Chapitre 11

Racnar

 

L’animal pur ne sait ni la pensée ni le langage, mais il sait des choses que les pensants et les parlants ne connaissent pas.

Un jour un aboye fourvoyé dans un marais perd pied et s’enfonce dans la boue meuble.

Qui en a rencontré un se rend compte combien l’aboye est orgueilleux, le plus orgueilleux de tous peut-être.

Mais son orgueil ne pouvait le tirer de là, pas plus que sa force ni sa rage, elles aussi réputées.

Pourtant, ce jour-là, il fut sauvé par une nuée de pies qui, voyant qu’il se perdait, vinrent lui saisir les épaules, le crâne et les bras, puis unirent leur envol pour le sortir pouce à pouce de la boue vorace.

Quand il fut hissé sur la terre ferme, il reprit ses esprits mais les pies avaient disparu.

Quel mystérieux messager les avait donc envoyées ?

Il ne l’apprit pas, et cela l’arrangea, d’ailleurs, car l’aboye méprise la gratitude.

Il ne confia jamais cette histoire à quiconque, hormis à votre serviteur un soir où il avait bu plus que de raison.

 

Ne dédaignez jamais les inférieurs, qui sont guidés par des lois supérieures.

 

Les Fabliaux de l’Humpur

 

« Attendez ! » cria Ruogno.

Les membres de l’équipage avaient déjà largué les amarres, hissé la voile du mât de misaine et, le vent soufflant en rafales, le grand radeau s’éloignait par à-coups.

« Empresse ! » hurla quelqu’un.

L’extrémité de la lourde passerelle de bois raclait encore les pierres du quai. Quatre ronges aquatiques en combinaison de peau la halaient sur le radeau à l’aide de grosses cordes montées sur des poulies de pierre. Lancé à toute allure, Ruogno parvint à s’y engouffrer avant qu’une nouvelle secousse de l’embarcation ne la tire subitement au-dessus de la rivière. Entraînée par son propre poids, elle eut une brusque inclinaison qui déséquilibra le ronge et faillit le projeter dans l’eau, mais il s’agrippa des deux mains à un montant du bastingage et resta suspendu au-dessus des flots, les jambes gigotant dans le vide.

Tia et Véhir débouchèrent quelques instants plus tard sur le bord du quai. D’un bref coup d’œil en arrière, la hurle vit se rapprocher le miaule au poil jaune et les coupe-jarrets de Graïrl entre les pêcheurs et les badauds pétrifiés. Une escouade de prévôts, alertée par le vacarme, accourait également dans leur direction. La passerelle flottait dans l’air à deux ou trois pas de l’embarcadère. Ruogno commençait à effectuer son rétablissement, et les quatre ronges aquatiques, penchés par-dessus le bastingage, s’arc-boutaient sur les cordes en ahanant.

« Il faut sauter, haleta Tia.

— Impossible ! gémit Véhir. L’est trop loin asteur.

— Aimes mieux finir sur la table d’un miaule ou d’un ronge ? »

La leude lâcha la main du grogne, prit son élan et se jeta dans le vide en hurlant. Son bond prodigieux la propulsa sur le bas de la passerelle à côté de Ruogno. Elle s’accrocha aux lattes avec les griffes de ses mains et de ses pieds, tourna la tête et, d’un regard implorant, conjura Véhir de l’imiter.

Le temps d’une inspiration, très brève mais qui lui parut une éternité, le grogne demeura incapable de prendre une décision. Puis, aiguillonné par les cris et les claquements de pas de ses poursuivants, il eut le réflexe de toucher la dague des dieux humains dans la poche de son pardessus. Le métal lui communiqua aussitôt sa force paisible et déblaya ses hésitations. Il évalua la distance à franchir, quatre ou cinq pas désormais, s’élança et bondit vers la masse sombre du vaisseau. Il eut l’impression de planer avec la légèreté d’un oiseau. L’air piquant de l’aube s’infiltra sous son passe-montagne, sous ses vêtements. Euphorique, il crut que son vol allait se prolonger indéfiniment au-dessus de la surface grise et ondoyante de la Dorgne, mais son atterrissage brutal sur la passerelle le ramena à la réalité. Il s’étala de tout son long sur les planches, juste au-dessus de Tia et de Ruogno. La longueur et la majesté de son saut avaient réduit au silence les membres de l’équipage et les passagers accoudés au bastingage.

