Ainsi s’arue le hurle, l’espadon sur les bottes, orgueilleux de ses crocs et de ses griffes, noble en vérité, ’aucuns diraient plein de morgue.
Un jour un hurle de Luprat se prend de querelle avec un gronde d’Ursor qui refuse de lui céder le passage sur un sentier forestier.
Prompt, le hurle tire son espadon mais le gronde, plus vif encore malgré sa lourdeur, abat sa hache et fend l’épaule de notre fier-à-bras.
Çui devient alors colère et écache le gronde à coups de griffes et de crocs avant d’éparpiller ses restes dans la forêt.
De cette histoire je tire deux leçons : on ne se méfie jamais assez d’un hurle blessé, le gronde l’apprit à ses dépens.
L’amène civilité est souvent mieux préférable que la force brutale, le hurle l’admit un peu tard, qui mourut peu de temps après.
Les Fabliaux de l’Humpur
Les deux grognes traversèrent la cascade dans l’autre sens et, après avoir inspecté les environs du flair, de l’ouïe et du regard, se hissèrent à la force des bras sur le bord de la retenue d’eau. Éblouis par la luminosité, transis jusqu’aux os, ils attendirent que le soleil matinal les eût réchauffés pour prendre le chemin du retour. Véhir ne décelait plus l’odeur des miaules parmi les parfums entêtants des fruits surs et les senteurs plus lourdes des arbres, des fougères, des racines, des champignons, de la terre encore humide. La lumière dorée du jour se déversait à profusion sur la forêt et dispersait l’ombre de la peur. Il doutait à présent de la réalité des événements de la veille, se demandait si l’ermite n’avait pas inventé la présence des deux carnassiers pour lui donner une petite leçon de survie. Son flair n’était pas suffisamment développé pour faire la différence entre les odeurs des prédateurs des clans et celles d’animaux sauvages, de sangliers, de cerfs ou même de rats musqués. De même, le cri terrifiant qu’il avait entendu avait peut-être été poussé par un grand duc ou un busard.
Du coin de l’œil, il épia Jarit, qui avait retiré ses vêtements et qui, la tête posée sur son sac, s’était allongé sur l’herbe pour se gorger de la chaleur naissante du jour. La couenne du vieux grogne ressemblait à un sac de jute qu’on aurait rempli d’os taillés en pointe. Cependant, bien qu’il eût pour lui la vigueur de la jeunesse, Véhir avait l’impression d’être un double dégénéré de son congénère. Un double animal. Il se sentait laid, dépourvu de cette grâce singulière, indéfinissable, qui imprégnait chaque geste, chaque parole de l’ermite. Ils étaient de la même race, sans doute, mais l’un avait accumulé une énorme somme de connaissances là où l’autre pataugeait dans son ignorance et dans sa peur ; l’un s’était affiné en vieillissant, l’autre s’était engagé dès la naissance sur le chemin de la régression ; l’un employait un langage élaboré, précis, l’autre rencontrait les pires difficultés à transformer ses pensées en paroles. Quant à leurs différences physiques, elles n’étaient que l’illustration de l’inexorable déchéance des grognes de Manac.
« Du temps où j’étais un grognelet, les anciens m’apparaissaient bien plus beaux que moi », dit soudain Jarit sans bouger.
Bien que couverte par le grondement de la chute, sa voix effaroucha les oiseaux qui s’envolèrent des deux saules dans un bruissement d’ailes.
« L’est le démon, çui qui s’aglume dans la tête d’autrui ! » s’exclama Véhir.
Jarit partit d’un éclat de rire qui fit onduler la couenne plissée de son ventre.
« Pas besoin d’être démon pour deviner tes pensées, p’tio ! Elles se voient sur ta face aussi clairement que des cailloux au fond d’un ruisseau. Toutes ces années de solitude ont développé en moi un sens aigu de l’observation.
— Eh, pouvai’t pas me voir puisqu’avai’t les yeux enclos !
— J’ai également appris qu’on pouvait voir sans se servir de ses yeux. J’appelle ça la vision intérieure.
— A’t pas eu la vision… intérieure de miaules, ct’e matin ?
— Je crois qu’ils ont renoncé à leur repas, répondit Jarit en se redressant sur un coude. Mais ni ma vue ni mon flair ne sont infaillibles.
— Ai’j faim.
— Rentrons. Il ne fera pas bon rester dehors aujourd’hui. »
Ils se mirent en chemin alors que les nuages bas et noirs s’amoncelaient au-dessus de leurs têtes. La chaleur se faisait lourde, et le silence qui figeait la forêt annonçait un orage imminent. Ils ne s’arrêtèrent ni pour cueillir les cèpes qui s’épanouissaient au pied des chênes ni pour déterrer les patates truffières dont les effluves agaçaient l’appétit de Véhir. Ils arrivèrent en vue de la grotte au moment où une bourrasque soudaine déracinait un hêtre à moitié mort.
Lorsqu’ils se furent restaurés, Jarit saisit une pelote de lin et se dirigea vers le métier à tisser. Véhir ne lui laissa pas le temps de s’asseoir sur le tabouret.
« A’t dit que montrerais les trésors abandonnés par les dieux humains dans ct’e maison ! »
L’ermite se retourna, la face éclairée d’un large sourire. Les roulements de tonnerre accompagnaient le fracas de la pluie qui tombait à verse, les éclairs se glissaient par les jours de l’entrée et dérobaient par intermittence les lueurs vacillantes des flammes.
