à la casemate. La hurle essaya de l’ouvrir à coups d’épaule, puis, n’y parvenant pas, entreprit de défoncer le panneau inférieur avec son épée. Véhir sursautait à chacun des coups portés sur le bois, persuadé que le vacarme, amplifié par les ténèbres, sonnait le branle-bas de combat dans tout le castel. Déjà des cris, des claquements, des grincements résonnaient au-dessus de leurs têtes. La leude cognait de toutes ses forces mais le fer cabossé de son épée ne parvenait pas à entailler le chêne. De grosses gouttes s’écoulaient de son pelage et dévalaient ses joues glabres. Sa langue pointue saillait de sa gueule et pendait sur un côté de sa mâchoire inférieure. D’elle émanait une odeur de poil mouillé qui remuait les terreurs ancestrales du grogne. Après s’être acharnée sur la porte le temps d’une ondée de la lunaison des premières chaleurs, elle dut s’arrêter pour reprendre son souffle et détendre ses bras tétanisés.

Les bruits se précisèrent dans le silence restauré, vociférations, sifflements, tintements, roulements, le tapage caractéristique d’une meute en chasse. Les partisans de H’Kor avaient sans doute forcé le barrage des prévôts et, découvrant que le prisonnier s’était évadé après avoir éliminé le geôlier, ils s’étaient lancés à sa poursuite en remontant la piste de son odeur. Ils coupaient en tout cas toute possibilité de retour en arrière aux deux fugitifs. Des gémissements aigus, nerveux, s’échappaient du souffle de Tia. Véhir serra le manche de la dague à s’en faire craquer les jointures. La magie des dieux humains ne suffirait pas à tenir en respect une dizaine de hurles surexcités. Il mourrait l’arme à la main, comme le guerrier qu’il aurait pu devenir, certes avec davantage de panache et de mérite qu’à l’intérieur d’un chaudron d’eau bouillante, mais, il en prenait conscience en cet instant, aucune mort, même la plus glorieuse, n’était préférable à la vie. La vie était une chance formidable, unique, un présent magnifique que galvaudaient les habitants de Luprat et des autres territoires.

Déjà, à l’autre bout de l’étable, les lueurs de torches retroussaient l’obscurité et se reflétaient sur les pavés arrondis et lisses. Alors Véhir se souvint que les grognes chargés du bois de chauffage se servaient de leurs fronts pour fendre les bûches. Il les revit prendre leur élan et foncer la tête en avant vers le bout de tronc coincé contre un mur. Ils le faisaient d’ailleurs autant par défi que par nécessité. Leur couenne se déchirait parfois et des filets sanglants se croisaient autour de leur groin, mais jamais on n’avait vu le bois, même le chêne le plus coriace, résister à leur os frontal.

« Écartez », fit-il à la hurle.

La surprise déplissa le museau de Tia, mais elle pressentit que lui seul avait la possibilité de débloquer la situation et elle obtempéra. Véhir se recula de dix pas avant de s’élancer vers la porte. Un doute s’insinua dans son esprit au milieu de sa course. Il ralentit, puis le vacarme de la meute l’aiguillonna, et il accéléra à nouveau, le front en avant, se crispant dans l’attente du choc.

Il ne ressentit pas grand-chose lorsqu’il percuta le panneau inférieur de la porte. Il y eut un grand craquement, le bois vola en éclats, des échardes se fichèrent dans sa couenne – pas dans ses yeux, heureusement –, des filets tièdes coulèrent sur ses joues. Emporté par son élan, il roula sur un sol dur de l’autre côté et se rétablit quelques pas plus loin. Il était passé dans une pièce en arc de cercle toute en longueur et très haute de plafond. La clarté laiteuse des étoiles se faufilait par d’étroites embrasures pour se pulvériser sur les reliefs d’une voûte majestueuse. Un ouvrage très ancien, dont les bâtisseurs actuels de Luprat étaient sans doute incapables de reproduire la solidité, la complexité. Véhir arracha machinalement une écharde fichée dans un côté de son groin et écrasa d’un revers de main les rigoles de sang. Des rochers naturels aux formes torturées servaient de support à la construction et saillaient du sol comme des racines pétrifiées.

