Un jour un trouvre s’agluma à la cour de Luprat, un glate à plumes et à bec des monts pyrénains, et son chant enjomina toutes les pucelles des nobles familles.
Parlait des dieux de l’Humpur, disait qu’iceux apparaissaient en une grotte du Grand Centre et contaient mille merveilles à leurs adorateurs.
Les lais ne l’ouïrent pas de cette oreille, qui intriguèrent auprès du comte, se saisirent du trouvre et le décapitèrent sur la place de Luprat.
Le comte y consentit, au risque de déclencher l’ire du clan ailé et puissant des glates.
Quand les pucelles s’éplorent, tandis que les lais et les soldats se gobergent, alors rôdent les temps du malheur.
Mais viendra le jour béni où les cœurs des pucelles battront plus fort que le prêche des lais ou le fer des soldats.
Les Fabliaux de l’Humpur
Le bras de Véhir se détendit. Il frappa d’un geste circulaire, le geste naturel d’un faucheur. Surpris par la soudaineté de l’attaque, le hurle esquissa un pas de recul mais ne parvint pas à éviter la dague qui s’engouffra dans son flanc jusqu’à la garde. Dans un état second, comme possédé, Véhir ne lui laissa pas le temps de riposter. Il se colla à son adversaire et lui plongea sa lame dans le cou. Il sentit sur son torse le souffle chaud du prévôt, une exhalaison prolongée qui s’acheva en un râle étranglé. Il retira la dague de la plaie et repoussa du genou le corps vacillant. Le sang jaillit en force et lui éclaboussa le visage. Il s’essuya le front et les yeux d’un revers de main, vit le prédateur basculer vers l’arrière, reporta son attention sur les deux autres. Toujours penchés sur Jarit, ils n’avaient rien remarqué du combat qui s’était pourtant déroulé à moins de cinq pas, à cause sans doute de la fumée de plus en plus dense et des gémissements de l’ermite.
Enflammé par la chaleur de la dague, Véhir se débarrassa du manteau de lin sans quitter les deux hurles du regard. La mort du prévôt l’avait libéré du joug de la peur. Il avait maintenant la certitude d’avoir vaincu la fatalité du pays de la Dorgne, de s’être placé sous la protection de l’Humpur. Il lui suffisait de se laisser guider par l’arme des dieux humains. Son euphorie l’aida à oublier sa blessure au torse. Le manteau s’affaissa dans un froissement à ses pieds. Sa nudité ne lui apparut pas comme un inconvénient mais, de par la grande liberté de mouvement qu’elle lui offrait, comme un avantage.
Il serra le manche de la dague et s’approcha en catimini des deux prédateurs. Le prévôt n’avait pas rengainé son épée dont la lame émoussée était marbrée de sang. La fumée s’épaississait encore, répandait dans la clairière une oppressante odeur de brûlé. Véhir croisa le regard de Jarit, luisant entre ses paupières mi-closes. Il comprit que l’ermite, parfaitement lucide, poussait des gémissements de plus en plus bruyants pour couvrir son approche.
« Qu’est-ce que tu attends pour lui remiser la tripaille dans le ventre ? siffla H’Gal. Qu’il calanche pendant le trajet, et j’épandrai ta propre merde jusqu’à la barbacane du castel de Luprat, hoorrll ! »
Le prévôt soupira, posa son épée dans l’herbe, se pencha sur Jarit et entreprit de lui décroiser les mains afin de dégager l’entaille. L’éclat insolite des yeux du vieux grogne l’alerta. Il se redressa, entrevit une silhouette claire et menaçante, comprit en un éclair qu’il devait défendre sa vie, empoigna son arme et se jeta à terre. Son agresseur s’abattit sur lui de tout son poids et lui bloqua le bras. Il tenta de s’en débarrasser d’un coup de reins mais une lame courte se ficha sous sa cage thoracique et lui fouailla les viscères.
Les soubresauts du hurle déséquilibrèrent Véhir qui, au moment de porter le coup de grâce, s’affaissa sur le côté et roula sur l’herbe encore imprégnée de rosée. Il sauta sur ses jambes au bout de sa culbute, balaya les environs du regard. Le prévôt gigotait sur le sol comme un crapaud échardé sur une planche. H’Gal s’était reculé et avait tiré son épée. Il évaluait les forces en présence avant d’entrer à son tour dans la bataille, silhouette immobile et menaçante dans l’étoupe grise qui ensevelissait la clairière.
Véhir hésita sur la conduite à suivre : ou bien il affrontait H’Gal au risque d’être pris à revers par le prévôt blessé, ou bien il achevait le prévôt et s’exposait à l’attaque de l’aristocrate. Jarit avait cessé de geindre et, appuyé sur un coude, les mains toujours crispées sur son abdomen, résistait désespérément à la mort qui lui voilait déjà la face d’une ombre pâle. Il luttait jusqu’à la dernière limite de ses forces pour étayer le courage de son protégé, pour le réchauffer aux derniers feux de sa vie.
Le prévôt parvint à s’agenouiller et à tendre son épée en direction de Véhir. Le sang s’épanouissait comme un coquelicot géant sur les plis de sa tunique et le haut de sa brague.
« Maudit, murmura-t-il dans un souffle. Je te mangerai moi-même les coïlles ! »
Il se releva, tituba, s’appliqua à maîtriser le flageolement de ses jambes, s’avança d’une allure hésitante vers Véhir, qui esquiva facilement ses coups d’estoc et guetta la première occasion de riposter. Elle se présenta quelques instants plus tard lorsque le hurle, emporté par son élan, trébucha sur une racine et lui présenta le dos. La dague du grogne vola vers la nuque offerte, ripa sur une vertèbre cervicale. Le bras engourdi par le choc, il faillit lâcher le manche de son arme. Il n’eut pas besoin de frapper à nouveau : le coup avait arraché la moitié du cou du prévôt qui s’effondra comme une masse après avoir parcouru une distance d’une dizaine de pas.