« Tu es donc tellement pressé de les contempler ?
— Ai’j envie de connaître tout ce que connai’t.
— N’attends pas tout des dieux humains : tu devras d’abord leur montrer ta résolution. Quand tu as faim, les glands ne viennent pas tout seuls dans ton estomac.
— Comment montrerai’j ct’e… résolution aux dieux ? Iceux n’habitent pas le pays pergordin.
— Les êtres aux pouvoirs magiques n’ont pas besoin d’être à tes côtés pour t’évaluer.
— Veu’j pas être un pichtre de vaïrat, veu’j découvrir le monde de l’autre côté du pays de la Dorgne. »
Les mots étaient sortis spontanément de la bouche de Véhir. De grosses larmes de fatigue et de détresse roulaient sur ses joues blanchies par ses soies.
« Suis-moi, dit Jarit en reposant la pelote de lin sur le bord du métier. Si tu es bien celui que je pense, les présents des dieux humains te sont destinés. »
Il alluma, avec un boutefeu d’amadou, une branche imprégnée de résine, se rendit dans la pièce où étaient entreposés les vivres, écarta un paravent de tissu, s’accroupit et, de sa main libre, commença à retirer les pierres du mur. Il dégagea une entrée basse qu’ils durent franchir à quatre pattes. Le passage, d’une étroitesse telle que leurs épaules en frôlaient les deux bords, parut interminable à Véhir, qui, en proie à un début de panique, ne parvint à en venir à bout qu’en gardant les yeux rivés sur la lueur rassurante de la torche. Ils débouchèrent sur une salle exiguë, baignée d’un silence mortuaire et dont les murs, le plafond et le sol étaient pavés de carreaux plats et lisses.
La flamme vive révéla un petit baquet suspendu, surmonté de deux becs recourbés couleur d’argile rouge, un bassin allongé de la taille d’un abreuvoir à bovins, un immense coffre de bois vermoulu de la hauteur d’un vaïrat.
« La salle de bains de la demeure », précisa Jarit.
Sa voix semblait résonner dans une profonde caverne. Il ajouta, devant l’air interrogateur de Véhir :
« L’endroit où les dieux humains se nettoyaient.
— Iceux se lavaient donc… comme nous autres ?
— Dieux ou pas, ils avaient les mêmes besoins que nous. Tu vois ces deux robinets, au-dessus du lavabo ? »
Il s’approcha du baquet suspendu et pointa l’index sur les deux becs recourbés.
« Ils sont en métal, poursuivit-il. Ils étaient jadis équipés d’une tête qu’il suffisait de tourner pour faire couler l’eau. »
Fasciné, Véhir s’en approcha à son tour et posa un doigt craintif sur les… comment Jarit les avait-il appelés, déjà ?… robinets. S’il avait entendu parler du métal, ce matériau légendaire qu’utilisaient certains clans prédateurs pour fabriquer leurs armes, c’était la première fois qu’il en voyait, qu’il en touchait. Les roues, les moyeux, les grillages, les ridelles, les brancards et les harnais des chariots du comté de Luprat, qui stationnaient deux fois l’an devant la porte de la communauté, étaient en cuir, en pierre ou en bois, tout comme les charrettes grognes. Le contact avec les robinets, irritant et froid, ne se différenciait guère de celui d’une roche rugueuse.
« Tu ne touches pour l’instant que de la rouille, ajouta Jarit. Une maladie qui ronge le métal quand on ne l’entretient pas. Le lavabo et la baignoire, le grand bassin si tu préfères, sont en faïence émaillée, une terre cuite recouverte d’un vernis.
— L’est ça, le trésor ? » soupira Véhir, déçu.
Jarit déplaça sa torche de manière à éclairer le grand coffre. La lumière étirait les ombres sur le sol et les murs.
« Le témoignage d’une civilisation disparue est en soi-même un trésor, p’tio. Mais jette plutôt un coup d’œil à l’intérieur de cette armoire. »
Le vieux grogne ouvrit la porte du meuble dans un grincement horripilant. Véhir entrevit, posés sur des étagères, d’étranges objets dont certains se dressaient les uns contre les autres comme les planches d’un galandage et dont les autres s’empilaient à l’horizontale. C’était vraisemblablement d’eux qu’émanait l’odeur indéfinissable qui imprégnait l’air confiné de la pièce.
Véhir, qui s’était attendu à quelque éclat extraordinaire, à quelque manifestation surnaturelle, s’avança d’un pas circonspect vers le coffre. Il distingua des signes gravés sur les tranches des objets, des dessins mystérieux qui lui rappelaient les griffonnages qu’il avait tracés, grognelet, sur la terre poussiéreuse de la cour intérieure de la communauté.
« Des livres, déclara Jarit qui s’était figé dans une attitude respectueuse.
— Les livres, l’est ça qui sert à peser. »
Les grognes de Manac appelaient « livres » les pierres qu’ils utilisaient pour partager les légumes, les fruits, les truffes et la farine de blaïs entre les différents membres de la communauté. Ils les posaient sur l’un des deux plateaux de la balance de la salle du conseil et remplissaient l’autre de nourriture jusqu’à ce que le fléau de bois se maintienne en équilibre. En dehors des banquets de fête, une pierre de deux livres équivalait à la ration d’un grognelet, une pierre de trois livres à celle d’une femelle non fécondée, d’un ancien ou d’un castré, une pierre de cinq livres à celle d’un lai, d’un vaïrat ou d’une troïa pleine, une pierre de beaucoup plus de cinq livres à celle d’un gavard.
