Chapitre 14

Ssenal

 

Un henne fut un jour surpris en train de saillir une glousse derrière un buisson.

On cria sitôt scandale, on manda les prévôts, les lais de l’Humpur, on jugea les deux fautifs à être écartelés par des chevaux, à subir l’épreuve de l’ébouillage, et enfin, à être jetés dans les flammes du bûcher.

La voix d’un vieux mêle s’éleva de l’assistance :

« Pourquoi donc les traiter si durement pour une saillie qui est en principe impossible ?

— N’avons pas jugé le fait, mais l’intention, dit l’archilai.

— Si vous exécutiez tous ceux qui ont des mauvaises pensées, ne resterait plus grand monde dans le pays de la Dorgne. »

Tous rirent autour du vieux mêle, car il parlait de vérité.

On rit moins lorsque les prévôts vinrent l’agrappir et le hissèrent avec les deux condamnés sur le bûcher.

 

Souvent les puissants prêchent la fausse vérité, malheur à çui qui proclame la vérité vraie.

 

Les Fabliaux de l’Humpur

 

Le messager, un officier des troupes déployées sur la frontière occidentale, se traîna péniblement dans le couloir qui donnait sur la salle du trône. Engourdis, les gardes négligèrent de lui confisquer ses armes et de lui poser les questions d’usage. Surpris par les premières vagues de froid, les siffles n’avaient pas eu le temps de prendre les dispositions habituelles : ils n’avaient pas réactivé l’immense chaudière centrale qui chauffait les nids, les places et les galeries de la cité souterraine, ils n’avaient pas comblé les fossés ni érigé la triple rangée de herses métalliques qui protégeaient le cœur d’Ophü des incursions des clans voisins, ils n’avaient pas recensé les élevages de rongeurs et d’insectes qui constituaient la base de leur nourriture durant les lunaisons hivernales, ils n’avaient pas disposé les guetteurs miaules et cousins roux aux frontières du royaume…

Les oracles du temple de l’Humpur n’avaient pas prédit la précocité de l’hiver. Convoqués par le roi Ssenal, sommés de se justifier, l’archilai et ses assesseurs avaient déclaré que les dieux humains envoyaient cette épreuve au roi afin de lui signifier leur colère : n’avait-il pas fait preuve d’une faiblesse indigne d’un souverain en refusant d’exécuter sa douzième épouse, Ssassi, la félonne qui avait placé ses intérêts individuels au-dessus de l’intérêt commun ? Tant que les prévôts n’auraient pas regrappi la mère et l’enfant, de graves menaces continueraient de planer sur le royaume. Sur le conseil des premières épouses, le clergé avait exploité les circonstances pour convaincre Ssenal, jusqu’alors irrésolu, d’en finir une bonne fois pour toutes avec sa favorite. Cinq autres détachements avaient été expédiés sur les traces de la fugitive avec pour ordre de rapporter sa tête et celle du p’tio au palais d’Ophü.

Le messager s’avança dans la salle du trône. Une activité léthargique et des conversations en sourdine évinçaient l’agitation bruissante qui caractérisait d’ordinaire cette pièce, la plus vaste et la plus fréquentée du palais royal. Des colonnes de lumière diurne tombaient d’invisibles bouches, s’écrasaient en flaques pâles sur les dalles de pierre, éclaboussaient les mosaïques et les bas-reliefs des murs, soulignaient les clefs des voûtes élégantes qui couraient entre les piliers. Des serviteurs vêtus de costumes de laine entassaient du bois mort, des excréments séchés et des bûches dans le foyer central. Leurs gestes s’effectuaient au ralenti, comme s’ils traînaient un poids à chaque bras, à chaque jambe. Des épouses royales, reconnaissables à leurs bijoux métalliques et à leurs lourdes robes brodées, bavardaient dans les recoins sombres avec des pairs du royaume enveloppés dans les capes ornées du serpent et du sabre. Des courtisans emmitouflés sous des peaux de mêle retournées ou des fourrures de bêtes sauvages s’entretenaient à voix basse avec des lais de l’Humpur sanglés dans leurs sempiternelles chasubles noires.

Affalé sur le trône de pierre dressé au milieu de la salle, le roi Ssenal paraissait isolé, écrasé de tristesse et d’ennui. À hauteur de son œsophage, une boule caractéristique écartait les pans relâchés de son habit royal, une houppelande fourrée, sans manches et de couleur brune sous laquelle il portait une tunique et une brague de laine écrue. Il avait avalé deux gros rats entiers au lever du jour, et le deuxième était visiblement resté coincé quelque part entre sa gueule et son estomac. La gourmandise et l’obésité de Ssenal étaient devenues les sujets favoris de raillerie dans les couloirs du palais et dans les galeries de la cité souterraine. On se gaussait de son museau court, de son triple ou quadruple menton, de son corps adipeux et plus écailleux que celui d’une couleuvre, de son sceptre reproducteur de la longueur d’un pouce de p’tio et de l’épaisseur d’un lombric, de ses digestions problématiques, de son haleine de rat… On évitait cependant d’en rire devant lui, car sa mollesse et sa lourdeur apparentes dissimulaient une perspicacité rare, et il orchestrait les grâces et les disgrâces avec une habileté et une cruauté diaboliques. Nombreux étaient les comploteurs et les impudents cueillis à l’aube par les prévôts, précipités dans une oubliette ou agenouillés devant le billot d’un exécuteur.