« Derrière toi ! »
Le cri de Jarit tira Véhir de la torpeur qui partait de son poignet et s’étendait à tout son corps. Ces deux combats, pourtant brefs, l’avaient épuisé autant qu’une journée entière de fauchaison dans les champs de blaïs. Il pivota sur lui-même. H’Gal s’était élancé et avait comblé l’intervalle en moins d’un chant de coucou. Ses bottes martelaient le sol et sa cape claquait comme une oriflamme au-dessus de sa tête.
Véhir discerna un éclat devant lui, le scintillement d’une lame. En un réflexe, il plaça la dague à hauteur de son ventre, à la verticale, et d’un mouvement tournant, dévia l’épée du hurle. Il crut que le heurt des fers lui brisait le coude. La parade ne déséquilibra pas H’Gal qui, contrairement au prévôt, ne se laissa pas emporter par sa charge. Il corrigea sa position d’un simple retrait du tronc et frappa aussitôt de taille. Véhir plongea sur le côté, la lame siffla à moins d’un pouce de son oreille, il tomba de tout son long sur l’herbe, entrevit les semelles et le bas de la cape de l’aristocrate.
« Coïllon de grogne, tu vas connaître ce qu’il en coûte de défier la loi de Luprat ! »
Véhir devina plus qu’il ne vit la trajectoire plongeante de l’épée. Il poussa sur son bras, fit un tour complet sur lui-même, perçut une vibration sourde sur sa gauche. Il ne chercha pas à savoir où s’était plantée la lame, il recommença à rouler sur lui-même, sans lâcher la dague, évita une deuxième botte, puis une troisième. Il se sentait dans la position d’un ver minuscule essayant d’échapper au bec d’une poule, ses plaies l’élançaient de nouveau, les aspérités de la terre lui griffaient les fesses et le dos. Il apercevait, au gré de ses reptations, l’ombre gigantesque du hurle qui le rattrapait en deux enjambées et levait son arme pour le clouer au sol. Seule la rage aveugle de H’Gal lui permettait pour l’instant de surseoir au coup fatal. Il eut l’impression que cette étrange poursuite durait depuis des cycles et des cycles, que son existence était suspendue depuis toujours au ballet désordonné de l’épée. Sa couenne partait en lambeaux sur les arêtes des pierres, sur les racines, les épines s’incrustaient dans ses chairs à vif, la fumée lui irritait la gorge, ses poumons réclamaient de l’air, son cœur tambourinait sur sa veine jugulaire et ses tympans. Il lui fallait d’urgence réagir, changer les règles du jeu. L’espadon se ficha profondément dans la terre à deux pouces de sa tempe et se coinça dans une racine. H’Gal poussa un juron de dépit. Véhir saisit tout le parti qu’il pouvait tirer de ce répit inattendu, raffermit sa prise sur la poignée de la dague, interrompit ses roulades, lança la main vers la jambe du prédateur arc-bouté sur son arme, l’atteignit au-dessus du genou.
Le hurle ne parut pas prendre conscience du coup porté à sa cuisse, pourtant entaillée jusqu’à l’os. Mais, lorsqu’il parvint à dégager son arme et qu’il arma son bras pour achever ce grogne aussi insaisissable qu’un reptile, ses jambes se dérobèrent et il s’affala sur le dos. Il remarqua alors que le sang jaillissait par saccades de son artère fémorale sectionnée. Ses yeux clairs se troublèrent. Il voulut se relever mais, incapable de surmonter la douleur, il s’affaissa de nouveau comme un ancien de Manac gangrené par la malédiction des os mous.
Hors d’haleine, rompu, Véhir n’eut lui-même ni la force ni la volonté de bouger. Un gémissement de Jarit le ravigota. Il se releva, avisa l’épée du prévôt qui gisait dans l’herbe un peu plus loin, la ramassa et s’avança vers H’Gal. L’arme était tellement lourde qu’il peinait à la porter, qu’elle le tirait vers l’avant à chacun de ses pas. Le moindre de ses gestes ravivait les multiples douleurs qui lui picoraient la couenne. Des craquements sinistres retentissaient à l’intérieur du logis dont l’ouverture vomissait une poix irrespirable et noire.
Toujours affalé, le hurle parut d’abord vouloir reprendre le combat mais il se ravisa, baissa son épée en signe de capitulation et posa les mains sur sa cuisse pour tenter de juguler l’hémorragie. La terreur et la souffrance lui retroussaient les lèvres, lui révulsaient les yeux, blêmissaient les zones glabres de sa face.
« Épargne-moi, grogne, et… et ta vie sera garantie dans tout le comté de Luprat, proposa-t-il d’une voix mal assurée.
— A’t pas épargné çui-ci ! répliqua Véhir en désignant Jarit d’un mouvement de menton.
— L’est ce bouq de prévôt qui l’a éventré.
— N’ai’j pas confiance dans la parole d’un hurle. »
Véhir lâcha la dague et brandit l’épée à deux mains.
« Je suis le neuvième fils de seur H’Kor, connétable en second du comté de Luprat, articula rapidement H’Gal, épouvanté. Si tu me tues, tu ne trouveras ni repos ni mangeaille. Tu seras pisté par tous les prédateurs du pays de la Dorgne et tu… »
La fin de sa phrase se perdit dans un gargouillis inaudible. Le tranchant de l’épée s’était abattu sur son crâne et lui avait fendu la tête jusqu’à la naissance du museau.