Le miaule au poil jaune, parvenu à son tour à l’embarcadère, voulut emprunter le même chemin que le grogne, mais, au moment où il sautait, un coup de vent poussa brusquement le radeau vers le large, et il s’affala dans la rivière en soulevant une somptueuse gerbe d’eau. Fâché avec l’élément liquide comme tous ceux de son clan, il se hâta de regagner le bord en agitant frénétiquement les bras et les jambes. Les membres de l’équipage et les passagers éclatèrent de rire.

« Qu’est-ce donc qui s’passe, c’matin ? demanda l’un des bateliers après qu’ils eurent achevé de remonter la passerelle.

— Y avait de l’urgence dans l’air », répondit Ruogno avec un sourire en biais.

Une fois sur le pont, le ronge, la hurle et le grogne reprirent leur souffle et remirent un peu d’ordre dans leur tenue. Les autres passagers, tous ronges, commentaient leur embarquement à grand renfort de gesticulations et de cris perçants. Le vent gonflait les deux voiles et le grand radeau filait à grande vitesse entre les barques de pêche. Pas question pour son capitaine, seul maître à bord, de revenir en arrière comme le lui ordonnaient les prévôts gesticulants sur le quai. Le port fluvial ressemblait désormais à une fourmilière dérangée à coups de pied. Les nuages lourds se déchiraient sur les pics montagneux et libéraient de grosses gouttes qui dessinaient des cercles concentriques sur le miroir piqueté de la rivière.

 

Les quartiers de l’autre rive étaient surnommés les « Portes du soleil levant », ou encore les « Musses de la mort ». Ruogno précisa qu’au-delà de la grande muraille censée prévenir les invasions la partie orientale du duché de Muryd était pratiquement déserte jusqu’à la frontière avec le royaume d’Ophü.

« Seules y vivent quelques bandes de pillards, surtout des miaules chassés des autres territoires. L’est aussi pour ça que les marchands se forment en caravane et paient une milice.

— Qu’est-ce qu’ils vont chercher dans le Grand Centre ? s’enquit Tia.

— S’aruent bien plus loin que le Grand Centre ! Descendent jusqu’au Métrannée, le grand lac salé du Sud. Vendent là-bas des peaux, de la laine, du bois, achètent des parfums, des épices, du sel. Une expédition dure parfois plus d’un cycle entier de lunaisons. »

Ils arrivèrent sur une place où stationnaient des dizaines de chariots. Comme à Manac, les voitures à quatre roues étaient entièrement fabriquées en bois, hormis les moyeux en pierre polie et les bâches en laine huilée. Les rafales de vent fouettaient l’odeur de déjections qui imprégnait l’air humide. Les marchands palabraient par petits groupes autour de braseros à demi éteints. Véhir n’avait encore jamais vu les animaux qui dévoraient placidement les herbes et les branches disposées en tas tous les dix pas : des cornes recourbées, effilées, se dressaient de chaque côté de leur tête, un crin épais leur habillait le front et l’encolure, une étoupe ajourée leur recouvrait l’échine, les flancs et les membres.

« Des chevacs, fit Ruogno, comme s’il avait deviné les pensées du grogne. De bonnes bêtes, puissantes, résistantes, rapides. Vivent en hordes sur les montagnes du Grande Centre. Notre duc dispose d’un cheptel de plus de deux cents têtes. Valent bien leurs cent pièces de bronze à Muryd, grrii.

— Moins cher que moi, alors ? » gloussa Véhir.

Ils se dirigèrent vers la grande muraille, un ouvrage d’une hauteur de cinquante pas, un empilage de pierres mal taillées qui s’étendait à l’infini en direction de l’est et de l’ouest. D’immenses portails la perçaient toutes les demi-lieues environ, flanqués de tours carrées elles-mêmes couronnées de mâchicoulis. Véhir se demanda combien de temps il avait fallu aux ronges pour édifier une telle construction. Les casques, les hasts et les boucliers des sentinelles, réparties à intervalles réguliers sur le chemin de ronde, luisaient sous la pluie maussade.