Ssenal se redressa avec lenteur et darda ses yeux d’un jaune pâle sur le messager. Les conversations s’étaient interrompues alentour. Tous fixaient le nouvel arrivant, dont la cotte poussiéreuse et l’état d’épuisement indiquaient qu’il venait d’effectuer une longue course. Son chevac s’étant écroulé d’épuisement dans la forêt profonde qui ceinturait Ophü, il avait dû parcourir à pied les dernières lieues, un effort considérable pour un siffle en état de préhibernation. Les doigts boudinés du roi se promenèrent sur les écailles rigides de son crâne et les deux extrémités pointues de sa langue furetèrent pendant quelques instants dans les cavités anormalement larges de ses narines.

« Eh bien, parle. »

La voix de Ssenal, une voix étranglée de siffline, faisait également l’objet de bon nombre de plaisanteries parmi les courtisans.

« Sssuis mandaté par votre connétable Ssabor pour vous annoncer qu’avons de graves sssoucis à la frontière de l’Ouest, sssire », déclara l’officier.

Ssenal eut un geste de surprise qui eut le mérite de débloquer le rat coincé dans son œsophage.

« Des sssoucis avec les grignoteurs de Muryd ?

— Ces guingrelins n’en auraient pas les coïlles, sssire, répondit le messager. Il sss’agit de hurles, plusieurs centaines, cottés de métal, armés jusqu’aux dents. Les éclaireurs cousins roux et miaules les ont vus progresser à marche forcée dans notre direction.

— Des… hurles ? » ânonna le roi.

Son service de renseignement, l’un des mieux organisés du pays de la Dorgne pourtant, n’avait signalé aucun mouvement de troupes dans le comté de Luprat. Si Ophü n’avait pas grand-chose à craindre des ronges de Muryd, les hurles étaient des adversaires autrement redoutables. Puissants, courageux, féroces, ils avaient de surcroît choisi le moment idéal pour passer à l’offensive, les prémices de l’hiver, une période critique pour les siffles dont l’engourdissement les rendait aussi vulnérables que des nouveau-nés. Ssenal lança un regard furibond à l’archilai, debout aux côtés de sa première épouse près de la margelle du foyer central. Les oracles du temple n’avaient pas davantage prévu l’incursion des hurles que l’arrivée de l’hiver. Il se retint d’apostropher le responsable du clergé. Il connaissait par cœur ses arguments : les voies impénétrables de l’Humpur, les impondérables du pouvoir, le temps des épreuves… Ssenal savait également que la prédiction au sujet de l’enfant de Ssassi n’était que le résultat de manœuvres destinées à éliminer la douzième épouse, mais, bien que Ssassi fût nettement supérieure aux autres dans l’art de ragaillardir son sceptre capricieux, il avait cédé à la pression des lais. Leur caution était nécessaire à la légitimité de son règne. Tant qu’ils le reconnaîtraient publiquement comme le souverain d’Ophü, les courtisans se contenteraient de complots de langue. Les autres épouses, les intrigantes, ne perdaient rien pour attendre. Il se délecterait de les voir se traîner à ses pieds pour implorer son pardon. Il réquisitionnerait ensuite, à la cour ou dans les rues d’Ophü, de jeunes pucelles qui l’aideraient à oublier les caresses enjomineuses de Ssassi.

« Le connétable Ssabor requiert auprès de Votre Majesté l’ordre de masser les troupes à la frontière », reprit le messager.

Ssenal se secoua pour chasser la léthargie engendrée par la deuxième digestion. La saveur musquée du rat et celle, acide, de ses propres sucs lui irritèrent la gorge.

« Qu’il les regroupe avec discrétion, déclara-t-il. Puis qu’il dépêche une ambassade auprès du chef de ces hurles et qu’il me tienne informé du résultat de sssa démarche. Sssi les hurles ssse montrent intraitables, il devra feindre de leur céder le passage…

— Mais, Ssssire… »

Les yeux de Ssenal flamboyèrent et dissuadèrent le messager d’insister.

« Pendant ce temps, nous aurons préparé une deuxième ligne de défense, juste devant Ophü. Quand ils ssseront à portée de nos balistes, et seulement à ce moment-là, Ssabor déploiera ssses troupes pour les prendre à revers. »

L’officier se fendit d’une profonde révérence, autant pour montrer qu’il avait parfaitement reçu les ordres de son souverain que pour rendre hommage à son habileté stratégique. Le règne de Ssenal avait été marqué par trois guerres, la première contre des hordes venues du nord et chassées de leurs territoires par la famine, la deuxième contre le clan aboye de Uaar-K’end, la troisième contre les troupes ailées du conquérant glate Okole. Elles s’étaient terminées toutes les trois par le triomphe des siffles. Les têtes d’Uaar-G’end et d’Okole, réduites et conservées dans un macérat de plantes, avaient orné pendant plus d’un cycle le linteau de la porte principale de la cité d’Ophü. Les courtisans raillaient leur souverain et ses petits travers, mais ses soldats lui vouaient une admiration et une fidélité sans faille.