« Par là ! »

Tia s’était glissée à son tour dans la brèche et, l’épée à la main, se dirigeait vers le fond de la casemate. Hébété, Véhir suivit la leude des yeux jusqu’à ce que les ondulations de sa cape s’évanouissent dans les ténèbres. C’était maintenant qu’il éprouvait la violence du choc contre le bois de la porte, maintenant que la douleur commençait à lui vriller le crâne, maintenant qu’il prenait conscience du filet poisseux de sang qui lui emprisonnait la face, les épaules et le torse. Maintenant qu’il était au bord de l’évanouissement. Son cerveau lui commandait de bouger, son corps refusait de s’exécuter, engourdi, comme séparé de son esprit. Pourtant, il restait parfaitement lucide, conscient que la meute des poursuivants ne tarderait pas à fondre sur lui. Il lança un regard éperdu vers le fond de la casemate, mais les ténèbres avaient digéré la silhouette de la hurle et l’avaient restitué à sa solitude, cette solitude qui l’avait toujours bercé au sein de la communauté de Manac et qui prenait une dimension terrifiante dans les ténèbres souterraines du château de Luprat.

Une main griffue s’abattit sur son épaule.

Déjà.

Il n’eut pas le réflexe de lever la dague.

« Qu’est-ce que tu aricotes ? »

Il reconnut l’odeur et la voix de la leude. Elle avait rengainé son épée et était revenue sur ses pas. Sa face pâle émergeait des plis du capuchon rabattu sur ses épaules. Ses yeux clairs étaient des puits d’inquiétude et de pitié – il n’aurait jamais cru qu’une hurle pût éprouver de la pitié pour un pue-la-merde.

« Les autres vont nous regrappir si ne descampissons pas. »

Tout en parlant, elle l’avait saisi par le poignet et le tirait vers la sortie de la casemate. Il n’opposait aucune résistance, mais ne faisait rien non plus pour sortir de son inertie, et elle devait s’arc-bouter sur ses jambes pour le contraindre à avancer.

« Faut d’abord sortir d’ici si voulons nous aruer en quête des dieux humains. »

Les mots de la leude glissaient sur la couenne de Véhir comme des gouttes légères et tièdes. Il ne parvenait pas à s’imprégner de la réalité de cette scène.

Tia perdit patience et décida d’administrer au grogne un traitement de choc : elle lâcha son bras et enfonça ses crocs dans la partie la plus charnue de son épaule. Des frissons de plaisir la parcoururent lorsque le sang bouillonna sous ses dents et lui inonda le palais. La viande du grogne, plus ferme que celle des gavards, avait également un goût plus fort, plus sauvage. Les frissons se transformèrent en contractions délicieuses, très proches sans doute des spasmes de jouissance qui secouaient les femelles saillies par les mâles – aucun mâle n’avait encore cueilli la fleur de Tia, mais Fro, très expérimentée en la matière, lui avait brossé un tableau détaillé des réactions physiologiques femelles durant l’accouplement. Elle fut tentée de s’abandonner à ses instincts et de le ripailler sur place. La gueule refermée sur l’épaule du grogne, elle émettait des gémissements à la fois voluptueux et plaintifs, voluptueux parce qu’elle avait l’impression de laper un élixir divin, plaintifs parce qu’un reliquat de raison lui conseillait de s’arrêter avant d’être débordée par ses sens.

Ce fut Véhir qui, cette fois, l’aida à surmonter l’ivresse dangereuse qui la gagnait. La douleur, aiguë, eut le même effet sur lui qu’une piqûre de frelon. Il s’ébroua pour échapper aux mâchoires puissantes de la hurle. Elle ne les desserra pas tout de suite, l’appétit de plus en plus aiguisé par le sang frais, les griffes rétractées dans ses bottes, les jambes ployées pour mieux résister aux remuements convulsifs de sa proie. Il fallut un coup de coude désespéré du grogne en pleine poitrine pour la contraindre à lâcher prise. Le museau et les babines marbrés de sang, elle renversa la tête en arrière et poussa un long soupir de protestation avant de poser sur Véhir un regard chaviré par les regrets.

Le ramdam des poursuivants s’amplifiait comme le froissement d’un vol de migrateurs à la lunaison des arbres défeuillés.

« Sui’j… je suis prêt à vous suivre, asteur », dit le grogne.