Ruogno fendit une grappe de marchands abrités sous un portail et aborda un ronge terrestre vêtu d’une tunique de peau sans manches et chaussé de bottes qui lui montaient jusqu’en haut des cuisses. Son allure autoritaire, le fouet enroulé à sa ceinture et son lourd espadon le désignaient comme un convoyeur. Il interrompit sa discussion avec un marchand et posa sur le batelier un regard goguenard. Avec son pelage brillant et dru, son museau et ses oreilles presque noirs, ses épaules larges et ses bras épais, il avait le port altier d’un prédateur, contrairement aux autres ronges.

« Ce guingrelin de Ruogno ! Quel bon vent ?

— Le vent n’est pas si bon que ça, Racnar, répondit le batelier. Quand part ta caravane ? »

Le convoyeur désigna le ciel d’un geste agacé.

« Dès que le Grand Mesle aura cessé de nous pisser dessus ! En quoi ça t’intéresse, dorgnot ? »

Ruogno pointa l’index sur Tia et Véhir restés légèrement à l’écart. Les marchands avaient déjà quitté l’abri du portail, préférant s’offrir au martèlement de la pluie plutôt que de rester dans le voisinage de la hurle.

« J’connais là des gens qui s’sont mis en tête de s’aruer dans le Grand Centre et qui mandent ta protection. »

Le regard perçant du convoyeur s’attarda pendant quelques instants sur Tia.

« Hum, j’aime pas trop les ramenards de Luprat, marmonna-t-il entre ses lèvres serrées. Des sacs d’embrouilles, même les femelles. Toujours prompts à sortir crocs et griffes.

— Elle a de quoi payer, et largement.

— L’a pourtant pas l’air bien riche…

— Te fie pas à la vêture, Racnar. L’a une bourse bien garnie.

— Et l’autre ? Le gronde ?

— Elle paiera pour les deux. »

Le convoyeur dégagea un éclat de bois de son ceinturon de cuir et le déchiqueta en quelques coups d’incisives. Ruogno et lui avaient lié connaissance trois cycles plus tôt dans une taverne du port fluvial. Ils s’étaient battus au sang pour une femelle gironde et aguicheuse. La belle était partie avec un troisième larron, un failli sac d’os aux sécrétions plus attirantes sans doute, et ils s’étaient retrouvés tous les deux comme des guingrelins dans la cour intérieure baignée de ténèbres. Ils avaient noyé leur dépit et leurs blessures dans le vin de nave, et ce sang et ce vin partagés avaient noué entre eux un semblant de camaraderie – on ne pouvait parler d’amitié, une notion inconnue dans la fourmilière de Muryd, où les intérêts finissaient toujours par prendre le pas sur les sentiments. Il leur arrivait parfois de boire et manger ensemble et, d’un commun accord, ils s’efforçaient de ne pas entrer en compétition pour les mêmes femelles, un pacte d’autant plus facile à respecter que Racnar s’absentait fréquemment pour ses convoyages.

« Tu me réponds d’eux ? reprit Racnar.

— Comme de moi-même. »

Le convoyeur cracha ses rognures, esquissa une grimace qui révéla des incisives anormalement courtes. Ruogno l’avait déjà prévenu que, s’il continuait à abuser du bois, il risquait de perdre définitivement les deux dents si précieuses aux ronges – plus elles étaient longues et larges, et plus les chances augmentaient de séduire les femelles.

« J’connais mieux comme garantie, grrii, dit Racnar. Mais c’est d’accord : jusqu’au Grand Centre, ça leur f’ra quinze pièces chacun.

— Et, euh… combien pour moi ? »

La gueule du convoyeur s’ouvrit de stupeur et sa langue se déroula jusqu’à la pointe de son menton, encadré de poils plus longs et sombres que le pelage de son visage.

« Toi ? Mais… t’es un aquatique, un dorgnot, un batelier ! Qu’est-ce que t’irais aricoter dans une caravane ?