« Inutile, murmura le vieux grogne. Les trésors des dieux humains ont disparu à jamais. »
Véhir lança un coup d’œil désespéré vers l’entrée du logis dévorée par des flammes ronflantes. Il avait essayé d’en forcer le passage quelques instants plus tôt afin de sauver ce qui pouvait encore l’être, mais la chaleur et la fumée s’étaient liguées pour dresser devant lui une infranchissable barrière, le roussissement de ses soies l’avait obligé à reculer, à renoncer. La perte des livres lui avait causé un chagrin encore plus cruel, peut-être, que l’agonie de Jarit dont les entrailles découvertes exhalaient une odeur répugnante. Il n’y avait plus rien à faire pour le vieux grogne qu’animait un souffle de vie plus ténu que la brise de la lunaison des grands chauds. Il ne restait plus à Véhir, assis à ses côtés, qu’à recueillir ses dernières paroles, ses dernières volontés. Les dieux humains avaient renié tous les habitants du pays de la Dorgne en abandonnant leur vieux serviteur, en laissant se détruire les vestiges de leur règne.
« C’est peut-être mieux comme… comme ça, murmura Jarit. Ces livres n’étaient pas… »
Un grondement sourd et prolongé domina sa voix agonisante. La colline qui renfermait l’ancienne demeure des dieux s’effondrait sur elle-même. Des rochers dévalèrent les pentes affaissées, des étincelles jaillirent en gerbes des failles, des poutres à demi consumées transpercèrent la terre, des éclats de bois, projetés sur un rayon de vingt pas, rougeoyèrent entre les brins d’herbe.
Une ivresse sous-jacente coulait d’une source occulte et s’infiltrait dans la tête, le ventre et les membres de Véhir. Il avait aimé la sauvagerie des combats contre les hurles, aimé le paroxysme de ces instants où la vie se jouait sur un geste, aimé plonger le fer dans le corps de ses adversaires, aimé verser leur sang. Il contempla la dague qui reposait à ses pieds, enfouie dans sa gaine comme un vaïrat glissé sous ses couvertures après une dure journée de labeur. Son alliée, sa griffe et sa dent selon les termes de Jarit.
« Tu es dornavant le seul lien avec les dieux humains, reprit le vieux grogne d’une voix de plus en plus faible. Tu es celui que je n’ai pas su être… J’aurais dû moi-même partir d’ici depuis longtemps mais je… je n’en ai pas eu le courage… »
D’un geste de la main, il ordonna à Véhir, qui ouvrait la bouche pour protester, de l’écouter.
« Je n’ai plus beaucoup de temps… Je t’ai menti, je ne suis jamais allé dans le Grand Centre… Je n’ai jamais voulu quitter mes trésors, mes livres… C’était une appropriation confortable, une prison bien plus sournoise que les murs de la communauté… L’avoir n’est pas l’être, et le savoir n’est pas l’agir… »
Il crachait du sang et peinait à maintenir ses paupières entrouvertes. Ses yeux noirs s’étaient ternis et sa couenne avait pris la couleur d’un bloc de craille. Ses doigts s’enroulèrent autour du poignet de Véhir. Le jeune grogne évitait de regarder la tripaille qui débordait du ventre béant de son congénère.
« Promets-moi… promets-moi de chercher l’Humpur… Tu es le seul qui puisse… »
Un spasme violent le secoua de la tête aux pieds, ses os claquèrent sur la terre ramollie par les pluies de la nuit. Les cendres voletaient autour d’eux, habillaient d’un tapis blanchâtre la clairière, les fourrés, les arbustes et les cadavres des hurles.
« Promets… répéta Jarit.
— Promet’j, obtempéra Véhir, les larmes aux yeux.
— Dis : je te le promets…
— Je te le promets. Mais par où irai’j ?
— Écoute ton cœur… ton cœur… Une dernière chose… »
Véhir dut coller son oreille contre les lèvres de Jarit pour entendre son chuchotement.
« Brûle… brûle mon corps avant de partir… afin que… mes cendres se mêlent à celles des trésors… humains… »
Il se raidit après avoir prononcé ces paroles et sa tête se renversa en arrière. Véhir comprit, à la crispation soudaine de sa main, que le vieux grogne venait de rendre son dernier souffle.
Il resta un long moment prostré près du cadavre de Jarit. En moins de deux jours, l’ermite avait pris une telle place dans sa vie qu’il avait l’impression de pleurer un père. Il n’avait jamais rien éprouvé de tel pour un membre de la communauté, et pourtant, son véritable géniteur s’était peut-être trouvé parmi les anciens qui avaient été étranglés les cycles précédents. La noblesse de Jarit ressortait encore davantage dans la fixité de la mort. La sérénité de son visage, dont les rides s’étaient effacées, offrait un contraste saisissant avec l’aspect répugnant de sa blessure et la saleté de ses vêtements couverts de boue, de cendres et de sang. Un étrange sourire flottait sur ses lèvres exsangues, comme un signe adressé à son jeune protégé depuis l’au-delà. Lui disait-il qu’il avait rencontré les dieux humains dans l’autre monde, qu’il goûtait enfin la paix de l’esprit après des cycles et des cycles de solitude sur cette terre ingrate ? Qui pouvait savoir ce qui se passait dans la tête d’un mort ?
De nouvelles secousses avaient agité la colline, qui n’était plus désormais qu’une masse informe de ruines noircies. Des nuées de grolles s’étaient abattues sur les cadavres des hurles. Leurs serres et leurs becs jaune foncé avaient commencé à les dépecer dans un crépitement frénétique. Quelques flammèches léchaient encore les poutres et les arbres couchés par les éboulements. Le vent avait dispersé la fumée et les cendres, les oiseaux s’étaient remis à chanter, les premiers rayons du soleil avaient déchiré les nuages pour éclabousser de lumière les frondaisons, les fourrés, les herbes. La vie reprenait son cours après la parenthèse de fureur qui avait embrasé la forêt.