Les dents de la leude lui avaient cisaillé l’épaule. Elle hocha la tête avec une expression de tristesse poignante qui témoignait de la violence de sa frustration. Elle s’essuya les lèvres d’un revers de manche, remonta son capuchon sur sa tête et pivota sur elle-même avec une telle vivacité que sa cape s’enroula autour de son corps.

 

Le souterrain ne partait pas de la casemate proprement dite, mais d’une galerie contiguë creusée dans le rocher et prévue pour permettre aux troupes de se déplacer en toute sécurité entre le fossé sud et le grand fossé nord. Tia n’était pas encore née lorsque les armées d’Ursor et de Gupillinde avaient cerné le château, mais Fro lui avait raconté comment, après des jours et des jours de siège, les troupes du comte H’Gof, « votre grand-père, ma leude », avaient quitté en pleine nuit l’enceinte de Luprat, s’étaient rassemblées silencieusement dans la forêt et, à l’aube, avaient pris les assaillants à revers, changeant ainsi le cours d’une guerre qu’on avait longtemps crue perdue.

Les éclats de voix des poursuivants taillaient en pièces le silence des entrailles du castel. De grosses pierres posées les unes sur les autres bouchaient l’entrée du souterrain. Tia entreprit de la dégager, bientôt imitée par Véhir, qui oublia la blessure à son épaule pour remuer des blocs plus lourds que des sacs de blaïs. Ils ouvrirent un passage en haut du monticule. Les éclats menaçants des torches léchaient déjà les parois et le sol rocheux de la galerie. La leude aida Véhir à franchir la musse étroite avant de s’y enfourner elle-même. Sa cape se prit sur l’aspérité d’une pierre et se déchira du haut en bas. Elle dévala l’éboulement de l’autre côté et rattrapa en quelques foulées le grogne dont les pieds martelaient lourdement la terre battue, dont les bras giflaient l’obscurité comme des branches battues par les rafales.

Ils coururent sans se retourner pendant un temps qui parut interminable à Véhir. Leurs épaules se frottaient aux parois, ils trébuchaient sur les arêtes des pierres effondrées de la voûte et serties dans la terre. Ils pouvaient maintenant distinguer les silhouettes lointaines et gesticulantes de leurs poursuivants, qui, grâce à la lumière des torches, gagnaient inexorablement du terrain.

Tia s’obligeait à modérer son allure pour rester au contact du grogne. Le moment approchait où elle devrait l’abandonner à son sort si elle voulait garder une chance de semer ses congénères et de regagner ses appartements sans être découverte. Elle savait qu’elle n’aurait pas le courage de poursuivre l’aventure seule. Elle avait repoussé le moment du départ jusqu’à ce qu’elle découvre le prisonnier allongé sur les dalles de la grande salle des réceptions et qu’elle l’entende parler des dieux humains. Elle avait alors établi le lien entre le grogne et les chants d’Avile le trouvre, elle avait compris qu’elle avait sous les yeux la seule créature du pays pergordin capable de l’accompagner sur les chemins du Grand Centre. Et tant pis si c’était un pue-la-merde, un pichtre d’une communauté agricole, de la bonne et belle ripaille sur pattes. Sans lui, sans le feu qui brûlait dans ses yeux, elle se refroidirait, elle renoncerait à ses aspirations, elle rentrerait dans le rang, elle redeviendrait la fille septième du comte H’Mek et l’épouse tierce du seur H’Wil. Elle retardait jusqu’à l’inéluctable le moment d’abandonner cet étrange compagnon de fortune. Elle jetait de fréquents coups d’œil en arrière, voyait se rapprocher les sbires du seur H’kor, entendait les raclements de leurs épées sur les parois, leurs grognements, leurs halètements. Les torches transformaient le souterrain en une coulée de fureur et lumière qui bientôt les rattraperait et les engloutirait.