— L’air est devenu malsain à Muryd. J’dois disparaître pendant quelque temps. Et puis, j’ai envie de voir un peu de pays. »

Les traits de Racnar demeurèrent impassibles mais une lueur sardonique s’alluma dans ses yeux noirs.

« Pour toi, Ruogno, et parce qu’on s’est battus pour une faillie femelle, parce qu’on a pris ensemble la mufflée des perdants, ça f’ra que dix malheureuses pièces.

— J’les ai pas, protesta le batelier en se raidissant. Mais j’peux travailler…

— À prendre ou à laisser », coupa le convoyeur d’un ton sans réplique. Il observa les nuages qu’écharpait un vent cinglant. « Le Grand Mesle aura bientôt soulagé sa vesse. Réfléchis, Ruogno : j’suis sûr qu’en cherchant bien tu trouveras de quoi payer, grrii. »

 

Le ronge aquatique dut déployer des trésors d’éloquence pour convaincre Tia de lui avancer les dix pièces de monnaie réclamées par Racnar. Même pour un gredin comme Ruogno, il y a quelque chose d’humiliant à demander l’aumône à ceux qu’on vient à peine de trahir, d’autant que la hurle et le grogne n’avaient plus besoin de lui. Il commença justement par justifier cette propension à la traîtrise chez les ronges : la vie était rude dans le duché de Muryd, où les terres ne se montraient pas autant généreuses que dans le comté de Luprat, où la plupart des communautés agricoles avaient disparu, où les bouches à nourrir étaient trop nombreuses, où les femelles fécondables méprisaient les mâles incapables de subvenir aux besoins de la lignée…

Véhir perçut de la sincérité dans les paroles du batelier, une pointe de détresse dans la voix qui ne trompait pas. Les comportements des ronges s’étaient adaptés à l’organisation de leur société – à sa déliquescence plutôt. Leur instinct de survie, exacerbé par la promiscuité et la peur du manque, se manifestait par la tyrannie des besoins, par une rivalité incessante, par l’abandon total des préoccupations religieuses et communautaires. Les hurles au moins, il fallait leur reconnaître cette qualité, avaient gardé le sens du devoir, le goût de la hiérarchie et le respect de la parole donnée. Ruogno s’était débrouillé avec les moyens du bord : il avait rançonné les passagers du radeau, détourné des marchandises, organisé des trafics avec les gardes du port fluvial, il s’était enfui sans payer d’un grand nombre de tavernes de Muryd, avait volé du poisson ou des légumes aux étals ou dans les garde-manger souterrains des habitations particulières… S’il n’exprimait aucun regret, il semblait habité par une tristesse profonde tandis qu’il confessait ses mille et une fredaines. Véhir remarquait cette morosité permanente, sous-jacente, dans les yeux de tous les habitants de la Dorgne. Leur nature les différenciait, attribuait aux uns des poils et aux autres des plumes, aux uns des griffes et aux autres des ongles, aux uns la férocité et aux autres la soumission, mais ils se rapprochaient par cette incapacité à ressentir et à exprimer de la joie, à faire jaillir cette légèreté de source qui s’était parfois écoulée par la bouche et les yeux de Jarit.

Les marchands avaient attelé leurs bêtes et la colonne, longue d’une demi-lieue, s’était formée devant le portail. Juchés sur des chevacs, les gardiens du convoi supervisaient les derniers préparatifs. Des nuées d’oiseaux tournoyaient au-dessus de la muraille, guettaient le départ des chariots pour picorer les restes de nourriture. Le bleu du ciel se reconstituait sous la trame effilochée des nuages, le soleil encore engourdi miroitait sur les flaches tendues sur la terre labourée par la pluie.

« Qu’est-ce que t’as décidé, Ruogno ? »

Éperonné par le talon de Racnar, le chevac à la robe grise et à la laine blanche effectua une demi-volte et se rapprocha au trot du batelier, de la leude et du grogne. Ruogno se dandina d’une jambe sur l’autre en rivant des yeux implorants sur la leude. La brusque tension de son mors entraîna le chevac à ruer. Le convoyeur tira sur les rênes et s’arc-bouta sur ses étriers pour le ramener au calme.