Un craquement retentit dans le couvert. Véhir sursauta, se retourna, flaira les senteurs végétales qui embaumaient l’air lavé de ses scories, tenta de percer du regard la pénombre de la forêt, ne distingua pas d’autre mouvement que celui des fougères entre les troncs élancés et les buissons. Il courait un danger à rester au milieu de cette clairière. L’odeur des charognes attirerait rapidement les prédateurs errants et il était dans un tel état de fatigue qu’il n’aurait aucune chance de leur échapper. Il lui fallait trouver un endroit sûr pour se reposer et reconstituer ses forces. Le seur H’Gal avait eu raison sur un point : les prévôts du comté remueraient ciel et terre pour retrouver l’assassin de deux des leurs et d’un membre de l’aristocratie de Luprat. Pris de panique, il faillit s’enfuir en abandonnant le corps de Jarit, puis il se ressaisit et entreprit d’accomplir les dernières volontés de l’ermite. Il ignorait les raisons pour lesquelles le vieux grogne avait émis le désir d’être brûlé, mais il se devait de respecter sa promesse.
Il ramassa les branches brisées par la tempête de la veille et les entassa sur un lit de cendres tièdes. Taraudé par la peur, il disposa des brindilles entre les branches, donna un peu d’épaisseur à l’amas avec des poutres à demi calcinées, puis il empoigna le cadavre de Jarit et, luttant contre la nausée soulevée par la puanteur de charogne, le posa sur le bûcher.
Une rapide fouille des vêtements de H’Gal ne lui permit pas de mettre la main sur son boutefeu. Probablement le hurle l’avait-il perdu lors de la brève lutte qui l’avait opposé à Jarit à l’intérieur du logis. Il chercha un autre moyen d’enflammer le bois, repéra un foyer encore actif parmi les décombres, rassembla les braises sur une pierre plate et les glissa sous le bûcher. Puis, imitant les anciennes de Manac chargées d’allumer ou d’entretenir le feu, il s’agenouilla et souffla sur les charbons ardents. L’humidité du bois lui compliqua la tâche mais, alors que ses expirations prolongées l’avaient conduit au bord de l’évanouissement, des flammes timides s’élevèrent des brindilles et grimpèrent à l’assaut des branches.
Il demeura près du bûcher jusqu’à ce que le feu eût dévoré le corps de Jarit. Son chagrin le déserta peu à peu, comme dissipé par la crémation, et fit place à une sérénité qu’il n’avait jusqu’alors jamais ressentie. Peut-être le vieux grogne avait-il imposé cette cérémonie à son congénère pour lui montrer que la mort n’était pas seulement cette fin misérable que connaissaient les anciens de Manac jetés dans une fosse après leur étranglement ? Que le souvenir d’un mort brille avec davantage d’éclat lorsqu’il a été purifié par le feu ?
Véhir ajouta encore un peu de bois au brasier puis, craignant que le fumet n’allèche un prédateur, il se résolut à partir. Suivant le conseil de Jarit – les vêtements retenaient les odeurs corporelles à condition de les laver régulièrement –, il dépouilla H’Gal de sa cape, de sa tunique, de sa brague et de ses bottes. Nu, le hurle lui parut encore plus impressionnant qu’habillé. Un pelage noir et ras lui mangeait l’abdomen et les cuisses, les muscles se dessinaient sous la peau presque translucide des jambes, des pectoraux et des épaules, ses orteils portaient des griffes recourbées aussi dures et affûtées que ses crocs. Son vit et ses bourses n’étaient pas reliés, contrairement aux grognes, mais séparés par deux pouces de distance, si bien que le vit, enfoui sous une gaine sombre et velue, se trouvait placé plus haut sur le ventre, presque en son milieu.
H’Gal avait pissé et chié sur lui au moment de recevoir le coup de grâce, et Véhir dut surmonter son dégoût pour enfiler ses vêtements, pourtant plus agréables à porter que les étoffes grossières de Manac. Il se promit de les nettoyer à la première occasion. Comme elles étaient trop grandes pour lui, il retroussa les manches de la tunique et les jambes de la brague. Les bottes, en revanche, lui allaient parfaitement. Il n’avait pas l’habitude des chaussures, mais ses pieds acceptèrent sans difficulté le cuir souple et fin qui les emprisonnait. Une fois habillé, il eut l’impression d’avoir perdu son identité de grogne, de s’être glissé dans une nouvelle odeur, dans un nouveau corps. Il n’estima pas nécessaire de s’encombrer d’une épée, dont le poids risquait de l’entraver dans sa fuite. En outre la dague perdrait sans doute de son efficacité, de sa puissance, au contact d’une arme aussi grossière. Il ne tenait pas à offenser ses nouveaux protecteurs, les dieux humains dont les images lui avaient procuré un tel ravissement dans la salle de bains de leur ancienne demeure.
Après avoir jeté un bref regard à la forme sombre de Jarit livrée aux flammes, il se dirigea vers le cœur de la forêt, repoussant la tentation de revenir sur ses pas, de se recueillir une dernière fois devant ce compagnon dont la mort avait été aussi grande que la vie.