La première épouse, une femelle dont le durcissement des écailles, l’affaissement des épaules et l’assèchement de la peau trahissaient un vieillissement accéléré, s’avança d’une démarche souffreteuse vers le trône. Comme elle n’avait pas donné d’héritier mâle à son royal époux, elle compensait par l’intrigue ce qu’elle n’avait pas su acquérir par son ventre. De la vipère elle n’avait pas que la langue et le venin, elle tenait l’art et la manière d’enjominer ses interlocuteurs. Seule Ssassi, peu influençable malgré son jeune âge, avait refusé de se laisser enfermer dans ses pièges. Elle avait donc manœuvré auprès des autres épouses et du clergé pour hâter la disgrâce de la favorite du harem royal. Pas question que le rejeton de la dernière arrivée, une pucelle achetée par les fournisseurs du roi dans les quartiers les plus profonds de la cité, une engeance roturière, vienne chasser du trône d’Ophü les autres princes héritiers, tous issus de familles aristocratiques.

« Le malheur est sssur nous, Sssire. » Sa voix, forte, claire, offrait un contraste saisissant avec le délabrement de son corps. Les innombrables bracelets métalliques qui ceignaient ses avant-bras tintèrent les uns contre les autres. « Et nous en connaissons tous la responsable : votre douzième épouse, qui a refusé d’ouïr les sssages préceptes de l’Humpur. »

Ssenal enveloppa la première épouse d’un regard insondable, puis, d’un geste de la main, il congédia le messager, qui fit claquer ses solerets sur les dalles, s’inclina et sortit de la salle d’un pas aussi pressé que possible.

« Nous venons d’entrer en temps de guerre. » Les intonations aigrelettes du souverain siffle étaient maintenant des flèches acérées. « L’heure n’est pas aux règlements de comptes entre épouses. Nous devons unir toutes nos forces, et vos manœuvres ont expédié plusieurs dizaines de nos sssoldats et de nos éclaireurs sur les traces d’une femelle en fuite. Aussi je vous conseille de clapper votre gueule et de disparaître dans votre nid. »

Les protestations de la première épouse s’étranglèrent dans sa gorge et sa langue imprudente revint se nicher entre ses crochets jaunâtres. La menace hurle offrait à Ssenal une magnifique opportunité de se venger des intrigantes de son harem.

 

Le connétable Ssabor laissa errer son regard sur l’armée hurle regroupée de l’autre côté de la frontière. Moins fournie que ce que lui en avaient rapporté les éclaireurs cousins roux, elle restait néanmoins impressionnante. Il dénombrait environ trois cents cavaliers, caparaçonnés de métal, armés d’espadons, de piques, de masses d’armes, de boucliers ovales. Leurs capes et leurs gonfalons noir et rouge flottaient et claquaient aux bourrasques violentes qui balayaient le cirque blanchi par la neige. Les minces fentes oculaires de leurs heaumes cylindriques, luisants, empanachés, les rendaient difficiles à enjominer. Les siffles devraient donc en appeler à la force pure et, malgré les grands feux qui brûlaient sans discontinuer depuis l’aube, ils n’étaient pas encore sortis de leur préhibernation. Plus inquiétante encore était cette nuée criarde de grolles qui tournoyaient sans relâche au-dessus des cavaliers. Quand les petits charognards noirs campaient ainsi dans le sillage d’une troupe, c’était qu’ils étaient assurés d’y trouver leur pitance favorite : les cadavres.

Le roi Ssenal avait fait preuve de sagesse en enjoignant à Ssabor de dissimuler son armée et de ne pas opposer de résistance. Si elle n’ajoutait rien à son prestige de connétable, cette dérobade laisserait à ses soldats le temps de recouvrer leur vigueur et permettrait par la même occasion de prendre les hurles dans une tenaille. En attendant, il lui fallait aller à la rencontre du chef de cette vague noir et rouge figée à l’entrée du cirque et tâcher de savoir ce qu’il avait derrière la tête. Ssabor flatta machinalement le flanc de son chevac. Il ignorait si les hurles respectaient les us de guerre et, comme il ne voulait pas risquer la vie de ses officiers et de ses soldats, il avait décidé de réduire l’ambassade à sa seule personne. Le vent dissipait la fine pellicule de neige et dénudait par endroits le sol rocheux et brun.

« Ssss, ssss. »

Il éperonna sa monture et se lança au grand galop au travers du cirque. L’air frais, piquant, accentua immédiatement son engourdissement et il dut entourer de ses deux bras l’encolure du chevac pour se maintenir en selle. Tandis que sa tête ballottait de part et d’autre de la crinière ondulante, il ne rêvait que de s’allonger sur sa couche, de goburer un rat bien gras et de serrer contre lui le corps lisse d’une femelle. De Ssassi, par exemple, la douzième épouse du roi qui, durant deux cycles, s’était glissée une nuit sur trois hors du harem pour le rejoindre dans son nid. Ssassi l’enjomineuse qui était passée avec une aisance désinvolte des bras du souverain d’Ophü à ceux de son connétable. Ssassi qui avait été ensemencée par l’un des deux – cela ne pouvait être le roi, son auguste semence avait perdu depuis bien longtemps sa vitalité – et qui, victime d’un complot, s’était enfuie le jour même où il partait en tournée d’inspection à la frontière de l’ouest. Leurs étreintes passionnées auraient pu leur valoir une mort atroce. De toutes les femelles siffles du royaume d’Ophü, seules les épouses du harem royal n’étaient pas autorisées à s’accoupler avec les mâles de leur choix, mais le danger était un stimulant irremplaçable et…

