Chapitre 5

Ombe

 

Dure est la loi des clans qui condamne les pue-la-merde à finir dans l’estomac des prédateurs. Mais voici l’histoire de ce henne, qui refusa de partager sa pitance avec un bêle affamé.

« Descampis, dit le henne. Ai’j juste assez de mon repas pour me remplir la panse.

— N’aurai’j plus la force de m’engarder des prédateurs si ne ripaillé’j pas tout de suite, plaida le bêle.

— Qu’est-ce que tu aricotes hors de ta communauté ?

— Me sui’j perdu asteur…

— Un pichtre qui se perd n’a plus sa place dans le pays de la Dorgne. »

Le henne frappa le gêneur d’un coup de sabot et vida tout son seau d’herbe et d’avoine.

« Les dieux de l’Humpur te puniront de ton manque de charité », cria le bêle en s’éloignant.

Il avait dit vrai, sans doute, puisqu’un miaule croqua le henne le jour même.

 

D’autres lois sont plus dures encore que la loi des clans, qui ne sont promulguées ni par décret ni par force.

 

Les Fabliaux de l’Humpur

 

Le soleil n’avait pas reparu depuis trois jours. Un crachin maussade tombait sans discontinuer de l’aube au crépuscule. Trempé jusqu’aux os, Véhir avait perdu tout sens de l’orientation. Il avait l’impression de tourner en rond, d’emprunter des chemins déjà parcourus, d’arpenter la même forêt, les mêmes champs, les mêmes collines. Il marchait au hasard, espérant découvrir, au détour d’un sentier, un nouveau paysage, une végétation insolite, une population inconnue, un signe quelconque qui lui indiquât la sortie du labyrinthe.

Il ne se reposait guère durant la nuit, car l’humidité imprégnait les grottes ou les ruines dans lesquelles il se réfugiait et empêchait ses vêtements de sécher. Transi, affamé, démoralisé, il ne parvenait pas à trouver le sommeil et, lorsque enfin la fatigue finissait par le terrasser, il se produisait toujours un craquement, un grattement, un ululement pour le réveiller en sursaut et lui mettre les nerfs à fleur de couenne. Le matin, il lui fallait prendre son courage à deux mains pour s’ébrouer, repartir, affronter les éléments hostiles, se lancer dans une nouvelle journée d’errance. Les quelques glands et champignons qu’il ramassait dans les sous-bois ne suffisaient pas à le rassasier, d’autant que, gâtés par la pluie, leur amertume le maintenait en permanence au bord de la nausée. Ils lui causaient en outre de violentes coliques qui l’obligeaient à observer de nombreuses haltes et le vidaient de ses dernières forces. Il aurait donné n’importe quoi pour croquer une galette de blaïs chaude trempée dans de l’huile de raisin. De même il aurait volontiers échangé l’eau des ruisseaux ou des sources contre une bonne lampée de vin. Il ne se baignait plus, et les vêtements de H’Gal, qu’il ne lavait plus malgré les recommandations de Jarit, restaient fortement imprégnés de son odeur. Il avait renoncé à retirer les bottes dont le cuir comprimait ses pieds gonflés. La gaine de la dague, toujours enfoncée dans la ceinture de sa brague, lui irritait le haut de la cuisse.

Le souvenir de son combat contre les trois hurles ne lui suffisait plus à écarter la peur. Elle se faufilait, ombre omniprésente et sournoise, dans ses moindres failles, transformait les arbres en silhouettes menaçantes, les sifflements du vent en hurlements sinistres, le froissement de la pluie en fracas de troupe, les craquements des branches en crépitements de sabots, les senteurs végétales en odeurs de grondes ou de miaules… Il s’était cru suivi à plusieurs reprises mais, au lieu de se frotter avec des plantes aromatiques et de chercher un abri, il avait pris ses jambes à son cou. Il s’était arrêté quelques centaines de pas plus loin, hors d’haleine, les yeux voilés de rouge, conscient de la stupidité de son attitude : les prédateurs n’avaient plus qu’à tirer profit de son épuisement pour l’égorger. Une fois l’alerte passée, il se raisonnait, se promettait d’agir avec davantage de discernement la prochaine fois, voire d’attendre et d’affronter l’adversaire plutôt que se lancer dans une fuite éperdue. Las, ses résolutions ne duraient que le temps d’un coassement de grenouille et la panique le reprenait à la première occasion. Il lui était arrivé de sauter dans une rivière – la Dorgne ? – et d’y rester immergé jusqu’à la tombée de la nuit, sortant de temps à autre la tête de l’eau pour respirer.

Il ne savait plus très bien ce qu’il faisait au milieu de cette nature qui prenait un malin plaisir à l’égarer. Il s’efforçait d’entretenir sa détermination par l’évocation des images des dieux humains entrevues dans les livres, mais il doutait de leur réalité, comme il doutait de la réalité de Jarit, cet improbable ermite qui s’effaçait de sa mémoire à une vitesse effarante. Sa solitude le restituait à sa condition de grogne. Il regrettait amèrement la chaleur de la communauté, les rires et les cris des grognelets, les chants des troïas, les éclats de voix des vaïrats, les repas – surtout les repas… – pris dans le quartier des mâles ou dans la grande salle des banquets. Il regrettait troïa Orn, qui lui paraissait plus séduisante que jamais dans ses souvenirs. Que lui importait dornavant qu’elle eût été saccagée par Graüm, qu’elle eût été ensemencée par tous les reproducteurs de la communauté ! Il ne laisserait sûrement pas passer une deuxième occasion de la saillir. Il n’était désormais qu’un pichtre d’exilé, un banni, un pue-la-merde égaré dans un monde trop vaste pour lui, un tueur de hurles, un hors-la-loi recherché par les prévôts de Luprat, et la chance ne se représenterait pas, il ne connaîtrait jamais le plaisir du grut, ni avec Orn ni avec une autre femelle, il serait traqué en quelque endroit que le porteraient ses pas, il finirait selon toute probabilité dans le ventre d’un prédateur. Et même s’il atteignait l’âge des anciens de Manac, il resterait toute sa vie un clandestin de l’existence, une bête craintive qui fuirait toute compagnie et tressaillirait au moindre friselis.