« Belle bête, mais mal dressée. Eh bien, dorgnot, tu m’réponds pas ? Les Musses de la mort vont bientôt s’ouvrir, et une fois refermées, s’ra trop tard. Ça vaut aussi pour les deux autres. »

Tia plongea la main dans sa bourse de cuir et en retira une poignée de pièces qu’elle commença à compter à mi-voix. Au-delà de cinq, les chiffres résonnèrent à l’oreille de Véhir comme des invocations mystérieuses. Il maudit la folle imprudence qui avait condamné Jarit avant que l’ermite n’ait eu le temps de lui enseigner les secrets des dieux humains.

« Le prix convenu pour le gro… le gronde et moi », fit Tia en levant la main vers le convoyeur.

Racnar descendit de chevac, s’approcha d’elle avec circonspection, s’empara des pièces, les recompta une à une avant de les enfouir dans une poche de sa tunique.

« Si voulez vous installer dans un chariot, devrez vous adresser à un marchand », marmonna-t-il du bout des lèvres. Il lui en coûtait d’adresser la parole à une hurle de Luprat. « Certains acceptent de transporter des passagers. Faudra compter un p’tit supplément. Les ramenards de Luprat sont guère prisés par ci, non plus que les grondes qui se voilent la face sous un passe-montagne. Mais p’tète que vous aimez mieux marcher. »

Il glissa le pied dans l’étrier, et, de ses deux mains, attrapa le pommeau de la selle. Devant la bouille décomposée de Ruogno, Véhir faillit supplier Tia d’avancer l’argent au batelier. Même s’il les avait trahis, même s’il avait voulu le vendre comme un gavard, il n’était en cet instant qu’un pauvre bougre piégé par ses propres turpitudes. Probablement y avait-il une grande part de naïveté dans la compassion du grogne, mais il lui semblait que le moment était venu de mettre en pratique les paroles de Jarit : Tu n’apprendras pas la méfiance si tu n’apprends pas la confiance. Il n’intervint pas cependant, présumant que la notion de pardon était inconnue à une prédatrice comme Tia. Aussi fut-il surpris de l’entendre dire :

« Et voici les dix pièces pour le batelier. »

Racnar se hissa sur l’échine de son chevac et contempla le portail dont les énormes vantaux commençaient à s’ouvrir sous les tractions coordonnées de deux groupes de ronges. Le soleil brillait de tous ses feux désormais, inondait la place d’une lumière vibrante, aveuglante. Le convoyeur se pencha et saisit les pièces d’un geste précautionneux, comme s’il craignait de s’écorcher le cuir aux griffes de la hurle.

« Un jour, Ruogno, la chance finira par t’abandonner, grrii », ajouta-t-il avant de donner un coup de talon sur le flanc de son chevac et de s’éloigner au grand galop vers le portail.

Les clameurs soudaines des convoyeurs et des marchands clouèrent le bec aux oiseaux et les premiers chariots s’ébranlèrent au rythme pesant des attelages.

 

« Je ne croyais pas que tu débourserais pour Ruogno », dit le grogne.

Un marchand situé en queue de convoi avait accepté de prendre Tia et Véhir à bord de son chariot. Un vieux tanneur de Muryd dont c’était le quatorzième voyage vers le grand lac salé Métrannée et qui n’avait exigé pour paiement qu’une seule pièce. À la différence de ses confrères marchands, la présence de la hurle ne paraissait pas lui causer la moindre frayeur. L’âge se traduisait chez lui par un affaissement général du corps, par la dépigmentation du museau et des oreilles, par les crevasses profondes sur le front, par l’usure et la teinte presque noire des incisives. Et aussi par la douceur insolite de son regard dont Véhir ne savait pas si elle était due à l’éclaircissement de ses iris ou à une certaine forme de sagesse.

La puanteur des peaux entassées dans le chariot les avait incommodés au début, mais ils commençaient à s’y habituer. Elle présentait de surcroît l’avantage de masquer l’odeur traîtresse de grogne qui imprégnait les vêtements grondes de Véhir. Assis sur la plate-forme arrière, ils faisaient face aux deux chevacs de l’attelage suivant, conduit par deux ronges aux mines anxieuses et aux gestes fébriles.