Une violente secousse le tira de ses rêveries. Il se rendit compte que sa tête pendait pratiquement à hauteur de son soleret droit et que son chevac, livré à lui-même, avait dévié de sa course. Les effets de la préhibernation, un état somnolent, hypnotique, où les rêves se déguisaient en réalité, où le passé se conjuguait au présent, où les pensées s’étiraient en spirales lentes et fascinantes. Il tira sur les rênes aussi énergiquement que possible, redressa la course du chevac et s’efforça de garder les yeux braqués sur la haie rouge et noir de la horde hurle.

Un cavalier se détacha de la troupe et vint à sa rencontre au petit trot. Il en fut soulagé : ils auraient pu lui expédier, en guise de bienvenue, une pierre, un trait ou une flèche.

Le hurle et le siffle immobilisèrent leurs montures à dix pas l’un de l’autre. Le vent tirait déjà une dentelle de neige sur les traces de leurs montures. Le ciel s’assombrissait au-dessus du cirque et l’air se gorgeait d’humidité. Ssabor lança un coup d’œil discret par-dessus son épaule. Ses officiers avaient parfaitement exécuté ses consignes. Même s’ils continuaient d’entretenir les feux, aucune colonne de fumée ne montait de la masse lointaine et sombre de la forêt.

Le hurle était grand, large d’épaules. Un colosse. Une barde métallique protégeait le poitrail et la croupe de son cheval, un animal plus grand et racé que les chevacs mais sans doute moins résistant. Ils s’observèrent en silence le temps d’une jacasserie de pie – Ssabor ne distinguait pour sa part que l’éclat des yeux de son vis-à-vis au travers de la fente de son heaume.

« Je suis le seur H’Wil, seigneur de l’animalité, hoorrll », déclara le hurle. Le métal du heaume étouffait sa voix grave et mobilisait toute l’attention du connétable, une attention sournoisement gangrenée par l’engourdissement. « À qui ai-je l’honneur ?

— Au connétable Ssabor, commandant des armées du roi Ssenal, sssouverain d’Ophü.

— Avez failli dégringoler de votre bête tout à l’heure, seur connétable ! »

Le ton sarcastique de son interlocuteur restitua toute son énergie, toute sa combativité à Ssabor, qui sentit le venin affluer dans ses crochets.

« Ssss… sssans importance, ssseur. Mon soleret a ripé de l’étrier. »

Le hurle hocha la tête, un mouvement qui fit frissonner son large panache noir. Pas besoin de distinguer sa face pour s’apercevoir que l’explication ne l’avait guère convaincu.

« Je suis mandaté par le comte H’Mek de Luprat dans le but de m’aruer dans le Grand Centre, reprit-il. Et je mande à traverser votre territoire.

— Ssseules les caravanes marchandes ont l’autorisation de passage », répliqua Ssabor.

L’image de Ssassi revint le hanter. Pourquoi ne l’avait-elle pas averti de ses projets ? Elle avait pourtant paru résignée à confier son p’tio – leur p’tio – aux bourreaux de l’Humpur…

L’autorisation de passage, avait dit ce guingrelin, les hurles n’avaient donc pas l’intention de se battre.

« Dans ce cas, seur connétable, considérez-nous comme une caravane.

— Qu’allez-vous donc aricoter dans le Grand Centre, ssseigneur de… l’animalité ? L’hiver vous y trucidera plus sssûrement que le fil d’un sssabre. »

Le vol bruyant d’une dizaine de grolles effraya le cheval du hurle, qui secoua sa crinière et frappa à plusieurs reprises le sol avec les sabots de ses membres antérieurs.

« Sommes chargés de regrappir une pucelle et un pue-la-merde hérétique.

— Aucune pucelle, aucun hérétique ne vaut qu’on lève une armée pour battre un massif plus grand que le pays de la Dorgne. Ssserez encore à leurs trousses dans vingt cycles.

— Avons nos services de renseignement, seur connétable, hoorrll. » Une certaine impatience gonflait la voix du hurle. « Et nous ont conté que vos défenses ne sont pas prêtes, que la chaleur des feux n’a pas encore dégourdi vos soldats cachés dans la forêt. Pouvez vous-même constater que nos auxiliaires sont efficaces, seur connétable. »

Ssabor fut effleuré par la tentation de se laisser tomber de chevac et de se coucher dans la neige. En état de préhibernation, les moindres contrariétés se traduisaient chez les siffles par des envies subites de se réfugier dans l’oubli du sommeil. Puis il se rappela qu’il était le connétable d’Ophü, le garant de la souveraineté du royaume et de la sécurité de ses congénères siffles, et il se ressaisit. Le rapport de forces n’étant pas en sa faveur pour l’instant, il n’avait pas d’autre choix que de négocier.