Il marcha sans s’arrêter, sans manger, sans boire, jusqu’au crépuscule. S’orientant grâce au soleil, il avait décidé de suivre le direction du nord-est, là où se dressaient en principe les lointaines montagnes du Grand Centre. Il avait enfoui sa tête dans un pan de la cape, si bien que les rares silhouettes qu’il avait croisées dans les sentiers envahis de ronces – des mêles reconnaissables à leurs cornes et à leur barbiche, des bêles vêtus de leur seule toison de laine – étaient restées à distance respectable, trompées par son déguisement. Il avait effectué de larges détours pour éviter les communautés agricoles dont il avait aperçu les toits et les palissades entre les frondaisons, le plus souvent établies sur les bords d’une rivière, la Dorgne sans doute.
Lorsque le soleil eut disparu derrière les crêtes des collines environnantes, il chercha un abri pour y passer la nuit. Les grottes étant nombreuses dans la région, il n’eut que l’embarras du choix. Il opta pour une caverne profonde où coulait une rivière souterraine dont le murmure se perdait dans les profondeurs de la terre. Il reboucha l’entrée du boyau avec des pierres et, après s’être longuement désaltéré, il décida de se baigner. S’il avait toujours assimilé le bain à une corvée à Manac, il prit un plaisir indicible à s’immerger dans l’eau glacée. Il nettoya ses multiples blessures, lava la tunique et la brague de H’Gal mais évita de mouiller la cape pour s’en servir de couverture le temps que sèchent les vêtements. Éclairé par la faible lumière qui tombait d’ouvertures invisibles et dessinait des auréoles pâles sur les tores des stalagmites, il constata que les teintures végétales imprégnant le tissu se diluaient au contact de l’eau, que le brun-rouge originel se transformait en une indéfinissable couleur grise. Les clans prédateurs maîtrisaient encore quelques techniques oubliées par les communautés agricoles du pays de la Dorgne, mais ils subissaient le même déclin, ainsi que l’avait affirmé Jarit : le fer de leurs épées n’avait ni la finesse ni la solidité du métal forgé par les dieux humains, les teintures de leurs vêtements paraissaient bien ternes en comparaison de la richesse des étoffes aperçues sur les livres et, de surcroît, se délayaient au moindre contact avec l’eau. Ils ne tiraient leur supériorité que de leur force physique, du tabou proscrivant l’usage des armes aux communautés et de la duplicité des lais de l’Humpur.
Le cœur de Véhir se serra au souvenir du vieux grogne. Sa tristesse ne le quitta pas lorsqu’il fut sorti de la rivière, qu’il eut essoré et étalé les vêtements, qu’il se fut enroulé dans la cape et allongé à même la roche, la dague posée contre sa cuisse. Le sommeil vint rapidement le délivrer de sa détresse et de sa faim.
L’agitation, inhabituelle en cette heure matinale, réveilla leude Tia. La cour intérieure du castel bruissait de cris de colère, de claquements de sabots sur les pavés. Elle crut d’abord que Luprat avait été prise d’assaut par une troupe ennemie. Elle s’en étonna, car elle ne connaissait pas de seigneurs assez forts ou assez fous pour défier l’armée de son père, la plus puissante du pays pergordin. Cela faisait en outre plus de trente cycles que le comte H’Mek avait conclu un pacte de non-agression avec les territoires voisins d’Ursor, de Gupillinde et de Muryd.
Tia repoussa les draps de lin, se leva, courut à la fenêtre de sa chambre sans enfiler sa matinette et entrouvrit les deux battants de bois. La fraîcheur de l’aube s’enroula autour de son cou, de ses épaules, de ses mamelles, de son bassin, de ses jambes. Peu étendu, ras, son pelage fauve ne lui protégeait que le crâne, le cou et le bas-ventre.
De sa chambre, située au troisième étage de la tour sud, elle avait une vue d’ensemble de la cour, des dépendances, et une vue partielle des remparts extérieurs de la cité. Elle laissait d’habitude errer son regard sur les toits de lauzes des maisons basses, serrées les unes contre les autres comme un troupeau de bêlants, sur les places inondées de soleil ou noyées de pluie, sur l’entrelacs de ruelles sinueuses qui charriaient dès l’aube une foule dense et bruyante, sur le moutonnement infini et sombre des collines qui cernaient la cité, mais ce matin-là, son attention fut attirée par les trois corps étendus sur des litières de paille autour desquelles se pressaient une trentaine de prévôts, deux miaules errants et quelques membres de l’aristocratie hurle. Elle reconnut le seur H’Kor, le connétable en second, agenouillé près d’un cadavre dénudé dont il ne restait pratiquement rien de la tête, le seur H’Pël, l’intendant majeur, et le seur H’Jah, le commandant en chef de la sécurité. Ils n’avaient pas pris le temps de s’habiller, ils s’étaient revêtus en hâte de leur cape de laine et de leurs chausses à semelle de bois. Les lamentations de H’Kor se mêlaient aux vociférations des prévôts et aux hennissements des chevaux dont les robes fumaient et les naseaux écumaient. Palefreniers et badauds, alertés par le bruit, surgissaient des écuries ou des porches, venaient aux nouvelles, s’agglutinaient en grappes autour des fontaines de pierre
Leude Tia se demanda si ces événements avaient un rapport avec l’expédition lancée trois jours plus tôt sur la forêt de Manac. Les miaules à la solde des prévôts avaient repéré l’antre du grogne qui narguait depuis des lustres l’autorité du comté et qui était, selon le clergé de l’Humpur, un sorcier, un suppôt du Grand Mesle. Elle avait jugé ridicule un tel déploiement de forces pour la capture d’un vieil original rejeté par sa communauté et condamné à vivre comme une bête sauvage. Depuis la rébellion des mêles de Valahur et la terrible répression qui s’en était suivie, les communautés agricoles ne s’avisaient plus de transgresser la loi des clans et s’acquittaient docilement de leur dîme. La viande des gavards de Manac était d’ailleurs considérée comme l’une des plus tendres et savoureuses de la Dorgne, au point qu’elle faisait l’objet d’un commerce florissant entre Luprat et les pays voisins.