Une pierre se détacha soudain du plafond et dégringola au-dessus d’eux comme un oiseau fauché par la flèche d’un archer. Un court éboulement de terre s’en suivit, puis la chute d’autres pierres, plus petites. Tia revint sur ses pas, observa, à la lueur incertaine des torches, l’endroit de la voûte d’où étaient tombées la terre et les pierres : un étai de bois, rongé par l’humidité et fendu jusqu’au cœur, ployait dangereusement sous le poids de sa charge. Essoufflée, elle évita de regarder en direction des poursuivants, réprima l’impulsion qui lui ordonnait de reprendre ses jambes à son cou, dressa son épée à la verticale et en ficha la pointe dans le bois pourri de la poutre. Une pluie de terre et de cailloux lui cribla le crâne et les épaules.

« Reconnais icelle ! rugit un poursuivant. On… on dirait la leude Tia, la fille septième du comte ! »

Les sbires de H’Kor n’étaient plus qu’à une quinzaine de pas. À moins de les occire tous, Tia ne pouvait plus maintenant effacer son forfait ni retrouver sa place à la cour de Luprat. Elle frappa à nouveau la poutre vermoulue, provoqua une deuxième chute de terre et de pierres. Un craquement sinistre couvrit pendant quelques instants les claquements de bottes et les cris des poursuivants.

« Vite ! Elle aspère à boucher le… »

Au troisième coup, l’étai céda et la voûte s’effondra dans un grondement prolongé. Tia eut tout juste le temps de se jeter en arrière pour esquiver les plus grosses pierres. Une grêle de terre s’abattit sur elle, lui cingla le dos, mais, s’appuyant sur son épée, elle parvint à rester debout et à s’éloigner de la zone dangereuse. L’éboulement avait soulevé une poussière épaisse qui lui piquait les yeux et s’infiltrait dans sa gorge. Le grondement s’interrompit et le silence, à nouveau, se déploya dans les entrailles de la terre. Chancelante, Tia progressa à tâtons dans l’obscurité jusqu’à ce qu’elle aperçoive la silhouette grise du grogne figée contre la paroi.

« Qu’est passé ? » demanda Véhir.

La leude toussa, expulsa la poussière de sa gorge et de ses narines avant de répondre.

« Un éboulis. »

Le grogne regarda derrière lui, ne distingua plus les flammes menaçantes des torches. De même il ne décelait plus aucun bruit dans la paix profonde qui, à nouveau, régnait sur le souterrain. Alors délivré du fardeau de la peur, il oublia la faim, la soif, la douleur, et jouit sans retenue du formidable bonheur d’être en vie.

 

Tia et Véhir marchèrent pendant deux jours et deux nuits à travers le pays de la Dorgne en suivant la direction de l’est. Ils ne s’arrêtaient que le temps de croquer quelques truffes rances pour le grogne et quelque gibier cru pour la hurle. Ils avaient traversé une rivière – la Zère, la Dorgne ? – à plusieurs reprises afin de brouiller leur piste.

À l’aube du premier jour, ils avaient détroussé un voyageur gronde, le dépouillant non seulement de ses vêtements et de ses chaussures, mais également de sa bourse, gonflée de pièces en bronze monnayables dans un grand nombre de contrées, et d’un pain de blaïs sur lequel s’était immédiatement jeté Véhir. Le gronde, aussi massif qu’un bœuf, avait essayé de se défendre, mais sa lenteur ne lui avait laissé aucune chance face à la hurle, dont l’épée lui avait transpercé le cœur avant qu’il n’ait eu le temps de tirer sa propre hache. Véhir avait été impressionné par l’épaisseur du torse et des bras de leur victime, couverts d’un poil brun et luisant sur lequel les gouttes de sang glissaient comme sur des plumes de canard. Avant de les enfiler, il avait raccourci la brague et la tunique à l’aide de la dague, puis il avait bourré les bottes, beaucoup trop grandes pour lui, avec les chutes de tissu. Il avait enfoui le tout sous le long pardessus fait d’une laine rêche et grise d’où s’exhalait une tenace odeur de bêle.

Tia s’était débarrassée de sa cape à demi déchirée et l’avait remplacée par une mante à capuche dérobée sur un fil à linge dans la cour intérieure d’une maison de maître – la ferme d’une famille hurle qui vivait en dehors de Luprat et qui exploitait ses terres à l’aide de ses serviteurs grognes, hennes ou mêles. La leude avait également barboté un passe-montagne qui permettait au grogne de se voiler entièrement la face en cas de mauvaise rencontre. Jusqu’alors, les quelques prédateurs errants qu’ils avaient croisés ne leur avaient pas prêté attention.