Ce soir-là, alors qu’il cherchait un abri, il aperçut une lumière tremblante entre les branches des chênes. Il s’en approcha, tous sens aux aguets, et distingua la forme d’une construction grise déjà cernée par la nuit. Ce n’était pas une communauté, mais une bâtisse isolée. Le fait qu’elle fût habitée l’étonna : ses occupants, des agriculteurs sans doute, ne bénéficiaient pas de la protection accordée aux communautés, se trouvaient donc à la merci des viandards qui hantaient les forêts profondes. Toutes les masures qu’il avait visitées ou simplement aperçues au cours de son errance étaient en ruine, preuve que la survie s’avérait impossible en dehors de l’organisation édictée par les clans régnants et le clergé de l’Humpur.

Les odeurs de cuisine qui dominaient le remugle d’étable le retinrent de déguerpir. La faim prenant le pas sur la prudence, il était prêt à se battre, à tuer même, pour se remplir l’estomac. Sa main agrippa le manche de la dague et ses muscles noués par la fatigue se tendirent un peu plus. Ses dents claquaient, des frissons glacés lui sillonnaient la couenne. Il avait sûrement attrapé une de ces fièvres malignes auxquelles les potions des anciennes, des décoctions à base d’herbes et de minéraux, auraient remédié en moins de trois jours.

Il écarta les branches, quitta l’abri de la forêt et s’avança vers la maison. Les murs en colombages et en torchis ressemblaient à ceux de Manac. La toiture, en revanche, n’était pas couverte de lauzes mais de chaume et de rondins. Une silhouette s’agita dans l’encadrement d’une fenêtre découpée par les lueurs dansantes d’un âtre. Des braiments et des gloussements s’élevèrent d’une palissade basse qui partait de la construction et rejoignait, une vingtaine de pas plus loin, un bâtiment annexe, une grange ou un silo. Des meuglements et des hennissements leur répondirent en écho. Véhir se figea, craignant que le vacarme déclenché par son intrusion n’alerte les occupants de la ferme. Il ne repéra aucun mouvement suspect alentour, attendit que le silence se rétablisse pour dégainer la dague et reprendre sa marche en avant. Sans doute se précipitait-il la tête la première dans une mare d’ennuis, mais sa fièvre et sa faim balayaient sa raison, seul comptait son désir de se restaurer, de se réchauffer, de goûter une vraie nuit de repos.

Il atteignit le mur sans encombre et se posta près de la fenêtre, une ouverture carrée et béante comme toutes les fenêtres des communautés agricoles du pays pergordin – une légende prétendait qu’elles étaient jadis fermées par du vitre, une matière transparente dont les secrets de fabrication étaient depuis longtemps tombés dans l’oubli. Les planches qui servaient à l’occulter durant les lunaisons de grands froids gisaient dans l’herbe mouillée, rongées par l’humidité. Véhir pataugeait dans une flaque boueuse qui s’étendait tout le long du mur et de la palissade. L’eau dégoulinait des chéneaux engorgés et l’aspergeait en abondance. Le torchis des hourdis présentait de nombreuses fissures par lesquelles fusaient des coulées de terre. Les colombages rognés par les parasites semblaient aussi friables que des galettes de blaïs. Il se demanda par quel miracle cette bâtisse tenait encore debout. Il risqua un œil à l’intérieur, entrevit l’âtre, deux récipients d’argile posés sur le foyer de pierre, la paille éparse jonchant le sol, le coin d’un banc… La silhouette, attablée et penchée sur une écuelle, ne portait aucun vêtement mais une toison de laine grise et bouclée lui couvrait tout le corps, hormis la face, les avant-bras, la poitrine, le ventre et les jambes. Une bêle, une femelle pleine ou ayant mis bas récemment à en juger par la lourdeur de ses mamelles. Elle ne se servait pas de ses mains à trois doigts pour manger, elle plongeait directement le mufle dans l’écuelle et lapait avec avidité une bouillie épaisse et fumante. Véhir saliva, refoula à grand-peine l’impulsion qui lui commandait de franchir la fenêtre et de lui arracher le récipient des mains. Il se remémora les paroles de Jarit, lui enjoignant de ne pas utiliser l’arme des dieux humains contre plus faible que lui, mais il flottait dans un état second, ensuqué, incapable de réfléchir, investi de la chaleur et de la puissance de la dague. La scène paisible qu’il observait par la fenêtre lui rappelait son propre dénuement, faisait ressortir la misère de son existence. Même si le sang de cette bêle ne lui rendait rien de ce qu’il avait perdu, il le vengerait de ses malheurs et lui procurerait, du moins l’espérait-il, la même ivresse que le combat contre les hurles.

Au moment où il s’élançait, il sentit une présence dans son dos. Il se retourna et vit une forme claire accourir dans sa direction. Un bêle, un peu moins grand que lui, vêtu comme la femelle de sa seule toison de laine, équipé d’une fourche en bois à deux dents. Le grogne identifia son odeur jusqu’alors masquée par les effluves de purin, de bois brûlé et de nourriture. Il maintint la dague cachée sous sa cape et s’apprêta à combattre, les jambes fléchies, les bras légèrement écartés.