« Ces livres-là donnent la connaissance, corrigea Jarit. Ils sont autant de trésors qui contiennent la mémoire des dieux humains. Ils se sont conservés pendant des cycles grâce à la température constante de cette pièce. C’est dans iceux que j’ai appris une grande partie de ce que je sais. »
Il souleva une pierre plate du sol, planta la torche dans un trou, saisit un livre sur l’étagère du milieu, l’ouvrit et, avec délicatesse, tourna les feuilles fines, molles qui se trouvaient à l’intérieur et qui produisaient un bruissement semblable au froissement des épis de blaïs sous la brise. L’odeur qui s’en dégageait était de la même nature que celle de la pièce, mais plus dense, plus concise. Chacune d’elles était couverte de signes incompréhensibles qu’entrecoupaient parfois des carrés gris, noirs ou colorés.
« Les dieux humains, p’tio. Regarde comment ils étaient sur cette page. »
Jarit leva le livre à hauteur du groin de son vis-à-vis. Le rythme cardiaque de Véhir s’accéléra lorsqu’il contempla les images qui occupaient toute la largeur de la feuille. Bien que les couleurs fussent passées et certaines lignes effacées, la précision des dessins et la beauté des êtres qu’ils représentaient le fascinèrent : ils se distinguaient les uns des autres par la couleur ou la longueur de leurs chevelures, par les coupes ou les teintes de leurs vêtements, mais ils avaient en commun une finesse et une grâce irréelles qui faisaient ressortir la grossièreté des habitants de la Dorgne, y compris des hurles, y compris de Jarit. Il s’attendait à les voir bouger, parler, s’évader de cette étrange prison ouverte par les doigts de l’ermite et qui les retenait là depuis la nuit des temps. Les larmes qui lui montaient aux yeux n’exprimaient pas la tristesse cette fois-ci, mais un bouleversement profond, une joie indescriptible.
« J’ai ressenti la même chose que toi lorsque je les ai découverts, murmura Jarit. J’avais enfin sous les yeux mes modèles. Cette page représente l’évolution des costumes au cours de l’âge de l’Humanité. Compare maintenant la richesse des étoffes avec le lin ou le jute de Manac et vois comment nous avons dilapidé l’héritage.
— Iceux sont tout p’tios et paraissent géants ! s’écria Véhir.
— Si les images dégagent une telle force, imagine maintenant ce que tu ressentirais devant les dieux humains en personne. Est-ce que ça ne te donne pas envie de chercher le pays de l’Humpur ?
— Sui’j qu’un pichtre de grogne, gémit Véhir. Les prédateurs me croqueront comme un gland.
— Je te montrerai comment te défendre. Tu ne partiras d’ici que lorsque je t’estimerai prêt. Je t’apprendrai également à lire.
— Lire ?
— Comprendre le sens des signes qui sont imprimés sur les pages. De cette façon, les dieux te raconteront eux-mêmes leur histoire, leurs légendes, leurs guerres.
Jarit referma le livre et le reposa sur l’étagère. Véhir faillit le prier de l’ouvrir de nouveau, mais il se retint, estimant qu’il aurait d’autres occasions d’admirer les images enchanteresses. Il se promit de revenir dans cette pièce aussi souvent qu’il en aurait le loisir.
« Il m’a fallu du temps pour comprendre les secrets de l’écriture. Je suis parfois resté devant un livre ouvert jusqu’à m’écrouler de fatigue. Puis je suis tombé sur un ouvrage pour les p’tios humains qui expliquait les lettres, les sons qu’elles produisaient et la façon qu’elles avaient de se combiner pour former les syllabes, les mots et les phrases. Sur mes soixante années de solitude, j’en ai consacré près de trente à l’étude de la lecture. Et encore, je ne comprends que la moitié de ce que je déchiffre. C’était mon aventure, p’tio, la grande œuvre de ma vie. Il te faudra bérède moins de temps que moi pour parcourir le même chemin.
— Pourquoi va’t pas à Manac avec c’tes livres ? Pourquoi montre’t pas c’tes images aux grognes de la communauté ? »
Les traits de Jarit se durcirent.
« Parce que les trois lais soutiendraient qu’ils sont l’œuvre du Grand Mesle et qu’ils les brûleraient. Je suis le gardien du trésor, p’tio, et je commettrais une faute impardonnable si je le donnais à des pichtres dont le seul intérêt est de maintenir les autres sous leur coupe. »
L’attitude de troïa Orn dans l’enclos de fécondité démontrait mieux qu’un long discours la validité du raisonnement de l’ermite. La communauté ne souhaitait pas remettre en cause les mécanismes qui la conduisaient peu à peu à sa perte, elle s’acharnait à éliminer les intrus qui perturbaient ses habitudes. Les vaïrats s’étourdissaient dans le travail, le vin et le grut, les troïas mettaient bas jusqu’à l’assèchement de leur ventre et s’affairaient aux tâches domestiques, les gavards ne songeaient qu’à s’empiffrer, les anciens attendaient que la maladie les prît et qu’un plus jeune, leur fils peut-être, vînt les étrangler avec un lacet de cuir.
« L’est pas avec la lect…
— Lecture.
— Qu’échapperai’j aux carnassiers.