Une fois le portail franchi, la caravane s’était ébranlée au trot sur une plaine jonchée de pierres jaunes, parsemée d’arbres solitaires aux feuillages noirs et aux branches tordues, puis elle s’était engagée au pas dans l’étroit sentier qui grimpait à l’assaut d’une barrière rocheuse. Aiguillonnées par les longues piques en bois des conducteurs, les bêtes peinaient à tirer leurs lourds chargements sur les passages les plus raides. Les convoyeurs galopaient d’un chariot à l’autre, excitaient les chevacs récalcitrants, tentaient de combler les trous qui se formaient en différents points du convoi.

« Je ne sais pas ce qui m’a pris, fit Tia avec une moue. Ce boître aurait mérité qu’on le laisse se darbouiller avec ses amis coupe-jarrets. Qu’aurais-tu fait à ma place ? »

Véhir se retint de répliquer qu’il lui était déjà très difficile d’être à la sienne.

« Aspérons qu’il en aura de la gratitude, avança-t-il.

— Çui ? C’est un ronge, un fourbe, hoorrll. Ces maudits grignoteurs ne connaissent ni père ni mère. »

Vautours et grolles dessinaient des arabesques sombres sur le fond d’azur. Le grogne mourait d’envie de retirer son passe-montagne et de goûter les caresses de l’air sur sa face.

« Moi non plus ne connai’j ni père ni mère. »

La tristesse contenue dans son murmure troubla l’eau claire des yeux de la hurle.

« Toi, c’est différent. Tu n’es pas… tu n’es qu’un…

— Un pue-la-merde, t’y pas ? Et la ripaille sur pattes n’a pas à se soucier de… »

Un cahot le précipita sur Tia. Elle lança le bras autour de son épaule pour le retenir. Les poils de son museau lui effleurèrent le cou. Il crut qu’elle allait planter ses crocs dans sa chair, mais elle se contenta de le garder serré contre sa poitrine, un geste qui lui rappela les timides manifestations de tendresse de troïa Orn. Enfoui dans la tiédeur et l’odeur de la hurle, il entendit les cris enroués du tanneur excitant ses chevacs de la pique et de la voix. Une nouvelle série de cahots secouèrent les planches mal rabotées de la plate-forme arrière, puis le chariot se rétablit sur ses quatre roues et attaqua une nouvelle pente, plus accentuée mais moins sinueuse. D’un côté du sentier bâillait la bouche gigantesque d’un ravin, de l’autre se dressait une paroi hérissée de sapins et d’éperons rocheux. Des aiguilles se tendaient désespérément vers un ciel qu’elles ne pourraient jamais atteindre. Les grands rapaces poussaient maintenant des cris rauques, agressifs, comme pour affoler les chevacs. De fait, les bêtes, de plus en plus nerveuses, effectuaient de brusques écarts, et il fallait toute la fermeté et la vigilance des conducteurs pour les empêcher de se précipiter tête baissée dans le vide.

Les griffes de sa main libre enfoncées dans le montant du chariot, Tia maintint contre elle le grogne qui tendait à glisser sur la plate-forme, alors que les lourdes peaux arrimées aux ridelles ne bougeaient pas d’un pouce. Mais d’autres sensations, contradictoires, la poussaient à prolonger le contact : l’odeur et la proximité de Véhir ouvraient une trappe sur une zone inconnue d’elle-même. Le gouffre de sa faim se creusait et se comblait d’un tumulte intérieur qui lui donnait le vertige. Elle se sentait prédatrice jusqu’au bout des griffes, descendante de générations et de générations de hurles guerriers et sanguinaires, mais ses instincts se diluaient dans un flot de douceur languide, comme si la présence du grogne épanchait une source au plus profond d’elle-même. Ce phénomène l’inquiétait : un prédateur qui perd sa détermination, sa férocité, sacrifie une grande partie de ses chances de s’adapter à son environnement. Elle pressentait en même temps que l’exploration de ces nouveaux territoires découvrirait des gisements insoupçonnables, des richesses fabuleuses. L’esprit et le corps du grogne la plaçaient devant un terrible dilemme. Elle ne pourrait se nourrir de l’un que si elle résistait à la tentation impérieuse et permanente de manger l’autre.