Le bêle s’arrêta à dix pas de lui et abaissa sa fourche.

« Faites excuse, seur hurle, dit-il. J’vous avais pris pour l’un de ces maudits goupils qui barbotent ma volaille, bêêê. »

Sa voix chevrotante déclencha un nouveau charivari de l’autre côté de la palissade. Véhir hésita pendant quelques instants à dévoiler sa véritable identité, puis il se dit qu’il n’avait pas grand-chose à gagner à entretenir la méprise et se recula dans la lumière de la fenêtre.

« Sui’j… Je n’suis pas un hurle, mais un grogne », déclara-t-il.

Il ne relâcha pas pour autant sa vigilance, il garda les yeux rivés sur la fourche et, au second plan, sur le corps du bêle, sur les mouvements de ses jambes et de ses bras. Figé par la stupeur, ce dernier ne bougeait pas.

« Qu’est-ce donc qu’un grogne fagoté comme un hurle fiche dans mes plates-bandes ? finit-il par demander d’un ton rogue. La première communauté s’trouve à plus de cinquante lieues d’ici.

— Sui’j… J’suis mandé par ma communauté pour me rendre dans le Grand Centre. Me sui’j perdu asteur.

— De quel besoin sont donc les grognes pour s’aruer dans le Grand Centre ? »

Toujours sous la cape, Véhir remisa sa dague dans sa gaine puis il remonta ses bottes pour se donner le temps de la réflexion. Le tapage avait cessé derrière la palissade et le silence était retombé sur la ferme, brisé par les crépitements du feu dans l’âtre et le murmure de l’eau qui dégringolait des chéneaux.

« Manac cherche un nouveau semis de blaïs, répondit-il avec toute la force de conviction dont il était capable. L’actuel ne résiste plus guère aux grosses chaleurs. »

Le bêle posa la fourche sur son épaule et se rapprocha du grogne. Son odeur se fit plus insistante, presque écœurante. Ses petits yeux ronds et noirs luisaient sous les poils épars et frisés qui lui balayaient le front. Des taches noires criblaient son mufle allongé, percé en son extrémité de deux larges narines retroussées. Le cuir de son torse, de son ventre et de ses cuisses était lisse et clair, hormis la touffe de laine qui escamotait ses bourses et son vit.

« Manac dépend de Luprat, t’y pas ? Tu rôderais pas sur mes terres comme un failli barboteur si les hurles étaient enquis de ton expédition.

— Mieux vaut parfois se darbouiller par soi-même que d’attendre le bon vouloir d’iceux qui vous commandent », répliqua Véhir sans quitter son vis-à-vis du regard.

Le bêle, d’un abord plutôt aimable en dépit de la puanteur qui émanait de sa toison mouillée, cherchait peut-être à endormir sa méfiance. Seule la haie grisâtre de l’orée se devinait dans les ténèbres qui effaçaient la forêt.

« L’est pour ça que tu t’promènes dans c’tes habits de hurle ? »

Véhir se ménagea un nouveau temps de réflexion.

« Les ai’j trouvés au bord de la Dorgne. Ai’j pensé… J’ai pensé qu’iceux tiendraient les maraudeurs à l’écart… »

Le bêle libéra un rire grave qui s’acheva en un bêlement horripilant.

« Une fichtre de bonne idée ! À condition de ne pas s’aglumer sur une patrouille de prévôts ! Qu’iceux te découvrent dans ct’coutrement, et ils t’embrocheront aussi sec : ces mange-sans-faim ne prisent rien tant que la viande de Manac.

— La communauté leur livre chaque année un lot de gavards.

— M’est avis qu’ils ne cracheraient pas sur une petite ripaille supplémentaire. J’gage de même que tu n’s’rais pas contre une bonne assiette de soupe, un verre de vin et une litière bien sèche, t’y pas ? »

La proposition du bêle suscita en Véhir des sentiments contradictoires : il éprouva de la gratitude pour l’hôte de fortune que lui envoyaient les dieux humains, mais il regretta de ne pas croiser le fer avec lui, comme s’il voulait ne rien devoir à personne, comme si son statut de banni ne s’accommodait d’aucune compromission. La violence de ses pensées l’effraya : le massacre des trois hurles devant la demeure de Jarit et quelques jours de vagabondage avaient-ils suffi à le métamorphoser en tueur ?

Le mâle s’appelait Difar et la femelle Ombe. Elle avait mis bas, une lunaison plus tôt, une portée de trois bêlots qui dormaient serrés l’un contre l’autre dans un caisson de bois fourré de paille. Entièrement glabres, pas plus gros que des patates truffières, ils semblaient nettement plus fragiles que les grognelets au même âge. Les mains et les pieds des deux femelles comprenaient trois doigts chacun, tandis que ceux du mâle n’en comptaient que deux. Même si les mufles n’étaient pas encore très développés, les particularités de la race bêle étaient visibles au premier coup d’œil : narines retroussées, arcades et pommettes saillantes, lèvre supérieure fendue en son milieu.