— Dans leur grande sagesse, les dieux humains t’ont laissé un autre présent. »
Jarit se pencha sur une étagère basse du coffre, glissa la main derrière la rangée de livres, se redressa et se replaça dans le halo de la torche. Il tenait, en équilibre sur sa paume, un objet long et fin dont une extrémité était recouverte d’une gaine de cuir et dont l’autre se présentait sous la forme d’un manche magnifique, bien différent des manicles rudimentaires des outils de la communauté : taillé dans un matériau aussi lisse que la surface d’un étang à la lunaison des grandes chaleurs, légèrement renflé en son milieu, il s’ornait en son extrémité d’une petite boule couleur de soleil. Jarit l’empoigna et tira lentement hors de la gaine une lame étroite et pointue qui accrocha des reflets de lumière. Véhir se recula dans la pénombre, persuadé qu’il y avait quelque diablerie du Grand Mesle là-dessous.
« Ne crains rien, grognelet ! Ceci est une dague, une arme de métal forgée par les dieux humains. Elle sera ta griffe et ta dent sur le chemin de l’Humpur.
— L’est un tabou qui interdit aux communautés agricoles de s’enservir des armes.
— Tu voulais toucher du métal tout à l’heure. La rouille a épargné celui-ci. »
Jarit s’avança vers Véhir avec une telle brusquerie que ce dernier recula avec précipitation et percuta le mur. L’ermite planta la lame de la dague dans le ventre du jeune grogne jusqu’à ce qu’une douleur vive le contraigne à se plier en deux.
« Pourrai’j te mettre les tripes à l’air ! gronda Jarit sans relâcher sa pression. Est-ce que tu te laisserais percer comme un sac de jute ? Est-ce que tu renoncerais à rejoindre l’Humpur parce qu’un stupide tabou t’interdit de te défendre contre un pichtre de hurle ou de miaule ?
— Le comte de Luprat, bredouilla Véhir, toujours courbé par la morsure de la lame. Çui brûlera la communauté si tuai’j un prédateur. Comme… comme les mêles de Valahur.
— Ne me parle pas de ces crétins de boucs aux grosses coïlles et à la cervelle de mouche ! Les exilés n’appartiennent à aucune communauté, p’tio. Ton chemin t’entraînera bien au-delà du comté, bien au-delà du pays pergordin. Les lois sont comme les arbres et les fleurs, elles changent selon les régions.
— Comment… comment sai’t si n’a’t jamais bougé de c’te forêt ?
— J’ai remonté la Dorgne jusqu’à sa source, je suis allé jusqu’aux montagnes du Grand Centre, j’ai traversé un duché, un marquisat, un royaume, j’ai entendu des hérauts proclamer des édits…
— Les armes ne sont pas interdites dans le Grand Centre ? »
Le bras de Jarit se détendit et Véhir put enfin se redresser. La lame avait percé dans sa couenne une minuscule entaille d’où s’écoulait un filet de sang.
« Pas partout, répondit enfin le vieux grogne. Prends cette dague, p’tio. Elle est la face cachée de ton savoir, le symbole du pacte secret que tu passes avec les dieux humains. »
Il pointa l’arme à nouveau, mais la poignée vers l’avant. La ferveur de son regard balaya les hésitations de Véhir, qui enroula les doigts autour du métal. La tiédeur du manche, imprégné de la chaleur de Jarit, le surprit. Il était plus doux que les joues de troïa Orn, plus doux encore que la tendre couenne d’un nourrisson. Une vague d’une puissance inouïe déferla en lui, comme si la magie des dieux humains se déversait par l’objet qu’ils avaient fabriqué dans des temps oubliés. Il craignit de se brûler la main en effleurant la petite boule à l’extrémité de la poignée mais, malgré son étonnante couleur de soleil, elle était de la même température que le reste de l’arme.
« Le pommeau, la petite boule, est en or, ajouta l’ermite. Le métal le plus rare et le plus précieux de l’âge de l’Humanité. On n’en trouve plus depuis bien longtemps dans le pays de la Dorgne.
— Quand l’ai’j prise, ct’e dague était comme une main.
— Le métal est conducteur. Ça signifie qu’il s’adapte à la température ambiante. Il deviendra brûlant si tu le mets près du feu, glacial si tu le plonges dans le froid. Il te servira loyalement, s’abreuvera du sang de tes ennemis, se parera de la noirceur de ton âme si tu sombres dans la déchéance. Ne l’utilise jamais contre un plus faible ou il se retournera contre toi. »
De l’index, Véhir éprouva le tranchant de la lame. Une caresse pourtant peu appuyée qui abandonna une longue estafilade sur la pulpe de son doigt.
« Elle est plus affûtée que les pierres des faux de Manac, pas vrai ? jubila Jarit. Je ne l’ai pourtant jamais aiguisée. Elle ne peut ni rouiller ni s’émousser. Elle est résistante et plus efficace que les épées des hurles ou les haches des grondes. Elle est emplie de la puissance humaine.
— Sui’j pas un dieu humain, objecta Véhir en suçant machinalement le sang qui perlait de son index.
— Elle a goûté ton sang, vous êtes liés dornavant. Sortons maintenant : je dois m’avancer dans le tissage, ou le froid t’emportera cet hiver plus sûrement qu’un prédateur. »
Véhir se dandina d’une jambe sur l’autre.
« Peu’j pas rester ici pour… pour regarder les livres ?