« Ma leude, vous allez attraper la mort à vous esbauder entièrement poil à cette fenêtre ! »
Leude Tia n’eut pas besoin de se retourner pour savoir qui venait ainsi de l’apostropher : Fro, sa servante, sa confidente, une femelle aussi vieille que revêche, un laideron qui suscitait de la pitié et de l’effroi chez les autres pucelles de la cour. Un poil rêche et gris lui dévorait la face, le museau, le cou, les mains. Ses babines plissées retombaient de chaque côté de son menton, cachant des crocs déchaussés, jaunes, ainsi qu’une langue déchiquetée et râpeuse qui semblait trop grande pour sa gueule. Son haleine, aussi redoutable que son allure, tenait ses interlocuteurs à distance et ses griffes recourbées, qu’elle brandissait à tout propos comme des crochets de boucherie, dissuadaient quiconque de discuter ses ordres. Bien qu’elle n’appartînt pas à l’aristocratie hurle, elle jouissait d’une grande considération dans l’enceinte du château, d’autant qu’elle avait servi de gouvernante au comte en personne, qu’elle n’ignorait rien des petits secrets de la cour, qu’elle savait se montrer discrète, qu’elle était donc une messagère toute indiquée pour orchestrer les rendez-vous inavouables entre les leudes et les seurs. Les membres du clergé eux-mêmes recouraient fréquemment à ses services. On disait que l’archilai ne prenait aucune décision sans l’avoir au préalable consultée. On ne lui connaissait qu’une faiblesse, Tia, la septième fille du comte, à laquelle elle vouait la même tendresse qu’une mère à sa fille et à qui elle passait tous les caprices.
Fro saisit la matinette posée sur l’un des deux fauteuils de la chambre, des chausses de laine gisant sur le tapis, et s’approcha à grands pas de la leude.
« Êtes-vous folle de vous montrer de la sorte ? grommela-t-elle. Le seur H’Wil, votre futur époux, sera furieux d’apprendre que vous exposez votre corps à d’autres regards que le sien !
— Je ne serai que sa troisième épouse, rétorqua Tia sans s’écarter de la fenêtre.
— Les deux premières sont sèches, argumenta Fro. Il vous suffira de lui donner un enfant pour les supplanter. Et puis cette union a été voulue par votre père pour…
— Favoriser le rapprochement avec H’Wil, soupira la leude. Il m’a vendue à ce boître comme de la viande de gavard.
— Couvrez-vous, je vous en conjure. Le comte me tiendrait pour responsable de la rupture de vos fiançailles. »
Fro lui posa d’autorité la matinette sur les épaules. En son for intérieur, la servante comprenait la détresse de Tia, la femelle la plus gracieuse du pays de la Dorgne, une petite merveille – sa petite merveille – qu’on s’apprêtait à pousser sur la couche d’une brute qui avait la réputation de dévorer ses proies vivantes et de fouetter ses épouses jusqu’au sang. Cependant, elle évitait de dévoiler ses véritables sentiments à la leude, consciente que les enjeux de cette union outrepassaient l’intérêt individul, que le sacrifice de Tia était nécessaire à l’équilibre du comté. Elle avait elle-même conseillé au comte de négocier un traité avec H’Wil, un aristocrate indépendant et belliqueux dont la puissance représentait un danger pour la cité de Luprat. Elle avait regretté sa suggestion lorsque le comte avait décidé d’offrir, en gage de sa bonne foi, sa septième fille à l’insoumis, plus encore quand ce dernier avait accepté l’offre, trop heureux de se draper dans un pan du prestige de la famille régnante.
« Passez vos chausses, leude. Ce bois est aussi glacé que le cul d’un miséreux au plus froid de l’hiver.
— Tu sais ce qui se passe, Fro ? » demanda Tia qui dédaigna les chausses offertes par sa servante mais resserra les pans de sa matinette.
La vieille hurle se pencha à son tour sur le rebord de la fenêtre et embrassa du regard la cour intérieure à présent noire de monde. Été comme hiver, elle portait la même robe de laine grise, qu’elle ne lavait qu’une fois l’an et qui trahissait son odeur à des pas à la ronde. Tia changeait quant à elle de tenue toutes les semaines, une fantaisie qui coûtait un surcroît de travail aux lingères du palais, obligées après chaque lavage de teindre ses vêtements dans ses couleurs préférées, le vert, le noir et le rouge.
« M’est avis que H’Gal, le fils du seur H’Kor, est tombé sur un os, hoorrll, marmonna Fro. Ce coïllon se figurait que la capture du vieux grogne de la forêt de Manac serait une simple formalité, mais çui a fendu sa tête comme une bûche ! Et les ventres des deux prévôts qui l’accompagnaient ressemblent asteur à des outres crevées.
— Le tabou de l’Humpur…
— Les hors-la-loi sont des zirous ! N’ont rien à fouchtre des tabous de l’Humpur ! »
La servante avait expulsé autant de salive que de mots. Ses babines tremblaient de colère et son museau écrasé paraissait s’être allongé de deux ou trois pouces. Dans la cour, la foule s’écartait pour laisser le passage à leude Poë, quatrième épouse du seur H’Kor et mère de H’Gal. Elle non plus n’avait pas pris le temps de se parer : l’échancrure de sa matinette légère s’ouvrait largement sur ses mamelles et son ventre velu. Elle n’avait pas rabattu ses longues oreilles de chaque côté de son crâne, comme le voulait l’usage, ni même démêlé les poils drus et noirs qui lui tombaient sur les épaules. Parvenue devant les litières de paille, elle s’agenouilla aux côtés de son époux et contempla le cadavre de son fils. Le brouhaha s’interrompit peu à peu et un silence oppressant retomba sur la cour.