Ombe voulut retirer ses vêtements à Véhir pour les étendre devant l’âtre mais il refusa de se défaire de la tunique et de la brague. Elle n’insista pas, prenant sans doute pour de la pudeur ce qui n’était que la volonté de garder secrète l’existence de la dague. Il aurait dû se sentir proche d’eux, car ils vivaient à l’écart de toute communauté, ils ne respectaient pas la loi du partage, leur comportement individul défiait l’autorité des prédateurs et des lais, comme Jarit dans l’ancienne demeure des dieux humains, comme lui lorsqu’il cherchait la compagnie de troïa Orn sur les bords de la Dorgne, mais, pour une raison qu’il ne parvenait pas à s’expliquer, il continuait de se défier de ce couple dont l’existence ne correspondait pas à ce qu’il connaissait des agriculteurs.

L’odeur suffocante qui s’échappait de ses bottes et l’aspect de ses pieds couverts de crasse et de plaies purulentes effrayèrent Ombe. Elle poussa un bêlement suraigu, grimaça, courut dans une pièce attenante, en revint quelques instants plus tard avec un baquet empli d’un liquide verdâtre et, d’un geste péremptoire, lui commanda d’y plonger les pieds. Il s’exécuta et ressentit un soulagement immédiat. Une douce euphorie le gagna, qui s’associa à la chaleur de l’âtre pour détendre ses muscles et estomper sa méfiance.

La bêle lui servit ensuite une écuelle d’un brouet aux herbes où surnageaient des fèves, des patates et des morceaux de galettes de blaïs. Difar lui versa du vin dans un gobelet d’argile. Il ingurgita le tout avec une gloutonnerie qui arracha un sourire à ses deux hôtes attablés en face de lui.

« T’as pas ripaillé depuis combien de cycles ? » demanda Difar en penchant le cruchon au-dessus de son gobelet.

Véhir ne répondit pas, étourdi par l’alcool, accaparé par des sensations qui paraissaient resurgir d’un passé lointain. Le chaud, le sec, la sécurité représentée par un toit… L’intérieur de la ferme était pourtant aussi délabré que l’extérieur : murs gondolés, torchis écaillé, plafond éventré, poutres rongées… Des nuées d’insectes prenaient d’assaut les déjections qui assombrissaient la paille étalée sur le sol de terre battue. Difar récupérait probablement la litière sale pour l’épandre sur les cultures, comme les grognes de Manac. Les bêles aussi se vautraient dans leur propre merde, selon l’expression de Jarit.

Véhir vida six écuelles de soupe et autant de verres de vin. Son insatiable appétit contraignit Ombe à quérir le deuxième fait-tout d’argile qui mijotait sur le foyer et contenait la même pitance, en un peu plus épais. Lorsqu’il fut enfin rassasié, il s’essuya les lèvres d’un revers de manche et, le vin lui déliant la langue, leur posa les questions qui le tracassaient.

« Ct’endroit est encore au comté de Luprat ? »

Difar secoua lentement la tête en se curant les dents avec une écharde.

« Hon, hon… Sommes juste de l’autre côté de la frontière, dans le pays de la Crèze. Ici l’est le duché de Muryd. Et plus loin, en direction du Grand Centre, le royaume d’Ophü. »

Véhir frémit de joie. Il avait donc réussi, il était sorti du comté de Luprat, du pays de la Dorgne, il se trouvait dornavant hors d’atteinte des prévôts et de leurs affidés miaules.

« Y a encore bérède de chemin à courir jusqu’au Grand Centre, poursuivit Difar. Et il s’raconte par ci qu’Ophü est une contrée guère fréquentable. »

Ombe ponctuait les paroles de son mâle de mimiques, de mouvements d’épaules, de bêlements. Elle semblait avoir perdu l’usage du langage, franchi un palier supplémentaire dans la régression. Elle aurait pu être jolie avec son cuir délicat, sa toison soyeuse, ses mamelles pleines, ses jambes aux belles proportions, mais l’atonie de son regard la flétrissait.

« Comment l’est possible de survivre en dehors d’une communauté ? demanda Véhir. N’êtes plus protégés par la loi de votre duché.

— La peste a ébouillé les bêles de Brief, nous deux exceptés, répondit Difar. J’ai quéri du duc de m’installer dans ct’endroit pour fonder une nouvelle communauté. À la condition que j’continue d’lui fournir sa ripaille favorite : l’foie grassu d’oies et de canards. »

Le bêle se leva, s’approcha du caisson où dormaient les bêlots, saisit le mâle et le brandit au-dessus de sa tête sans tenir compte de ses vagissements de protestation.

« Vise les coïlles de ce p’tio, bêêê ! se rengorgea-t-il en palpant les bourses du nourrisson. Faudra attendre un peu avant qu’il soit en âge de saillir. J’ensemencerai Ombe afin qu’elle en donne d’autres à la communauté, pis j’ensemencerai mes filles dès qu’icelles s’ront fertiles. Si l’Humpur nous prête vie, une grande marmaille s’esbaudra tantôt entre ces murs. J’bâtirai d’autres maisons, d’autres basses-cours, d’autres silos, j’engrangerai des livres et des livres de blaïs pour engrassuyer oies et canards, et la communauté red’viendra autant prospère qu’avant la pidémie de peste. »

Véhir ne put s’empêcher de trouver exécrable le projet de son hôte, ce rêve qu’il tenait à bout de bras et qui était pourtant l’expression d’un désir légitime. Difar ne songeait qu’à engendrer au plus vite, et avec ses propres filles, une descendance qui irait grossir le lot des populations misérables et soumises.

Les lèvres retroussées de colère, Ombe se leva à son tour, fondit à grandes foulées sur son mâle, lui arracha le nouveau-né des mains, puis elle s’assit à même le sol et présenta la mamelle au bêlot qui se jeta sur le tétin et cessa aussitôt de vagir.

« Et si votre duc commande un beau jour d’être fourni en bêles ? » lança Véhir.