— Un livre ne se manipule pas comme un outil ou un sac de blaïs, et tu n’es pas encore dégrossi, p’tio. Mais garde la dague : elle a trouvé son maître, il n’y a aucune raison de la retenir ici. »
Véhir dormit cette nuit-là avec sa nouvelle compagne métallique. Elle le gêna à maintes reprises lorsque, en proie aux cauchemars, il se tourna et se retourna sur sa couche, mais pour rien au monde il ne s’en serait séparé. Chaque fois qu’il lui meurtrissait les bras ou les côtes, le métal lui rappelait qu’il avait transgressé un tabou, qu’il avait franchi une frontière où n’existaient ni lois ni lais, une perspective qui le galvanisait autant qu’elle l’intimidait. Son premier réflexe, lorsqu’il se réveillait, était de serrer la poignée de l’arme pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. Il entendait le ronflement léger de Jarit qui dormait sur la couche voisine, le craquement des braises sous la cendre, le crépitement de la pluie qui tombait sans discontinuer depuis le crépuscule. Il se remémorait les images des dieux humains captifs des pages, comme figés par un sortilège du Grand Mesle, et il lui tardait d’entamer l’apprentissage de la lecture, de percer le mystère de ces signes – de ces lettres, comme les appelait Jarit.
Il avait découvert davantage de choses au cours de ces deux jours d’exil que durant tout le reste de son existence à Manac. Il avait certes renoncé aux plaisirs du grut – lequel se manifestait encore par des tensions douloureuses de son vit et des émissions intempestives de semence qui poissaient la couverture et la litière de paille –, mais qu’était cette brève jouissance en comparaison du savoir contenu dans les trésors humains ? En comparaison d’un horizon qui se débouchait, qui s’éclaircissait ?
Il se félicitait a posteriori de ne pas être tombé dans le piège de troïa Orn. Elle avait joué avec perversité de l’attirance qu’elle avait exercée sur lui sur les bords de la Dorgne. Consciente qu’elle n’aurait pas le courage ni la volonté de s’opposer aux dogmes, elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour le retenir, elle l’avait emberlificoté dans les mailles d’un invisible filet pour traîner dans l’enclos de fécondité, présumant sans doute qu’il succomberait à l’appel de la chair et oublierait ses velléités individules dans l’énergie collective du grut.
Il alterna jusqu’à l’aube les périodes d’un sommeil agité et les réveils en sursaut. Il crut à plusieurs reprises serrer une déesse humaine dans ses bras, s’aperçut qu’il se battait avec la couverture, se figura entendre des éclats de voix menaçants, chercha fébrilement la poignée de la dague coincée entre ses cuisses.
Une sensation de danger, presque palpable, exacerba tout à coup ses perceptions et le maintint dans un état de nervosité proche de l’exaspération. Le flot de lumière qui s’engouffrait par l’entrée de la demeure l’éblouit. L’inquiéta également, car Jarit ne sortait jamais sans prendre la précaution de tirer le rideau de branchage sur l’ouverture. Il trouva étrange, de surcroît, que le vieil ermite l’eût laissé dormir alors que de nombreuses tâches les attendaient avant les grands froids de l’hiver. Il leur fallait non seulement amasser des réserves de champignons, de patates, de truffes et de racines, mais également rentrer du bois en grande quantité, achever la trame du lin, se consacrer enfin à l’apprentissage de la lecture et du maniement de la dague. Un silence oppressant régnait sur les environs. Les odeurs venant de l’extérieur se diluaient dans celle, omniprésente, du charbon de bois.
Inquiet, Véhir repoussa la couverture, empoigna la dague et se leva. Transi par la fraîcheur du petit matin, il avisa le manteau de Jarit jeté en travers de la table, s’en recouvrit et, sans prendre le temps de passer les bras dans les manches, se dirigea à pas lents vers l’ouverture. Des voix retentirent au moment où il se penchait pour en franchir le seuil. Il comprit alors qu’il n’avait pas rêvé, qu’il avait bel et bien été réveillé par les éclats d’une dispute quelques instants plus tôt. Entraîné par sa curiosité, plus forte que sa peur, il se glissa dehors et se releva.
Il se rendit aussitôt compte qu’il avait commis une erreur.
« Voilà le deuxième, hoorrll ! Pas besoin de fouiller le repaire de ce sorcier.
— Un peu maigre, ce grogne, mais sa viande sera de meilleure qualité que la boucane du vieux ! »
Véhir identifia sans l’ombre d’une hésitation les deux silhouettes qui cernaient Jarit quelques pas plus loin. Vêtues de bragues et de tuniques d’une étoffe à la trame plus fine que le lin de la communauté, elles portaient à la taille un large ceinturon du même cuir que leurs bottes et le fourreau de leur épée. Leur crâne et leur face se couvraient partiellement d’un gazon de poils noirs et drus d’où émergeaient un museau long et fin, des lèvres molles et tombantes, des yeux d’un noir charbonneux. Leurs quatre doigts, terminés par des griffes acérées, étaient en revanche aussi blancs et lisses que le cœur d’un peuplier. À la couleur brun-rouge de leurs vêtements, Véhir sut que les deux visiteurs étaient des prévôts de Luprat, des hurles chargés du maintien de l’ordre dans le comté et réputés pour leur férocité. D’eux émanait l’odeur typique des viandards, l’odeur de la mort. Une vague de terreur submergea Véhir qui, recouvrant sur l’instant son conditionnement de grogne, faillit lâcher la dague, se coucher sur le sol et attendre la fin avec la résignation habituelle des membres des communautés agricoles. Le regard à la fois implorant et sévère que lui jeta Jarit l’en dissuada.
« Pourquoi es’t sorti, pichtre d’andouille ? Avai’t une chance de t’en sortir en restant caché », gronda le vieux grogne.