« Traverser notre territoire, c’est tout ce que vous mandez, seigneur de l’animalité ?

— Voulons aussi halter deux jours dans votre cité, seur connétable, voulons du blaïs pour nos chevaux, voulons de la ripaille pour nous autres, et pas que de faillis rats crus !

— C’est que… »

Les problèmes de l’intendance ne concernaient aucunement Ssabor, mais le bruit courait à la cour que les réserves alimentaires d’Ophü étaient au plus bas. Des nuées de guêpes particulièrement féroces avaient décimé une grande partie du cheptel de rongeurs et d’insectes – et tout particulièrement les élevages de mouchalots, une espèce de mouches de la grosseur d’un poing et trop lourdes pour s’envoler –, des musaraignes sauvages s’étaient introduites dans les greniers à blaïs et avaient dévoré la moitié de la récolte. Même si les siffles ne consommaient pratiquement pas de blaïs ni aucune autre variété de céréales, les grains, nourrissant les animaux purs qui les nourrissaient, étaient indispensables dans leur chaîne alimentaire.

« Refusez, seur connétable ? » demanda H’Wil d’un ton menaçant.

Les grolles poussèrent des croassements agressifs, comme si elles épousaient les pensées du hurle. Ssabor leva les bras en signe d’apaisement. D’un autre côté, un conflit avec les soldats de ce braillard coûterait bien davantage au royaume. Les réserves seraient pillées, l’armée du roi Ssenal subirait de lourdes pertes et Ophü mettrait de longs cycles à s’en remettre. Le connétable maudit l’hiver précoce qui avait soufflé du plateau des Millevents et s’était abattu sans crier gare sur le pays des siffles. Et qui avait emporté Ssassi… Ssassi, ssassssss…

« J’aspère une réponse, me semble, hoorrll ! »

Le grondement du hurle produisit le même effet qu’un coup d’espadon sur le crâne de Ssabor. Ses pensées éparpillées remontèrent comme des poissons affolés à la surface de son cerveau.

Capituler, au moins pour gagner du temps…

« Je… j’accepte votre requête, ssseigneur de l’animalité. » Le connétable prit soudain conscience du ridicule de ce titre. « Mais je pose une condition… »

Capituler certes, mais sauver les apparences, donner l’illusion d’une véritable négociation.

« Quelle ?

— Vos sssoldats camperont à l’extérieur du rempart. Nous leur allumerons des feux, nous leur fournirons des couvertures, la ripaille et le blaïs pour leurs chevaux. Vous, et vous ssseul, serez admis à pénétrer dans la cité.

— Et si je refuse ?

— Alors nous nous battrons. Sssommes peut-être en état de préhibernation, mais notre venin est encore capable d’envoyer quelques-uns de vos hurles à la jaille. »

H’Wil émit un ricanement que son heaume transforma en un grincement caverneux.

« Suffit d’un coup de talon pour ébouiller une vipère engourdie, hoorrll !

— Sssommes pas des serpents ! glapit Ssabor, hors de lui. Auriez grand tort de nous sssous-estimer. »

Des gouttes de venin tombaient de ses crochets, se déposaient sur sa langue, coulaient des commissures de sa gueule.

« Gardez donc votre satané poison pour vous, dit le hurle. J’agrée votre proposition. Mais gare à vous si elle cèle un piège.

— On ne tend pas de piège à un hôte aussi bien renseigné », ironisa le siffle.

L’ironie était à peu près tout ce qui lui restait de son honneur de guerrier. Il devrait déployer toute son éloquence devant Ssenal pour justifier cette piètre capitulation, et déjà il sentait sur sa nuque le fil tranchant du sabre de l’exécuteur. Quelle importance ? Les lais avaient exigé la tête de Ssassi et, sauf si le paradis de l’Humpur n’était qu’une invention du clergé, la mort était sans doute le seul moyen de la rejoindre.

 

Le roi Ssenal avait paru se satisfaire des explications de son connétable. Il avait bien un peu tiqué lorsque Ssabor avait évoqué le service de renseignement du seigneur H’Wil, cet hôte horriblement velu qui semblait surgir en droite ligne de l’antre du Grand Mesle, mais il n’avait pas été emporté par l’une de ces colères froides que tous redoutaient dans l’enceinte du palais, ni même n’avait lancé de ces piques à double ou triple sens annonciatrices des pires désagréments pour ses interlocuteurs.

On avait donc installé H’Wil dans un nid du palais, on avait allumé des grands feux au pied des remparts pour permettre à ses soldats, déjà protégés par leur poil, de se réchauffer et de rôtir un grand nombre de rats et de mouchalots – ces empiffres dévoraient trois ou quatre fois plus que les siffles –, on leur avait fourni des jarres de macérat d’insecte et des fourrures, on avait versé des centaines de seaux de blaïs dans les mangeoires de pierre devant lesquelles étaient alignés leurs chevaux, on avait reçu pour consigne formelle de ne répondre à aucune de leurs provocations, de garder venin en crochet et sabre en gaine quoi qu’il advînt. Enivrés par le macérat d’insecte, les hurles ne se gênaient pas quant à eux pour railler cette apathie, qu’ils attribuaient à tort à la préhibernation, pour provoquer les serviteurs et les passants, pour brocarder leurs écailles, leurs crochets, leur venin, leurs sifflements, leur goburage… Les grolles s’étaient posées sur le faîte du rempart, une muraille d’une hauteur de cent pas et percée de six portes monumentales. La cité proprement dite n’était qu’une surface plane traversée par des allées bordées d’arbres et criblée de centaines de trous d’où montaient des panaches obliques de fumée. Les siffles pouvaient à tout moment condamner les accès aux nids à l’aide des énormes roches rondes et polies qui jonchaient le sol enneigé. Les flocons tiraient un rideau silencieux et blafard sur la nuit noire.