Difar revint tranquillement s’attabler, s’empara du cruchon et versa du vin dans les trois gobelets.

« Ombe cause pas, mais c’est un ventre fécond et une bonne nourricière, répondit-il. J’acompte qu’elle nous fabrique des femelles aussi fertiles et laiteuses qu’elle. Y aura bien de quoi contenter le duc si çui quérit ses lots de bêles pour sa ripaille, t’y pas ?

— Avez le droit de saillir deux fois l’an, comme dans les communautés du pays de la Dorgne ? »

Le bêle avala d’un trait le contenu de son gobelet avant de libérer un rire caverneux.

« À Muryd, chacun est libre de saillir comme il l’entend, pourvu d’le faire avec une femelle de sa race. J’aurais les coïlles aussi grassues que le foie d’mes oies si j’devais monter deux fois l’an ! Deux fois par jour, voilà ma mesure, bêêê. Et j’m’en porte bien ! »

Ombe reposa délicatement le nourrisson rendormi dans le caisson. Les yeux luisants de Difar s’attardèrent sur la croupe de sa femelle, garnie d’une laine épaisse qui se raréfiait sur les hanches et le haut des cuisses.

« Assez discutaillé, asteur, reprit le bêle. Faudra s’lever tôt au matin, toi pour reprendre ta route, nous pour nourrir nos bêtes. Tu coucheras dans la remise d’à côté. Tu s’ras pas dérangé par les piaillis des p’tios. J’m’en vais t’installer une litière. »

 

Bien que fatigué et abruti de vin, Véhir ne s’endormit pas tout de suite sur la paille fraîche de la litière. Ombe lui avait donné une couverture de laine imprégnée d’une forte odeur de bêle. Il en déduisit qu’ils fabriquaient le tissu avec les poils de leur propre toison, qu’ils tondaient sans doute au printemps. Il avait remarqué des pierres aiguisées dans un coin de la remise, trop petites et affûtées pour être de simples lames de faux. Difar ne maîtrisait pas davantage que les grognes le façonnage du métal. Il utilisait le bois, la pierre et l’os pour fabriquer ses outils. Des jarres de toutes tailles s’entassaient sur des étagères, des réserves d’huile et de vin. La pluie s’écoulait goutte à goutte par une fissure du toit, le vent fredonnait dans les chevrons et les pannes.

Véhir s’était déshabillé une fois qu’Ombe avait refermé la porte. Il croyait se rappeler qu’elle avait posé sur lui un regard à la fois provocant et implorant. Une impression puérile. Les chances étaient minces, pour ne pas dire nulles, de plaire à une femelle d’une autre race, encore moins quand cette femelle avait l’intelligence d’une bête de somme. Les critères de séduction n’étaient pas les mêmes et, surtout, les organes de reproduction, formés différemment, interdisaient ce genre d’accouplement. Il avait entendu parler d’un cas de copulation entre un henne et une glousse, mais le clergé n’avait pas laissé aux fautifs, ébouillantés sur la place de Luprat, le temps d’élucider le mystère d’une union en théorie impossible.

Il avait apprécié de sentir la caresse de l’air sur sa couenne. Même si ses vêtements ressemblaient désormais à des hardes, il les avaient étalés avec soin sur les bottes de pailles entassées dans un coin de la remise. Il avait posé la dague contre son flanc et tiré la couverture sur lui. Il avait perçu, provenant de l’autre pièce, des couinements, des soupirs et des frottements qui lui avaient rappelé les saillies des troïas et des vaïrats dans l’enclos de fécondité de Manac. Une flambée de désir avait hérissé ses soies et tendu son vit. Il avait alors espéré qu’Ombe se glisserait dans la remise et lui tendrait sa croupe, mais la bêle, montée deux fois par jour au dire de Difar, n’était sûrement pas démangée par des besoins impérieux qui l’auraient entraînée à transgresser un tabou. Il finit par s’assoupir, vaincu par la fatigue, bercé par le crépitement de la pluie et le murmure du vent.

 

Il se réveilla en sursaut, couvert de sueur. Il empoigna la dague, se redressa, scruta l’obscurité, discerna des bruits de pas, le grincement d’une porte qui pivotait sur ses gonds de pierre. De la basse-cour s’élevèrent des cancanements qui enflèrent en un concert assourdissant. Inquiet, il se releva, chercha ses vêtements à tâtons, les enfila, glissa la dague dans la ceinture de la brague. La puanteur de sa tunique encore humide lui retourna le ventre.

« La paix, vous autres ! »

Il reconnut la voix chevrotante de Difar. Le temps d’un vol de faucon, il hésita sur la conduite à suivre. Le bêle était peut-être sorti de la maison tout simplement parce qu’il avait flairé l’approche d’un goupil ou d’un autre animal sauvage. Voulant en avoir le cœur net, Véhir se dirigea au jugé vers la porte de la remise, la poussa de l’épaule, s’introduisit dans la grande pièce. Les braises rougeoyaient encore dans l’âtre et jetaient des éclats mordorés sur les pierres du foyer.

Une ombre grise surgit de la pénombre et s’interposa entre le grogne et la sortie principale de la maison. Les premiers instants de frayeur passés, il reconnut Ombe, d’abord à son odeur, ensuite à ses mamelles, enfin à ses yeux éteints. Elle le saisit par les poignets et l’entraîna avec douceur vers la remise.

« Ai’j entendu des bruits et ai’j… j’ai cru qu’il y avait du danger », bafouilla le grogne, troublé par cette soudaine intimité avec la femelle qu’il avait convoitée avec une telle violence au début de la nuit.