Un hurle dégaina son épée et la pointa sur la gorge de l’ermite. La lame ébréchée avait gardé les traces des coups de marteau qui l’avaient façonnée.
« Te fatigue pas, sorcier. Nous savions que vous étiez deux dans cette foutue grotte.
— Grâce à ton petit protégé, ajouta le deuxième prévôt en désignant Véhir d’un mouvement de menton. Les trois lais de Manac nous ont prévenus de sa fuite, hoorrll. Avons d’abord envoyé des miaules en reconnaissance. »
Les hurlements et les clappements de langue dont ils émaillaient leurs phrases donnaient l’impression qu’ils pouvaient à tout moment se jeter sur leurs proies pour les réduire en charpie.
« Y a pas meilleur que ces fouineurs pour remonter une piste, reprit le premier prévôt. Vous avez cru leur échapper, mais ils vous ont tranquillement attendus et suivis à la trace depuis la cascade de la Zère.
— Pourquoi ne nous ont-ils pas tués… eux-mêmes ? » demanda Jarit.
La pointe émoussée de l’épée s’était enfoncée dans son cou et lui avait rentré ses derniers mots dans la gorge.
« Les trois lais de Manac nous ont mandé de détruire ton antre, sorcier, de faire disparaître toute trace de tes ripailles avec le démon. Ça fait plus de trente cycles que le comte veut clouer ta tête sur la barbacane de Luprat.
— Tu as tenu en échec les prévôts pendant des lustres, maudit. Bon nombre d’iceux ont été convaincus d’incapabilité et empalés sur les remparts de la citadelle. Mais tu as perdu de ta prudence depuis que tu as recueilli ce drôle qui pue la peur et la merde, hoorrll. »
Ces paroles désespérèrent Véhir. Sa réaction individule dans l’enclos de fécondité n’aurait réussi qu’à précipiter la mort de Jarit. Harcelé par les remords, il se mordit la lèvre inférieure jusqu’au sang. Il ne trouvait pas injuste de mourir, car il n’était qu’un jeune grogne ignorant et puant, mais Jarit, ce gardien précieux des ultimes vestiges de l’âge de l’Humanité, ne méritait pas de tomber sous les griffes et les crocs de prédateurs aussi arrogants que stupides. Ses doigts se crispèrent sur la poignée de la dague dissimulée par le manteau de lin.
« Tuez-moi mais épargnez çui, argumenta Jarit. Il n’est encore qu’un grognelet, un puceau qui a eu peur du grut. Je n’allais tout de même pas laisser la faim l’emporter.
— Le comte se fera une joie de manger ses coïlles, hoorrll. Rien ne vaut les testes d’un puceau pour ragaillardir la verdeur défaillante.
— C’est que notre comte a de nombreuses concubines à saillir, hoorrll.
— Aux nobles familles de Luprat iront les jarrets et les côtes, à nous autres la ventraiche et les rilles, aux miaules les rogatons. Tout est mangeaille dans le grogne. »
Leur rire caverneux se prolongea en un hurlement strident. Rassemblant son courage, Véhir exploita leur inattention passagère pour se rapprocher de Jarit. Il lui semblait que la dague palpitait dans le creux de sa paume, que le métal vibrait au rythme redoublé de son cœur. Il bâillonna la petite voix insistante qui le suppliait de prendre ses jambes à son cou : plus puissants et rapides que lui, les hurles le rattraperaient en quelques foulées et, dans le cas improbable où il parviendrait à leur échapper, il répandrait une telle odeur qu’il n’aurait aucune chance de déjouer leur flair.
« Avons reçu l’ordre de te regrappir vivant, sorcier, reprit le prévôt qui maintenait Jarit au bout de sa lame. Le comte souhaite t’interroger.
— Sur nous l’envie de t’exécuter sur-le-champ, maudit, de venger le sang des nôtres qui sont morts par ta faute, intervint l’autre.
— Patience. Le comte nous a promis de nous le remettre quand il en aura fini avec lui.
— Lui ferons regretter d’être une boucane immangeable, hoorrll. Comparé au sien, le sort du puceau sera enviable. Çui sera déjà mort quand la broche lui sortira du crâne. »
Leurs yeux jetaient des éclats flamboyants sous le double arc proéminent de leurs arcades sourcilières. L’évocation du traitement qu’ils réservaient aux deux grognes, la torture pour l’un, la mangeaille pour l’autre, les rendait hystériques. Ça et le fait, sans doute, d’avoir mis le grappin sur un hérétique qui narguait depuis des lustres les autorités religieuse et militaire de Luprat.
Le deuxième hurle dégaina son épée, s’avança vers Véhir et, de la pointe de la lame, écarta un pan de son manteau de lin. Le grogne plaqua la dague derrière sa cuisse. La fraîcheur du petit matin s’engouffra sous son vêtement, hérissa ses soies, contracta ses muscles. Le hurle, plus grand et large que Graüm, le dépassait de deux bonnes têtes. Véhir vit avec effroi la lame se glisser entre ses cuisses et soulever la chair molle de ses bourses. La dureté coupante du fer l’entraîna à creuser le ventre, à suspendre sa respiration. À petits mouvements de poignet, le prévôt prolongea le jeu un bon moment avant de crier :
« Pouvez asteur vous montrer, seur H’Gal ! Les œufs sont tombés tout seuls du nid. »
Un craquement retentit derrière eux, suivi d’un bruit de pas. Du coin de l’œil, Véhir aperçut un troisième hurle qui fendait le buisson derrière lequel il s’était tenu caché. Il portait, par-dessus sa tunique et sa brague, une cape noire et flottante qui lui donnait l’allure d’un oiseau de proie. Il brandissait une torche, pour l’instant éteinte, mais dont l’extrémité renflée et luisante répandait une odeur d’alcool. De l’autre main, il tenait une jarre fermée par un bouchon de bois. Son espadon battait régulièrement ses bottes de peau retournée. Au milieu de sa face presque glabre, brillaient des yeux de la couleur d’un ciel matinal de la lunaison des truffes.