Un soir cependant, un glape au poil roux et à l’œil vif vint leur tenir compagnie sur la rive du lac où ils avaient prévu de dormir. Bien qu’ils n’eussent pas allumé de feu malgré l’humidité froide et pénétrante, bien qu’ils eussent pris la précaution de s’abriter sous un grand rocher, le glape surgit de la nuit et s’assit en face d’eux sans leur demander leur avis. Sans doute ressentait-il l’irrépressible besoin de parler, car, sitôt installé, il se mit à raconter son histoire. Il portait en bandoulière une longue sarbacane taillée dans un bois blanc et lisse ainsi qu’un étui de cuir qui contenait probablement des dards envenimés. Les glapes avaient élevé la fourberie au rang d’une vertu et leurs armes, qui donnaient une mort sournoise, en étaient l’illustration la plus patente. Tia ne les prisait guère, moins encore depuis qu’ils avaient conclu un traité de paix avec leurs « cousins hurles » et qu’ils circulaient en toute liberté dans le comté de Luprat. Un proverbe hurle disait qu’accorder sa confiance à un « cousin roux » de Gupillinde revenait à armer la main qui s’apprêtait à vous enfoncer le couteau dans le cœur. Celui-ci s’en revenait chez lui après des lunaisons et des lunaisons passées au service de l’armée du roi d’Ophü.

« Les siffles sont créatures étranges, cruelles, difficiles à comprendre pour nous autres viandards à sang chaud. Goburent leurs proies vivantes et restent des jours et des jours sans rien aricoter d’autre que de digérer. Leurs p’tios naissent dans des œufs, à l’intérieur du ventre de leur mère ainsi que les vipereaux de chez nous.

— Pourquoi être resté si longtemps chez iceux ? » demanda Tia.

Elle s’était efforcée de dissimuler son inquiétude dans la neutralité de sa voix. En bon prédateur, le glape s’était placé dans le sens du vent, et elle craignait qu’il ne détecte l’odeur du grogne sous ses vêtements grondes. Emmitouflé dans le pardessus et le passe-montagne, immobile, silencieux, Véhir évitait de croiser les yeux jaunes et pénétrants de l’intrus. Heureusement, aucune étoile ne brillait dans un ciel plus noir que le cœur d’un lai.

« Parce qu’iceux paient en bonnes et belles pièces de bronze et qu’ai attendu d’en avoir amassé une assez grande quantité pour m’en retourner à Gupillinde. Mais vous, la hurle, qu’est-ce qu’une leude de votre qualité peut bien aricoter aussi loin du castel de Luprat ?

— Comment savez que je suis une leude ? » releva Tia avec une pointe d’agressivité.

Le glape écarta les bras en un geste d’apaisement. Un chuintement irritant s’exhala de ses vêtements faits d’un mélange d’écailles et de mailles métalliques.

« Votre allure, votre face, votre parlure : je sais reconnaître une courtisane au premier coup d’œil. Quand icelles s’aruent en pleine campagne, sont d’habitude escortées par une escouade de prévôts ou de gardes du corps. Pas par un failli gronde qu’a l’air aussi vivace qu’une limace.

— Auriez tort de vous fier aux apparences ! fit Tia avec une précipitation révélatrice de son embarras. Il est peut-être muet, mais…

— Pas besoin de vous justifier, ma leude, l’interrompit le glape avec un sourire cauteleux qui dévoila ses petites dents pointues. N’avez pas devant vous un prévôt ou un lai, seulement un pauvre pichtre qui s’en retourne chez lui après un trop long séjournement chez les siffles. N’avez aucun compte à me rendre, pouvez roupir sur vos deux oreilles… »

Mais, au cours de la nuit, Tia eut l’occasion de vérifier que les proverbes avaient un fond de vérité et que les déclarations du glape dissimulaient des intentions nettement moins avouables.