L’énergie du grut l’élançait à nouveau, lui brouillait les idées, lui asséchait la bouche. Elle désigna du doigt le caisson des bêlots, lui fit signe de se taire, lui prit la main et la posa d’autorité sur l’une de ses mamelles. Il resta un petit moment indécis, puis, encouragé par le sourire de la bêle, il caressa le cuir gonflé, le mamelon durci et crevassé par les tétées. Elle renversa la tête en arrière et laissa échapper une plainte sourde et prolongée. Ce contact eut pour conséquence inattendue de calmer les ardeurs du grogne. Elle n’avait pas le désir d’être saillie, mais d’être reconnue comme un individu femelle et mère, d’être traitée autrement qu’une terre labourée ou que le foie grassu d’une oie. Elle évoluait dans un environnement irrespectueux et brutal qui hâtait sa régression et la privait de l’usage de la parole. Jarit n’avait-il pas affirmé que l’obligation faite aux troïas d’offrir leur ventre à la communauté et de se séparer de leurs petits précipitait le déclin des grognes ?

Il regretta d’avoir éprouvé pour elle des pensées méprisantes et lui caressa la deuxième mamelle avec la même douceur, la même tendresse qu’il avait effleuré la couenne de troïa Orn. Ces attouchements le renvoyaient à une époque très lointaine où il sentait sur ses yeux et ses pommettes le souffle attentif et rassurant de sa mère. Il aurait aimé que le jeu se prolonge indéfiniment, il aurait aimé enfourner un tétin dans sa bouche, enfouir son groin entre ces pis gonflés de lait, mais un vagissement monta du caisson des bêlots et brisa la magie de l’instant. Ombe se raidit, soupira, lui lança un regard lourd de regrets, le repoussa et s’éloigna dans l’obscurité. Elle se pencha sur le caisson, souleva un bêlot et le berça en fredonnant une mélopée syncopée d’où se détachaient des bribes de mots. Il comprit qu’elle ne reviendrait pas vers lui et, désenchanté, alla se recoucher dans la remise.

Un rai de soleil tombant de la toiture lui brûla le front. D’autres rayons fusaient par les jours et s’écrasaient en flaques éblouissantes sur les murs, sur le sol, sur les bottes de paille, sur les jarres. Cette débauche de lumière aurait dû le rasséréner après une nuit marquée par les cauchemars, mais un silence hostile résorbait le tapage de la basse-cour. Il dégaina la dague, se leva et, sans prendre le temps de se rhabiller, colla son œil sur une large fissure qu’une poutre verticale, en se rétractant, avait ouverte sur le torchis. Dehors, des grappes d’oies et de canards se disputaient des grains de blaïs dans des bacs en pierre. Il vit, au second plan, les planches de la palissade assemblées entre elles par des cordes de lin, les flaches scintillantes abandonnées par les pluies des jours précédents, un pan de ciel bleu, le sommet arrondi d’une colline criblée de rochers gris. Le jour était bien avancé à en croire la chaleur ambiante. La tranquillité apparente de ce paysage ne suffit pas à le rassurer. Il se rendit près de la porte de la remise et tenta de détecter des bruits de l’autre côté de l’huis de bois. Il n’entendit ni les vagissements des p’tios, ni les bêlements d’Ombe, ni la voix chevrotante de Difar, comme si ses hôtes avaient déserté leur maison au cours de la nuit. Le remugle de la basse-cour lui fouettait les narines et l’empêchait de flairer d’autres odeurs.

Il lui fallait pourtant passer dans l’autre pièce pour récupérer la cape et les bottes qu’Ombe avait posées devant l’âtre. Sa nervosité galopante lui labourait le ventre, le manche de la dague glissait dans sa paume moite. Il resta un long moment immobile, tendu, à l’affût du moindre indice qui étayât ses craintes. Quand il fut las d’attendre, il se dit qu’après tout ce silence n’avait rien d’anormal, que Difar vaquait sans doute à ses occupations dans les granges, qu’Ombe, en mère attentive, veillait à ne pas déranger les p’tios dans leur sommeil.

Il recula, saisit ses vêtements, dissimula la dague entre la brague et la tunique, cala le tout sous son bras, retourna près de la porte, entrebâilla du pied le vantail de bois, avisa un pan de mur, la table, les bancs, le caisson des bêlots, la cheminée vidée de ses cendres. Le soleil s’engouffrait à flots par la fenêtre et dorait les brins clairs et enchevêtrés de la paille fraîche étalée sur la terre battue. La pièce était déserte. Il en conclut qu’Ombe était partie avec son mâle nourrir les animaux.

Le cœur battant, il s’avança de deux pas. Détecta un mouvement sur sa gauche. Une ombre grise, un sifflement… Il tenta aussitôt de battre en retraite, mais une aile souple et mordante s’abattit sur sa tête, sur ses épaules, sur ses bras, lui enserra le torse, le bassin, les jambes. Il commença à se débattre, trébucha, roula dans la paille, tenta de se relever, perdit de nouveau l’équilibre, heurta en tombant un pied de la table. Il était pris dans un filet, comme ces étourneaux que les grognes attiraient dans des nasses pour les empêcher de dévaster les récoltes. Ses gestes désordonnés ne réussissaient qu’à renforcer la pression des mailles qui l’emprisonnaient. Il ne pouvait plus se servir de son bras gauche, déjà paralysé.