« Trois hurles dans la force de l’âge ne sont pas venus à bout d’un vieux grogne, chuchota Tia avec une moue de mépris.
— Pas n’importe quel grogne, répliqua Fro à voix basse. Un sorcier, un serviteur du Grand Mesle.
— Ça, c’est le clergé qui le dit. »
Fro décocha un regard sévère à la leude, dont l’effronterie confinait parfois à l’hérésie.
« Le grogne n’aurait pas échappé au flair des miaules pendant des cycles s’il n’avait invoqué la puissance des démons.
— Le flair des miaules n’est pas infaillible. Ces boîtres sont aussi stupides que des bouqs !
— Mesurez vos paroles, leude. J’en connais beaucoup à la cour qui s’esbaudiraient de vous voir gigoter à la branche basse du chêne de justice. »
Tia éclata d’un petit rire qui résonna comme une note indécente dans le silence funèbre.
« Qui s’aviserait de pendre la fille du comte de Luprat ? lança-t-elle d’un ton provocant.
— Moins fort, je vous prie. Respectez la douleur de leude Poë.
— Qui ? » insista Tia.
Fro la fixa d’un air où se mêlaient tendresse et sévérité.
« Les seurs que vous avez éconduits, ma leude, les épouses et les concubines qui jalousent votre beauté, certains membres du clergé qui ne prisent guère votre insolence, les servantes que votre coquetterie rend folles…
— Ils ne pensent qu’à ripailler, qu’à jacasser, qu’à intriguer. Ils ne valent guère mieux que les pue-la-merde des communautés agricoles. Et ils craignent le courroux de mon père encore davantage que celui du Grand Mesle.
— N’en appelez pas à la désobéissance, ma leude. Vous ne serez pas toujours sous la protection de votre père. »
Tia hocha lentement la tête et désigna d’un mouvement de menton l’attroupement en contrebas.
« Le jour où mon père me conduira dans la demeure de H’Wil sera encore plus triste pour moi que ce jour pour leude Poë… »
La main de Fro vint se poser avec une délicatesse étonnante sur l’avant-bras de Tia.
« Vous saurez amadouer ce monstre, mon oiseau, ma beauté, vous deviendrez une femelle féconde, forte et sage, vous œuvrerez pour la gloire du comté. »
Les larmes étaient venues aux yeux de la servante tandis qu’elle prononçait ces paroles. La leude eut envie de se blottir dans ses bras, comme dans ces temps maintenant lointains où elle n’était qu’une hurlonne insolente et agitée, mais quelque chose, l’invisible barrière qui séparait les maîtres des valets sans doute, l’en dissuada. De même, elle s’abstint de hurler qu’elle n’avait rien à fouchtre de la gloire du comté, que son ventre lui appartenait, que seul lui importait son bonheur. Les récits héroïques d’Avile le trouvre, un glate venu des lointaines montagnes pyrénaines deux cycles plus tôt, avaient soufflé sur son désir de découvrir d’autres paysages, d’autres civilisations, de contempler les dieux humains parés de lumière qui rendaient visite à leurs créatures dans les grottes enchanteresses des montagnes du Grand Centre. Avile s’était accompagné d’un petit instrument à la sonorité nostalgique qui tirait des larmes à ses auditeurs, aux leudes en particulier. Mais ses chants avaient été considérés comme des fariboles par le conseil du comté et comme des germes d’hérésie par le clergé. L’archilai avait exigé et obtenu l’arrestation du trouvre, qui avait été jugé et condamné à la pendaison le jour même. Tia s’était précipitée dans les appartements de son père afin d’obtenir sa grâce, mais le comte était resté inflexible. Elle avait essayé de le piquer en insinuant que l’archilai était devenu le véritable gouverneur de Luprat. En réponse, il l’avait giflée à toute volée. Elle s’était retirée en larmes dans sa chambre où elle était restée enfermée trois jours et trois nuits. Jamais il ne l’avait frappée auparavant.
Sermonnée par Fro et par sa mère, leude Yda, elle avait feint de se soumettre, elle avait accepté de se réalimenter et renoncé à ses chimères de pucelle. Elle se pliait de nouveau aux us de la cour, elle tenait sa langue devant les représentants du clergé, elle jouait son rôle de septième fille du comte H’Mek avec la vivacité enjouée qu’on lui connaissait, mais, au fond d’elle-même, elle se berçait toujours des chants d’Avile, elle ne songeait qu’à partir en quête des pays et des êtres légendaires évoqués par le trouvre à la bouche en forme de bec, aux yeux perçants et à la face auréolée d’une somptueuse parure de plumes, elle guettait la première occasion de s’envoler de la cage que lui destinaient son père et son futur époux. L’idée même que H’Wil pût poser ses sales pattes sur son corps la révulsait. Elle ne se donnerait jamais à lui, de cela elle était certaine, elle se jetterait de la fenêtre de sa chambre plutôt que d’être livrée à ce soudard comme un gavard à un boucher.
« Vous êtes bien pensive, ma leude. »
La face ingrate et penchée de Fro avait quelque chose de pitoyable en cet instant. Ses yeux battus quémandaient de l’affection à sa maîtresse. Devant Tia, elle abaissait ses défenses, elle se dépouillait de cet aspect rogue qui en faisait une interlocutrice à la fois redoutée et recherchée dans l’enceinte du castel. Malgré sa laideur, on lui prêtait de nombreuses aventures avec les palefreniers, les cuisiniers, les prévôts ou les gardes de l’escouade personnelle du comte, mais elle n’avait jamais été grosse. Frappée, à ses propres dires, de la malédiction de la stérilité. Les mauvaises langues insinuaient que l’Humpur avait fait preuve de sagesse en asséchant son ventre.