 

Des bruits tirèrent la hurle de son sommeil. Elle se redressa et chercha des yeux la silhouette de Véhir. Il avait disparu, ainsi que le cousin roux de Gupillinde. Le vent avait dispersé les nuages et découvert un croissant de lune qui déposait une clarté céruse sur les rochers, sur les roseaux environnants, sur l’eau figée du lac. Tia se secoua pour chasser les lambeaux de sommeil et débrouiller ses pensées. Elle se leva, tira son épée et se dirigea d’un pas encore hésitant vers les ahanements et les frottements qui s’envolaient comme des oiseaux de mauvais augure dans le silence nocturne. Elle discerna deux formes agitées et entremêlées en contrebas sur la rive du lac. Un reflet de lune miroita un court instant sur le métal d’une lame. Elle reconnut le glape, vêtu de sa seule brague et dont le torse s’habillait d’un poil fauve et ras. Après avoir arraché son passe-montagne à Véhir, il tentait de lui percer la jugulaire avec la pointe de son poignard. Comme tous les prédateurs, il aimait d’abord saigner ses proies avant de les ripailler. Le grogne, allongé sous lui, lui offrait une résistance farouche malgré son épaule blessée – Tia s’en voulut de l’avoir mordu aussi profondément.

Un hurlement déchira la nuit. La leude vit les deux adversaires rouler entre les roseaux et basculer dans l’eau. Folle de rage – contre elle-même surtout, qui s’était laissée emberlificoter par les beaux discours de ce finaud de glape –, elle se précipita vers le bord du lac, écarta les roseaux et scruta la surface de l’eau. Elle ne distingua que des remous à l’endroit où le grogne et le cousin roux avaient disparu. Des remous, et un liquide plus sombre qui était sans doute du sang. Elle ne savait pas si Véhir savait nager, ils s’étaient débrouillés pour garder pied lorsqu’ils avaient traversé et retraversé la rivière deux jours plus tôt. Sans cesser de surveiller la surface de l’eau, elle dégrafa fébrilement sa mante puis se débarrassa de son ceinturon, de son épée, de ses bottes et de sa robe. La fraîcheur piquante lui mordit la poitrine et le ventre. Sa peau presque glabre, la peau délicate et lisse d’une aristocrate, n’était pas exercée à affronter les températures des lunaisons préhivernales. Elle hésita un petit moment puis, retenant sa respiration, elle sauta dans l’eau. Elle crut qu’elle avait plongé à l’intérieur d’un bloc de glace. Le lac étant profond à cet endroit, elle coula comme une pierre, puis, l’air commença à lui manquer et elle remua les bras et les jambes, avec lenteur d’abord, de plus en plus vigoureusement ensuite, entama sa remontée et déboucha enfin à l’air libre. Elle vomit les serpents d’eau glacée qui furetaient dans ses narines, dans sa bouche, dans sa gorge, prit une profonde inspiration, aperçut un corps qui, un peu plus loin, dérivait sur un faible courant.

Elle s’en rapprocha à la nage et identifia le glape. Il flottait sur le dos, un filet de sang s’écoulait d’une longue estafilade à son flanc. Il ne bougeait plus, la gueule entrouverte, la langue pendante, les yeux fixes, les bras et les jambes écartés. Tia se sentit gagnée par un engourdissement pernicieux et jugea urgent de sortir de l’eau. Elle eut toutes les peines du monde à regagner la berge et à se hisser sur la terre ferme. Elle s’enveloppa dans sa mante et fouilla à nouveau des yeux la surface du lac. Le glape continuait de dériver au second plan, mais elle ne vit pas le corps du grogne. Aucune créature terrestre ne pouvait rester aussi longtemps dans l’eau sans respirer.

Le tissu épais de la mante n’empêchait pas Tia de grelotter. Des gouttes piquetaient son pelage, se faufilaient sous son vêtement, dessinaient des arabesques glacées sur son échine et ses mamelles. Elle s’était imaginée taillée pour l’aventure, pour les destinées héroïques, il avait suffi de la sournoiserie d’un cousin roux pour briser ses rêves de pucelle. Dépossédée de son rang, de sa fortune, de ses privilèges, elle ne pouvait plus demeurer dans le comté, encore moins retourner au château de son père. Son coup de folie l’avait condamnée à une vie de solitude et d’errance, comme ces prédateurs bannis de leurs clans qui s’échouaient parfois sur le territoire de Luprat. L’idée de s’aruer dans le Grand Centre ne lui effleurait même plus l’esprit, ce voyage n’avait aucun sens sans la compagnie du grogne.