Entre les brins de paille et les cordelettes, il vit une silhouette se détacher du mur et s’approcher de lui, vêtue d’un pourpoint gris et d’une brague verte chaussée de bottes de cuir brut qui lui montaient jusqu’à mi-cuisse et s’évasaient à hauteur des genoux. D’énormes pupilles noires brillaient dans ses yeux d’un jaune étincelant ; ses oreilles pointues surmontaient une face ronde et mangée par un pelage blanc ; de son museau rose et court saillaient de longues vibrisses qui tressautaient à chacun de ses pas. Elle brandissait un poignard métallique à double lame qui, davantage que son apparence physique, renseigna Véhir sur son identité : un miaule, un de ces prédateurs errants réputés pour leur sournoiserie, leur habileté, leur cruauté. Quand ils n’entraient pas au service des clans régnants, ils ne respectaient qu’une règle, la leur, et déjouaient les services d’ordre avec une facilité déconcertante. Celui-là avait certainement capturé les deux bêles et leurs p’tios avant de tendre un piège à leur hôte. Il se fichait de la loi du duché de Muryd comme de sa première dent.

Les paroles des anciens de Manac revinrent à la mémoire du grogne : De tous les prédateurs, est le miaule le plus pire, car çui joue trois jours et trois nuits avec le pichtre tombé dans ses griffes avant de le ripailler tout cru. Que l’Humpur t’engarde de servir de pitance à un miaule ! Préfère mieux être agrappi par un kroaz ou rôtir dans les flammes du Grand Mesle.

Véhir banda les muscles, tenta de briser le réseau des cordelettes, ne parvint qu’à bloquer son bras droit et à rendre un peu plus inconfortable sa position. Le filet lui cisaillait la couenne, la paille lui picotait le groin, lui agaçait les narines. Il sentait, sous ses vêtements chiffonnés, la forme dure et allongée de la dague. Il aurait dû se servir de l’arme des dieux humains pour couper les mailles au lieu de se tortiller comme un stupide ver de terre ! Les leçons de Jarit n’avaient donc servi à rien… Jarit... Comme l’ermite lui paraissait loin à présent !

Le miaule s’accroupit et le contempla d’un air à la fois matois et gourmand. Véhir humait maintenant son odeur aigrelette. Le prédateur s’était frotté le corps avec les déjections de ses hôtes pour tromper l’odorat de sa proie. Le grogne ne vivrait pas assez longtemps pour mettre en pratique cette leçon de survie.

« De la viande de Manac, murmura le miaule avec un sourire qui découvrit ses canines effilées et accentua la férocité de son expression. Rose, croquante, fondante, maahhoo.

— Sui’j pas de la viande à ripaille, bredouilla Véhir.

— Meilleure est la chair d’un entier que la graisse d’un castré », répliqua le prédateur.

Il promenait son poignard à quelques centimètres du ventre et du torse de son prisonnier. Ses quatre doigts poilus et griffus jouaient sur le manche bombé, taillé dans la même pièce de bois que la large garde. Les deux lames, distantes l’une de l’autre de la longueur d’un pouce, étaient d’un métal aussi grossièrement façonné que les épées des hurles de Luprat.

Une interrogation se fraya un chemin entre les pensées tumultueuses de Véhir.

« Comment… comment sai’t que vien’j de Manac ? »

Chacun des mouvements de sa mâchoire inférieure entraînait un resserrement des mailles du filet. Il lui fallait pourtant parler pour détourner l’attention du miaule, pour se donner une petite chance de dégager la dague et de se libérer de sa prison de corde.

« Moi, Arbouett le Blanc, ai chassé tous les gibiers et les bannis du pays de la Dorgne et de la Zère, mais jamais n’ai ripaillé un grogne de ta qualité, répondit le miaule. Grand dommage que tu ne m’appartiennes pas, maahhoo. »

Au moment où il prononçait ces paroles, la porte s’ouvrit et livra passage à six autres miaules, les uns vêtus de pourpoints et de bragues, les autres affublés de hardes qui laissaient entrevoir des bandes de peau ou de pelage. Tous armés de poignards à double lame, tous dotés d’yeux verts ou jaunes aux pupilles dilatées. Ils contournèrent la table, se regroupèrent autour de Véhir, l’observèrent un long moment en silence. Eux n’avaient pas pris la précaution de se frictionner avec les excréments des bêles, et leur odeur emplissait toute la pièce. Leurs bottes maculées de terre s’enfonçaient dans la litière de paille.

« Aviez grand tort de craindre c’te pichtre ! dit Arbouett le Blanc en se relevant. S’est laissé capturer comme une faillie hase.

— A pourtant occis trois hurles devant l’antre du sorcier, rétorqua l’un de ses congénères au poil noir et strié de taches rousses.

— Les hurles ne sont plus aguerriés qu’à terroriser les communautés pour lever la dîme, maahoo !

— En ce cas, pourquoi as-tu accepté d’œuvrer pour le comte de Luprat, le Blanc ?

— Concours de circonstances. Suis las de jouer à cache-cache avec les prévôts, et ont promis l’amnistie à ceux qui les aideraient à capturer ct’e grogne.

— T’aurais pu t’exiler, battre d’autres territoires.

— Aucune terre ne vaut le pays de la Dorgne. La ripaille y est de qualité, les forêts profondes et les femelles accueillantes, maahhoo. Et maintenant, ramène çui-ci à ton maître avant que ne me prenne l’envie de le croquer.

— Le comte de Luprat n’est pas mon maître ! » protesta l’autre.

Arbouett le Blanc le toisa d’un air méprisant.

« C’est au valet qu’on connaît le maître.

— Prends garde, le Blanc : d’ici à Luprat, grand nombre de miaules rêvent de t’arracher les coïlles.