« J’ai du mal à croire que le vieux grogne de la forêt de Manac soit le seul responsable de ce carnage, avança Tia.
— Le pouvoir du Grand Mesle est immense. Il peut aussi bien se nicher dans le corps d’un grogne que dans les belles menteries d’un trouvre. »
La leude se retourna avec une telle vivacité que sa matinette glissa sur ses épaules et qu’elle se retrouva dénudée jusqu’à la taille.
« Les chants des trouvres sont plus agréables à ouïr que les prêches des lais ! »
Tia distingua nettement les éclairs de panique qui zébrèrent le regard de Fro et regretta aussitôt ses paroles.
« Ne me dites pas, ma leude, que vous êtes encore troublée par les niaiseries de ce chanteur à bec ! Cela fera bientôt deux cycles que çui a été pendu. »
Tia jugea urgent de détourner le cours de la conversation. Elle ne devait pas éveiller les soupçons de la servante si elle voulait mettre ses projets à exécution. Fro avait beau la couver de son affection, elle restait l’œil et l’oreille du comte, elle ne trahirait jamais la confiance qu’il avait placée en elle.
« Je m’étonne encore que tu ne te sois pas élevée contre cette exécution, toi qui es si soucieuse de la paix du comté. »
Les traits de la vieille hurle se détendirent, signe que la leude avait visé juste.
« Notre comte n’avait pas à craindre une réaction des glates des montagnes pyrénaines. Il est une règle de l’Humpur qui oblige les visiteurs à respecter les lois des domaines qui les accueillent.
— Avile le trouvre avait-il enfreint nos lois ?
— Çui a chanté des récits qui emmêlent les pensées des gens. Vous-même, ma leude, vous avez été troublée au point d’en perdre l’appétit et le sommeil. Et puis, les montagnes pyrénaines sont trop éloignées pour que la nouvelle de la mort d’un petit trouvre parvienne jusqu’aux oreilles des seigneurs à bec.
— Tu as sans doute raison, Fro, mais je persiste à trouver cette exécution injuste.
— Comme vous trouverez injuste la répression qui s’abattra bientôt sur la communauté grogne de Manac, hoorrll. Fort heureusement pour nous tous, la charge du comté n’incombe pas aux pucelles. Relevez donc votre matinette : des regards se tournent vers votre fenêtre. »
Tia s’exécuta docilement avant de se plonger de nouveau dans la contemplation de la cour intérieure. Des nuages noirs s’amoncelaient au-dessus de Luprat, comme si les sanglots déchirants de leude Poë s’élevaient jusqu’au ciel. Des gardes vêtus d’uniformes blancs et coiffés de casques coniques s’étaient disposés de chaque côté de la porte principale du castel tandis que d’autres, aidés par les prévôts, ouvraient un passage dans la multitude. Le comte n’allait pas tarder à paraître. La population de la cité convergeait tout entière vers la cour, ruisseaux agités et bruissants qui se jetaient dans une mare triste et figée.
Ces événements servaient les desseins de Tia. Si le comte décidait d’organiser des représailles contre les grognes de Manac, il rassemblerait une grande partie de ses troupes, gardes, prévôts, éclaireurs miaules, et la surveillance se relâcherait autour de la cité. Cela lui laisserait le temps de parcourir des dizaines de lieues avant que les miaules ne se lancent sur ses traces, et donc, de gagner une contrée qui ne dépendait pas de la juridiction de Luprat. Là-bas, elle se débrouillerait pour s’engager dans une expédition à destination du Grand Centre où les récits héroïques d’Avile situaient les apparitions des dieux humains. Cependant, même si les doigts de ses pieds et de ses mains étaient munis de griffes aussi dures et tranchantes que les lames des épées, même si ses dents étaient capables de déchirer la carne la plus dure, elle n’était qu’une pucelle élevée dans un castel, une aristocrate qui ne s’était jamais frottée au monde extérieur. Elle avait déjà repoussé à plusieurs reprises la date de son départ et, quels que fussent les prétextes invoqués – le climat, un défaut de préparation, la vigilance des prévôts, la proximité d’une troupe de miaules… –, elle savait bien au fond que seule sa peur l’avait empêchée de franchir le pas.
La voix de Fro la tira de ses pensées.
« Votre père, ma leude. »
Le comte H’Mek venait en effet de surgir dans la cour, escorté de ses trois fils aînés, tous les quatre vêtus de capes noires, de bragues brun-rouge et de chausses de laine à semelle de bois. Conçus par des mères différentes, aucun des frères de Tia ne lui ressemblait. L’un avait de larges oreilles et un poil ras et jaune qui ne laissait pas un pouce de cuir apparent, l’autre un pelage blanc et soyeux d’où saillaient son long museau rose et les pointes touffues de ses oreilles, le troisième une tête directement posée sur les épaules et une fourrure d’un noir profond qui contrastait fortement avec ses joues et son front glabres. On disait souvent à Tia – Fro la première – qu’elle avait hérité de son père ses yeux clairs, son museau court et fin, son cuir pâle rehaussé de poils épars et roux, mais elle ne se reconnaissait pas davantage en lui qu’en ses frères.
Elle ne s’était d’ailleurs jamais reconnue dans la race hurle en général, qu’elle n’estimait guère supérieure aux prédateurs errants et aux pue-la-merde des communautés agricoles. La vérité, sa vérité était ailleurs, au-delà de ces collines sombres qui se dressaient autour de la cité comme d’infranchissables remparts.