Ssenal avait convié le seigneur H’Wil à partager la table royale où avaient également pris place trois de ses épouses (la deuxième, la troisième et la cinquième), l’archilai, le connétable Ssabor, deux officiers supérieurs et quelques représentants mâles et femelles des grandes familles. Pour l’occasion, les intendants du palais avaient vidé les caves des derniers quartiers de viande séchée de grogne, des rats et des mouchalots les plus gras. Les cuisiniers les avaient dépiautés par respect pour les coutumes de leur invité qui ne goburait pas les animaux vivants mais qui, comme tous les prédateurs velus, préférait la viande écorchée et rôtie. Le hurle avait beau parler plus haut et fort qu’une foule entière de ronges, il n’avait pas les mâchoires assez distendues pour enfourner un rat entier dans sa gueule et l’œsophage assez large pour le digérer.

La table royale se dressait dans une pièce contiguë à la salle du trône et réchauffée par le feu d’un foyer central. H’Wil avait l’impression d’être entouré de sacs d’écailles munis de bras ondulants et d’yeux maléfiques. Sans son heaume protecteur, il sentait un dangereux engourdissement le gagner et il rivait de plus en plus souvent son regard au bois de la table pour ne pas risquer l’enjominement. Si les siffles ne soutenaient guère la comparaison avec la puissance et la vitesse d’exécution hurles, leur venin en revanche, leur sournoiserie, cette façon qu’ils avaient de fasciner leurs proies pour mieux les neutraliser, le tracassaient. Il n’avait rencontré aucun problème à Muryd, où le duc, aussi veule que ses sujets, lui avait largement ouvert sa ville et avait mis à sa disposition sa flotte de radeaux pour traverser la Dorgne. H’Wil aurait préféré combattre, forcer le passage à la pointe de l’espadon, semer le feu, le sang et la tripaille ainsi que le voulait son statut de conquérant, mais les Preux de la Génétie lui avaient intimé l’ordre de ne pas perdre son temps en affrontements inutiles. Quand il aurait regrappi la leude Tia, quand il l’aurait ensemencée, il pourrait lever une armée de plusieurs milliers de soldats, libérer ses ardeurs meurtrières, conquérir l’ensemble des pays de la Dorgne, étendre son hégémonie jusqu’à l’océan du couchant, jusqu’aux plaines gelées du Nord, jusqu’aux montagnes pyrénennes, jusqu’au grand désert de l’Est. Il offrirait à son héritier un vaste territoire où régnerait l’animalité, où disparaîtrait le langage, où tous les êtres vivants se réconcilieraient avec les éléments naturels. Et serait accompli le rêve de l’éden entretenu génération après génération par les Preux de la Génétie. Mais leur dessein s’affaisserait comme le vit d’un vieillard si H’Wil ne retrouvait pas d’abord la drôlesse insolente qui s’était enfuie du castel de Luprat.

« J’ai ensemencé sa sœur plus jeune, la leude Ona, avait argumenté H’Wil. Le fils qu’elle me donnera fera aussi bien l’affaire.

— Nous sommes les gardiens d’une très vieille et très authentique science, avait répliqué Krazar, le Preux dominant. La Génétie nous apprend que le rejeton d’Ona aura la faiblesse d’esprit et la fragilité de sa mère, tandis que le fruit de Tia aura le caractère indomptable de sa mère et la férocité de son père. Lui seul aura la capacité de mettre la dernière touche au projet que nous caressons depuis des siècles.

— Siècles ?

— Une durée d’un peu plus de cent cycles lunaires. Ne disperse pas tes forces, H’Wil. Prends patience : le temps viendra bientôt de rougir la terre du sang de tes ennemis.

— En attendant, avons perdu la trace de Tia. Les grolles que vous aviez chargées de sa surveillance se sont ensauvées comme des pucelles aux premiers froids !

— Elles ont reçu le châtiment qu’elles méritaient. »

Le ton sinistre avec lequel Krazar avait prononcé ces paroles avait hérissé les poils du hurle. Sur le chemin du retour au bivouac, il avait aperçu une vingtaine de grolles empalées sur des poteaux de bois. Leurs congénères venaient à tour de rôle leur picorer les viscères, les pattes, les ailes, les yeux ou le crâne. Mieux que tout discours, leurs croassements déchirants lui avaient montré qu’il valait mieux ne pas contrarier la volonté de ses redoutables alliés. Ils avaient, grâce à la diligence du peuple des grolles, des yeux et des oreilles partout, ils avaient sur les événements plusieurs jours et plusieurs lieues d’avance, ils se déplaçaient à une vitesse phénoménale sur les courants aériens, ils semblaient percer les pensées de leur interlocuteurs aussi facilement que le fer s’enfonce dans l’eau, ils débusquaient infailliblement les menteries, les cachotteries, les fourberies, ils employaient un langage d’ansavant qu’eux seuls étaient à même de comprendre, ils se livraient à toutes sortes de diableries – qu’ils appelaient « expériences » – à l’intérieur des grands arbres creux où ils avaient élu domicile, bref, ils étaient aussi mystérieux qu’inquiétants.