Il vint se placer devant Jarit et le toisa pendant quelques instants. Ses lèvres, plus minces et fermes que celles de ses congénères, se retroussèrent et dévoilèrent des crocs impressionnants, disproportionnés avec son museau étroit et court. Sa prestance le désignait comme un membre de l’aristocratie de Luprat.
« On dirait que le démon t’a abandonné, sorcier. »
Sa voix coulait de sa gorge avec l’impétuosité d’un torrent.
« C’est toi et les tiens qui êtes les serviteurs du Grand Mesle, répliqua Jarit d’une voix douce. Moi je n’ai fait qu’entretenir la mémoire de l’Humpur.
— Le comportement individule n’est pas concile avec l’avènement de l’Humpur, hoorrll ! gronda le hurle en pointant sa torche sur le visage de l’ermite. La grâce des dieux humains ne descendra pas sur nous autres tant que le désordre régnera sur le pays de la Dorgne.
— La loi édictée par les clans prédateurs n’est certainement pas la loi des dieux humains. »
Véhir admira l’attitude du vieux grogne qui, campé sur ses jambes, soutenait sans faiblir le regard furibond de son interlocuteur. Loin de l’abattre, l’imminence de sa mort lui procurait un regain de force. Les frémissements des soies de son crâne et de sa face soufflées par le vent du petit matin soulignaient le calme hiératique de ses traits.
Véhir eut honte de sa propre frayeur, d’autant que son aîné avait pris la précaution – une prémonition ? – de lui confier la dague des dieux humains. Stimulé par le comportement de Jarit, il s’efforça d’oublier la lame qui lui irritait le bas-ventre. Le froid de la peur se transmuta en une chaleur intense qui l’embrasa comme un arbre frappé par la foudre et se répandit dans ses veines. La sensation de brûlure intérieure lui arracha un gémissement qui décocha un sourire venimeux sur la face de son vis-à-vis. Il eut l’impression que la colère et la frustration accumulées par d’innombrables générations de grognes se propageaient dans son corps. Il serra le manche de la dague à s’en faire éclater la couenne et baissa la tête pour ne pas attirer l’attention des prévôts.
« La nature veut qu’il y ait des prédateurs et des proies, hoorrll. L’accord conclu avec la communauté de Manac…
— Accord ? coupa Jarit. Ce mot prend une curieuse résonance dans ta bouche. »
L’extrémité de la torche s’abattit brusquement sur le front du vieux grogne. Un filet carmin s’écoula sur sa couenne craquelée comme un ru à moitié asséché sur la terre sèche. Ses jambes ployèrent mais il domina sa souffrance pour rester debout.
« Tu rendras compte de ton insolence, sorcier ! » vitupéra l’aristocrate hurle, les yeux hors de la tête.
Véhir se contint pour ne pas lui sauter à la gorge. Ses muscles se nouèrent encore, au point que la tension devint insupportable. L’épée avait cessé de remuer mais elle était restée fichée entre ses jambes, et il aurait suffi au prévôt de la lever d’un coup sec pour lui écacher le vit et les bourses.
« Le comte vous a mandé de regrappir çui en vie, seur H’Gal », intervint ce dernier.
H’Gal le foudroya du regard.
« Je connais ça, fouchtre d’imbécile !
— La route sera longue jusqu’à Luprat, lança le deuxième prévôt. Nous aurions tôt mieux fait de prendre les chevaux.
— Ils nous auraient trahis. Le sorcier est méfiant, il aurait flairé leur odeur, il aurait ouï leurs sabots, leurs hennissements. L’est aussi pour ça que nous nous sommes arués en petit nombre. Une cohorte entière aurait fait trop de potin. »
Tout en parlant, H’Gal avait reposé la jarre sur le sol et avait sorti, de la poche de sa tunique, un objet constitué d’un fil épais, jaune, et d’un petit réservoir métallique surmonté d’une mollette. Un boutefeu équipé d’une mèche d’amadou. Les grognes de Manac utilisaient un système analogue, en moins sophistiqué, pour allumer les feux nécessaires à la cuisson des aliments et au chauffage des bâtiments durant les lunaisons des grands froids. Il leur fallait frotter deux pierres et produire une étincelle pour enflammer l’amadou au préalable séché et enduit de résine. Le hurle, lui, se contenta de tourner la mollette d’un coup de pouce et de souffler sur l’amadou. Une fumée noire monta de la mèche rougeoyante et répandit une odeur âcre.
« La route sera longue mais glorieuse, reprit H’Gal. Notre comte saura vous récompenser selon vos mérites. Attendez-moi ici : il me reste une tâche à accomplir. »
Il ramassa la jarre, la cala sous son bras et se dirigea d’une allure décidée vers l’entrée du logis de l’ermite. Il s’accroupit devant l’ouverture, se retourna avant de s’y engouffrer et déclara, d’une voix forte :
« Vous subirez le sort réservé à ces deux pue-la-merde s’ils s’ensauvent. »
Les prévôts posèrent avec nervosité la pointe de leur épée sur la poitrine de leurs prisonniers. Le fer avait semé des égratignures cuisantes sur l’intérieur des cuisses de Véhir. Jarit essuya d’un revers de main les gouttes de sang qui perlaient de sa blessure et, dans le même mouvement, lança à son jeune compagnon un regard qui lui commandait de se tenir prêt.