Animée par l’espoir un peu fou de voir Véhir surgir entre les roseaux frissonnants, elle resta immobile et grelottante sur le bord du lac jusqu’à ce qu’un banc de nuages eût dérobé le ciel étoilé. La pluie se mit à tomber, rageuse, blessante. Elle ramassa ses vêtements, ses bottes, son épée, et, le cœur en berne, alla se réfugier sous le rocher.

 

Elle ne sut ce qui la réveilla, ou la caresse mutine d’un rayon de soleil ou la sensation persistante d’être observée. Le corps et l’esprit gelés, elle avait fini par sombrer dans un sommeil sans saveur.

Son premier réflexe fut de saisir son épée et de la lever au-dessus de sa tête. Surprise par sa réaction, une ombre bondit sur le côté et disparut derrière un rocher. Elle sauta sur ses jambes, se défit de sa mante d’une rotation du buste et, entièrement nue, se lança à la poursuite du rôdeur.

Elle ne courut pas longtemps, une dizaine de pas tout au plus. La surprise la cloua sur place lorsqu’elle reconnut le poil roux et la brague écailleuse du glape, qui filait ventre à terre en direction de la forêt. Les premiers instants de stupeur passés, elle faillit éclater de rire : le coup du mort était l’une des farces les plus célèbres des cousins roux, et pourtant, celui-ci l’avait exécuté avec un tel talent qu’elle avait donné tête baissée dans le panneau. Il était revenu sur ses pas, sans doute pour récupérer ses vêtements roulés en boule sous le rocher, peut-être même pour la tuer et lui voler ses bottes, sa mante, sa bourse et son épée. Bien que deux fois plus rapide et puissante que lui, elle renonça à se lancer à ses trousses. La traque risquerait de l’emmener jusqu’au zénith du soleil, et il lui fallait franchir au plus vite les frontières du comté. Elle ne tenait pas à être capturée par les prévôts et ramenée pieds et poings liés devant son père, devant la vieille Fro, devant ses frères, devant les leudes et les seurs de la cour de Luprat.

Elle étira ses membres encore engourdis sous le soleil déjà chaud. Ni le bleu tendre du ciel annonciateur d’une belle journée ni le chant serein des oiseaux ne parvinrent à chasser sa mélancolie. Son regard tomba sur le passe-montagne et le pardessus du grogne à demi recouverts d’éclats de boue. Elle se reprocha encore une fois sa naïveté de pucelle. Elle avait expérimenté avec Véhir une brève complicité qu’elle n’avait jamais trouvée chez ses congénères hurles. Pas même chez la vieille Fro. Les croyances rapprochaient davantage les êtres que l’instinct ou l’appartenance à un clan. L’odeur d’un lièvre qui passait non loin lui rappela qu’elle mourait de faim.

Les roseaux s’agitèrent au bord du lac. La brise, si légère qu’elle peinait à rider la surface du lac, ne suffisait pas à expliquer ce friselis. Tia ne put retenir une exclamation de surprise. Une tête apparaissait entre les panaches ployés des plantes aquatiques.

La tête ruisselante et pâle d’un grogne.

Plus légère tout à coup qu’un duvet d’oisillon, la leude s’avança vers Véhir avec un large sourire. Elle remarqua la tige d’un roseau coincée entre ses lèvres bleuies par le froid et comprit comment il avait réussi à rester aussi longtemps dans l’eau. Le grogne s’était montré encore plus rusé que le glape. Elle dut le tirer par le bras pour l’aider à se hisser sur la rive, puis, comme il s’avérait incapable d’esquisser le moindre geste, elle lui retira sa tunique, ses bottes et sa brague. Elle ne réussit pas en revanche à dénouer ses doigts crispés sur le manche de la dague. La vue de sa couenne étalée au soleil déclencha chez elle une salivation intense, une envie folle de déchirer son abdomen, de fouir du museau ses viscères chauds. Elle avait choisi un bon partenaire, plus fort et madré que ne le laissait supposer son apparence, mais il avait le gros défaut d’être appétissant et, si elle ne trouvait pas rapidement quelque chose à se mettre sous les crocs, elle ne pourrait pas s’empêcher un moment ou l’autre de se jeter sur lui pour le ripailler.