La première fois qu’ils s’étaient posés dans la cour de sa demeure, H’Wil les avait pris pour des grolles géantes, puis l’un d’eux avait déclaré, d’une voix encore plus dissonante que les criailleries d’une femelle en renaude, qu’il l’avaient élu comme seigneur de l’animalité et que, s’il consentait à les écouter, il surpasserait en gloire les anciens héros hurles et tous les comtes qui s’étaient succédé sur le trône de Luprat.

« Le Grand Centre n’est qu’un failli désert de neige et de glace », fit la troisième épouse de Ssenal, assise à la droite de H’Wil. La queue du mulot qu’elle avait goburé quelques instants plus tôt dépassait encore de sa gueule entrouverte et donnait l’illusion qu’elle était pourvue d’une deuxième langue. « Même avec votre poil – ce mot dans sa bouche claquait comme une insulte –, risquez de périr de froid. De faim aussi, car le gibier sss’y fait rare. »

Le hurle croisa fugitivement le regard de la siffle, cerné d’écailles vertes, et fut effleuré par le désir de plonger dans ses yeux couleur tournesol. Il leva son hanap, but une gorgée de macérat d’insecte, resta un petit moment suffoqué par l’amertume.

« Sommes des hurles, leude, le froid ne nous effraie pas, dit-il. Et trouverons bien de quoi ripailler notre saoul. »

Il saisit un morceau de grogne et le glissa dans sa gueule pour chasser la saveur infecte du breuvage.

« On m’a conté que vous fouillez tout le pays de la Dorgne à la recherche d’une drôlesse.

— La fille septième du comte H’Mek, approuva H’Wil du bout des lèvres.

— Quelle idée de lever trois cents cavaliers pour… – elle eut un hoquet, la queue du mulot disparut entre ses crochets –… pour regrappir une pucelle ?

— Avons nos raisons », répondit prudemment H’Wil.

Les vapeurs du macérat et l’enjominement de sa voisine commençaient à lui embrouiller les idées.

« Les mêmes raisons que les vôtres, très chère épouse, intervint Ssenal. Ne m’avez-vous pas demandé cinq détachements pour fouiller le royaume et regrappir Ssassi ? »

Les faces se figèrent, les gestes se suspendirent autour de la table. Tous avaient perçu la menace sous le ton apparemment badin du souverain. La troisième épouse lustra d’un geste machinal les écailles déjà luisantes de son crâne. Les flammes du foyer central déformaient les ombres sur les piliers ronds, sur les murs habillés de carreaux de terre cuite et sur le plafond fendillé.

« Ssssavez le danger que fait peser le p’tio de Ssassi sur votre royaume, Ssssire », bredouilla la troisième épouse.

H’Wil observa les convives avec un regain d’intérêt, et particulièrement le roi, qui lui était jusqu’alors apparu comme un gros ver stupide. Le parfum singulier de la cruauté flottait désormais entre les odeurs de grogne, d’insecte et de rat. Nul ne songerait à contester l’autorité de Ssenal tant que l’armée du seigneur de l’animalité camperait sous les remparts d’Ophü. La menace hurle lui permettait de régler ses comptes, et cela le rendait à la fois intéressant et presque sympathique aux yeux de H’Wil. L’archilai, un siffle décharné à la face creusée, aux écailles brunes et aux yeux d’un orange qui tirait sur le rouge, n’en menait visiblement pas large. Sa chasuble noire ne bougeait pas d’un ongle, comme s’il avait cessé de respirer.

« Un p’tio est sûrement moins dangereux que trois ou quatre femelles intrigantes, insinua Ssenal.

— Sssire, ne devriez pas parler de vos affaires devant un hôte à poil, intervint la cinquième épouse, une femelle grasse dont le menton fuyant et les yeux saillants lui donnaient un air perpétuellement penché.

— Avez raison, ma douce. Causer ne sert à rien. »

Le roi leva le bras et agita les quatre doigts de sa main. Un groupe de siffles vêtus de peaux grossièrement tannées et de cagoules de laine surgirent d’une entrée dérobée et se déployèrent dans la salle. Ils portaient chacun un billot de bois et un sabre à la large lame recourbée. Leur intrusion souffla un vent de panique parmi les convives. Les trois épouses royales se levèrent aussi hâtivement que le leur permettait la préhibernation, le connétable et quelques représentants des grandes familles sombrèrent dans une brusque léthargie qui les coucha sur la table comme des épis de blaïs giflés par les bourrasques, l’archilai resta de marbre mais l’épouvante brouilla l’orangé de ses yeux. Les exécuteurs rattrapèrent les épouses en quelques foulées, les traînèrent au milieu de la salle et les agenouillèrent devant les billots. Elles n’eurent pas un geste ni un murmure de protestation lorsqu’ils les plaquèrent sur le bois, qu’ils les dénudèrent jusqu’en bas du dos et qu’ils levèrent leur sabre. H’Wil vit avec ravissement les trois têtes rouler sur les dalles de pierre. Il fut étonné par la consistance du sang qui sourdait de leur cou comme une boue noirâtre et visqueuse.