Ils restèrent immobiles le temps d’un vol de papillon au-dessus d’un champ de blaïs, puis des relents d’alcool montèrent dans les senteurs végétales.
« À toi ces deux-là ! » cria Jarit.
Il se jeta en arrière, pivota sur lui-même et courut vers l’entrée du logis. L’épée du prévôt, pris au dépourvu, resta un moment suspendue dans les airs, comme braquée sur un adversaire invisible. Lorsque le hurle songea enfin à réagir, le vieux grogne avait déjà glissé la moitié de son corps par l’ouverture basse.
Véhir voulut faire un pas de côté mais son vis-à-vis, en un geste réflexe, piqua la pointe de son arme sur sa cage thoracique. Le fer lui transperça la couenne et crissa sur ses côtes. La douleur, aiguë, vénéneuse, lui coupa la respiration. Il vit comme dans un rêve le deuxième prévôt se ruer à la poursuite de Jarit, écarter d’un coup de pied le rideau de branchage qui gisait dans l’herbe, disparaître dans la bouche sombre.
« Tout doux, grogne, ou je te crève le cœur. »
Véhir obtempéra d’autant plus docilement que sa vie s’échappait par l’entaille de son torse. Il n’avait pas pour l’instant la capacité de défier son adversaire, seulement de rester debout et de garder les doigts serrés sur le manche de la dague. Lorsque le hurle eut retiré la lame d’un coup sec, le sang dévala son ventre et ses aines avec la légèreté d’une cascade de duvets. Des bruits retentirent dans le lointain, des vociférations, des cliquetis, des craquements. On se battait à l’intérieur de la grotte. Jarit avait lancé le signal de la révolte mais il avait surestimé la force de caractère et les réflexes de son jeune compagnon.
Véhir devrait faire preuve d’initiative la prochaine fois. Y aurait-il une prochaine fois ? Il songea à troïa Orn, la belle grognesse qui s’était effacée de ses pensées avec une rapidité surprenante, aux faucheurs de la lunaison des moissons, aux anciens de la communauté, aux trois lais de l’Humpur. Ne valait-il pas mieux jouir d’une vie même imparfaite, même misérable, plutôt que de rôtir à petit feu sur la broche d’un âtre de Luprat ? Pour la première fois depuis son départ de Manac, il regretta amèrement la folie qui l’avait poussé à briser le galandage de l’enclos de fécondité.
Des silhouettes s’agitèrent dans son champ de vision. H’Gal et le prévôt traînaient par les pieds le corps ensanglanté de Jarit. Les vêtements de l’aristocrate hurle portaient des traces de brûlures, non seulement sa cape à moitié déchiquetée, mais également sa tunique et sa brague noircies et trouées par endroits. Une épaisse fumée sortait de l’ouverture de la grotte, subtilisait les reliefs, donnait à la scène un aspect cauchemardesque.
« Triple bouq ! gronda H’Gal. Tu aurais pu te contenter de l’assommer.
— Il s’aruait sur vous dans l’intention de vous occire, seur, plaida le prévôt.
— Lui ? M’occire ? C’est un grogne, un vieillard.
— Vous lui tourniez l’échine. Il…
— Je t’avais pourtant commandé de le surveiller. Le comte sera furieux. J’espère pour toi qu’il survivra jusqu’à Luprat.
— Peut-être que si on lui remise les tripes dans le ventre… »
Ils reposèrent sans ménagement Jarit sur le sol. Les mains crispées de l’ermite tentaient de retenir les intestins qui débordaient de la plaie béante de son abdomen. Le banni de Manac avait engagé un combat perdu d’avance pour empêcher H’Gal d’incendier sa demeure, de détruire les trésors dont il était le gardien. Et lui, Véhir, lui qui était en grande partie responsable de ses malheurs, s’était montré incapable de lui prêter main-forte, vautré dans sa peur comme un gavard dans son lisier. Devant le vieux grogne éventré, devant l’énorme gâchis que représentait la disparition des livres humains, des larmes de rage lui brouillèrent les yeux. La douleur de sa blessure s’estompa et, à nouveau, il ressentit l’appel de la dague, ce chant secret qui résonnait dans le creux de sa paume, ce murmure envoûtant qui émanait du métal et lui ensorcelait tout le bras. Du bout des doigts, il commença à dégager la lame de sa gaine de cuir.
Le prévôt, qui observait ses deux congénères, se retourna subitement et le fixa d’un air soupçonneux.
« Qu’est-ce que tu farfailles dans ton dos ?
— Gratté’j le cul… » bredouilla Véhir.
Le prévôt gloussa, glissa son épée contre le flanc du grogne, releva le manteau de lin d’un coup sec, puis se pencha sur le côté pour vérifier. Son bras se raidit tout à coup.
« Me semble que tu caches quelque chose dedans ton dos.
— Un présent », murmura Véhir en finissant de dégager la lame de la dague.
La gaine ricocha sur son mollet et atterrit silencieusement dans l’herbe.
« Donne ! glapit le hurle, les yeux brillants d’avidité.
— Que soit faite la volonté de l’Humpur. »