— Faudrait encore qu’ils en aient eux-mêmes ! »

Les deux miaules se défièrent du regard en libérant des cris aigus qui évoquaient les piaillis des nouveau-nés. Un bruit de pas attira l’attention de Véhir. Il réussit à tourner la tête, reconnut Difar qui s’approchait d’une démarche hésitante et dont le regard fuyait obstinément le sien. Le miaule au poil noir et roux désigna le bêle d’un mouvement de menton.

« Comment acomptes-tu récompenser çui ?

— Lui accorde ma protection contre les errants en échange d’oies et de canards, répondit Arbouett le Blanc. Une chance pour ton maître que je sois en affaire avec çui. Sommes ici en territoire de Muryd, et auriez pu dire adieu à votre fuyard si Difar n’était pas couru me prévenir au mitan de la nuit. M’a conté qu’il avait donné l’hospitalité à un grogne affamé et déguisé en hurle. Ai deviné qu’il s’agissait du meurtrier de la forêt de Manac, le même pour lequel les prévôts remuaient ciel et terre.

— Comment savais-tu que les prévôts recherchaient ce grogne ?

— Un bon errant a des yeux et des oreilles partout, même au castel de Luprat. M’a pas été difficile de vous trouver : faites autant de potin qu’un troupeau entier de hures. Dites au comte qu’Arbouett le Blanc a rempli sa part de marché et descampissez si ne voulez pas d’ennuis avec les gens d’armes de Muryd. »

Il remisa son poignard dans sa gaine, se dirigea vers la porte, donna une tape sur l’épaule de Difar, se retourna et se figea dans une posture provocante.

« Ramenez-moi le filet quand aurez livré votre terreur au comte. Et si jamais en avez assez de servir les hurles, enjoignez-moi dans la forêt : nous autres miaules, sommes faiçonnés pour l’errance, pour une vie sans loi ni contrainte. »

 

Les miaules n’avaient pas commis l’erreur que Véhir avait escomptée, à savoir le libérer de sa prison de mailles pour le contraindre à marcher. Ils avaient coupé une branche épaisse et y avaient noué les deux extrémités du filet. Puis deux d’entre eux l’avaient soulevée, calée sur l’épaule, et ils s’étaient aussitôt mis en route, de peur d’être surpris par les prévôts ronges de Muryd.

À chacun de leurs pas, les cordelettes cisaillaient un peu plus la couenne du grogne suspendu. La paralysie gagnait peu à peu ses membres. Il doutait d’arriver vivant à Luprat, et c’était sans doute un sort enviable comparé au traitement que lui réservaient les hurles. Il avait assassiné trois des leurs, transgressé un tabou, menacé l’ordre du comté, brisé l’équilibre de l’Humpur, et le clergé le lui ferait payer de la plus atroce des manières. La dague coincée entre son bras et son flanc lui meurtrissait les côtes. L’arme des dieux humains se retournait contre lui, il s’était montré indigne d’elle, indigne d’eux, indigne de Jarit. Le vieil ermite avait-il donc perdu tout sens du discernement pour se méprendre à ce point sur son compte ? La quête de l’Humpur s’achèverait avec lui, plus personne ne se lèverait pour empêcher les clans et les communautés de sombrer dans les ténèbres de la régression, et ce sentiment d’échec lui infligeait une souffrance plus cruelle encore que la morsure des cordes.

Le sentier déboucha sur un étang bordé de roseaux et éclaboussé de lumière. Les miaules s’arrêtèrent, posèrent leur fardeau sur la mousse et s’agenouillèrent sur la rive pour se désaltérer. Un craquement les fit se redresser et dégainer leur poignard. Ils se détendirent lorsqu’ils reconnurent la silhouette menue et partiellement habillée d’une toison de laine qui sortait du couvert et courait vers le grogne allongé.

Véhir, qui tentait d’exploiter le léger relâchement des cordes pour oublier son inconfortable position, rouvrit les yeux, découvrit Ombe accroupie devant lui, voulut se jeter sur elle, mais les mailles se resserrèrent aussitôt et lui écachèrent la couenne.

La bêle tendit le bras et lui effleura le groin au travers du filet. Elle transpirait, haletait, signe qu’elle venait d’effectuer une longue course. Il se raidit au contact de ses doigts, puis il croisa son regard et sut, à l’expression de ses yeux, qu’elle ne l’avait pas trahi, que leur brève rencontre au cours de la nuit n’avait pas été destinée à le retenir pendant que Difar s’en partait quérir Arbouett le Blanc, qu’elle avait éprouvé un désir sincère, maternel, lorsqu’elle lui avait donné ses mamelles à caresser. Mieux que les mots, ses gémissements exprimaient la force de ses regrets. Alors il surmonta sa douleur et sa détresse pour lui adresser un sourire. Même si elle avait perdu l’usage de la parole et semblait très proche de l’animal, il lui trouva en cet instant davantage de noblesse que son mâle, ce bêle vantard et cupide, que tous les membres des clans et des communautés du pays pergordin.

« Descampis, pue-la-merde, ou te ripaillons sur place, maahhoo ! »

Le miaule au poil noir et roux se précipita sur Ombe et lui décocha un coup de pied dans les côtes. Les autres éclatèrent de rire. Elle s’éloigna en titubant. Avant de disparaître dans les fourrés, elle lança un ultime regard à Véhir par-dessus son épaule. Des larmes roulaient sur ses joues. Elle ne pleurait pas à cause de la douleur, mais parce qu’on lui enlevait le seul être qui lui eût témoigné un peu de tendresse dans une existence frappée du sceau de la rudesse et de la brutalité.