 

Krazar, le Preux dominant, se posa dans un froissement à quelques pas de H’Wil. La neige avait cessé de tomber, la lune illuminait la trame ajourée des nuages et parsemait la blancheur de reflets métalliques.

Quelques instants plus tôt, deux grolles s’étaient posées de chaque côté de la couche du hurle et l’avaient tiré de son sommeil en lui picorant la joue. Il s’était demandé comment les deux messagères ailées étaient parvenues à se faufiler dans son nid du palais de Ssenal sans éveiller l’attention des gardes. Il s’était levé, rhabillé et, mal réveillé, pestant contre les Preux de la Génétie, avait suivi les deux petits rapaces noirs. Ils l’avaient conduit par une succession de souterrains, de tubes et d’escaliers à l’extérieur de la cité, à deux lieues du rempart. Les grolles avaient emprunté des passages qui n’avaient visiblement pas été visités pendant des lustres. Le ventre d’Ophü était un dédale de galeries étroites dont les siffles eux-mêmes semblaient avoir perdu le secret. Le hurles et les grolles n’y avaient croisé aucun garde, aucun passant, seulement des squelettes et des rats effrayés.

Krazar agita avec délicatesse ses rémiges avant de refermer ses ailes sur son torse, son abdomen et le haut de ses cuisses glabres. Comme à chacune de leurs rencontres, H’Wil craignit d’être happé par le vide et dissous comme un grêlon s’il acceptait de plonger dans les puits sombres qui servaient d’yeux au kroaz dominant.

« Nos petits alliés ont retrouvé la trace de la leude Tia », déclara Krazar.

Sa voix craillante blessa le silence nocturne et vrilla les nerfs de H’Wil.

« Hoorrll, auriez pu attendre le jour pour m’en informer ! » grommela le hurle.

Il pataugeait dans une neige épaisse, l’humidité glaciale imprégnait le cuir de ses bottes, lui agaçait les pieds.

« Prends garde, seigneur de l’animalité ! tonna Krazar. Nous t’avons élevé à un statut qui ne te donne pas seulement des droits, mais également des devoirs. »

Des lueurs incertaines filèrent dans ses yeux comme des comètes dans une nuit d’été.

« Dépendez plus de moi que je dépends de vous, hoorrll, lâcha H’Wil.

— Même si tu es un élément important de notre projet, nous n’avons pas tout misé sur toi, rétorqua le kroaz d’un ton légèrement radouci. La Génétie nous propose une infinité d’autres possibilités, d’autres pistes. »

H’Wil fut embrasé par l’envie furieuse de tirer son espadon et de lui décoller la tête comme les exécuteurs avaient décollé la tête des épouses du roi siffle. Une bonne lame d’acier, voilà qui résolvait les problèmes mieux que les mots, mieux que les manigances. Il se contint cependant, conscient qu’une volée de grolles et d’autres kroaz se tapissaient dans les ténèbres, prêts à le réduire en charpie à la moindre incartade. Krazar ouvrit le bec et se racla la gorge à plusieurs reprises, sa façon à lui de rire, comme s’il avait percé la brève pulsion meurtrière de son interlocuteur.

« La leude Tia se terre dans un nid de siffle sur la ligne des crêtes, poursuivit-il. Nous croyons savoir où elle a l’intention de se rendre. Tu partiras demain à l’aube, seigneur de l’animalité. Les grolles te guideront vers ta destination. Tu emprunteras le chemin des caravanes. À partir de ce jour, tu ne connaîtras ni trêve ni repos tant que tu n’auras pas regrappi et engrossé Tia.

— Des fois, on a beau saillir et ressaillir une femelle, sa terre ne donne pas de fruit.

— La sienne en donnera, nous t’en donnons l’assurance. »

H’Wil dispersa de la pointe de la botte un petit tas de neige amoncelé contre une pierre.

« Pourquoi n’allez pas vous-même la regrappir ?

— L’heure n’est pas venue de révéler notre présence au monde. »

H’Wil devina que Krazar lui taisait les véritables raisons, mais il n’insista pas, conscient qu’il n’obtiendrait pas de réponse satisfaisante.

« Et pourquoi ne pas m’avoir choisi, moi, comme seigneur de l’animalité ?

— Demain à l’aube », dit le kroaz.

Il rouvrit les ailes, les déploya avec lenteur dans un premier temps, les secoua avec vigueur par la suite et décolla du sol avec la légèreté d’un papillon. H’Wil suivit des yeux la tache claire de sa poitrine et de son ventre jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse dans les replis de la nuit. Ulcéré, il tira son espadon avant de prendre la direction d’Ophü, fermement décidé à le passer au travers du corps du premier être vivant qui croiserait son chemin, animal, siffle ou hurle.