« Pouvez le lâcher, asteur. Y a plus de danger. »

Tia et Véhir relevèrent la tête dans le même mouvement. Racnar chevauchait à côté du chariot et les fixait avec, dans le regard, une dureté qui hérissa les poils de la hurle.

« Y a pas de lai dans la caravane, c’est pas pour autant que ce genre d’embrassure est toléré entre un mâle et une femelle de clans différents, grrii ! » siffla le convoyeur.

Il éperonna son chevac sans leur donner le temps de répondre et fila au grand galop à moins d’un pas du bord du précipice.

 

La pluie fit sa réapparition en fin de journée. La file des chariots s’étirait sur le chemin cabossé qui s’enfonçait dans une forêt profonde, interminable.

La monotonie du voyage n’avait été brisée que par une courte halte au zénith du soleil. Les marchands avaient dételé les bêtes et s’étaient assis à l’ombre des chariots tandis que les convoyeurs s’étaient répartis sur les surplombs rocheux pour surveiller les environs. Ronfir, le vieux tanneur, avait proposé à ses passagers de partager son repas, du poisson dont l’apparence et l’odeur avaient retourné les tripes de Véhir. Malgré sa faim, Tia avait également décliné l’offre.

« J’peux pas vous en vouloir, avait murmuré Ronfir en hochant la tête d’un air fataliste. C’est d’la ripaille pour ronge, et vous autres, hurles et grondes, vous prisez bérède mieux la viande fraîche. »

Tia s’était alors décidée à partir en chasse. Laissant Véhir seul avec le ronge, elle avait disparu dans les fourrés. Le vent chaud avait dispersé l’odeur de viande grillée qui montait des feux allumés par quelques marchands. Des nuées de rapaces, grolles, busards, faucons, vautours, aigles, s’étaient posées sur les reliefs environnants. Véhir avait eu la très nette impression qu’ils n’étaient pas seulement attirés par la nourriture, même s’ils se disputaient à coups de bec et de serres le moindre bout de gras jeté par les marchands rigolards, mais qu’ils poursuivaient un but connu d’eux seuls, qu’ils tendaient un invisible filet au-dessus de la caravane. Il avait cru déceler de la vigilance dans les yeux des grolles postées comme des sentinelles sur les saillies les plus proches. Il avait résisté tant bien que mal à l’envie de retirer son pardessus et son passe-montagne sous lesquels il crevait de chaud.

« Vaudrait mieux qu’la hurle s’en soit revenue avant qu’on soit repartis », avait murmuré Ronfir.

Les longs doigts squelettiques du ronge introduisaient les morceaux de poisson dans sa gueule avec une certaine élégance, mais il clappait de la langue et claquait des mâchoires comme une bête sauvage. Miettes et arêtes s’agglutinaient sur ses lèvres plissées, sur les poils longs et blancs de son menton, sur le col de sa veste de peau retournée.

« Même une hurle aguerriée ne peut se défendre contre les bandes de rôdeurs qui rapinent dans le coin. » Adossé à une roue de son chariot, le tanneur avait marqué un temps de pause avant d’envelopper le grogne d’un regard pénétrant. « Ma foi, jamais j’ai vu une hurle et un gronde faire ami-ami comme vous deux… »

Véhir n’avait pas répondu. Bien qu’assis dans le sens de la brise, non loin des chevacs qui broutaient l’herbe haute et jaune des bordures du sentier, il ne se sentait guère en sécurité en l’absence de Tia, et il craignait autant d’être trahi par ses paroles que par son odeur.

« Ça m’regarde pas après tout, avait poursuivi Ronfir. De même, j’suppose que t’as de bonnes raisons de cacher ta goule dessous c’gratte-museau. »

Les rapaces les plus proches s’étaient soudain envolés dans un fracas d’ailes et de cris. Surgissant de l’arrière du chariot, une silhouette dandinante s’était approchée de Véhir. Le grogne avait tressailli lorsqu’il avait reconnu la face rayée et les énormes incisives de Ruogno. Le batelier mâchonnait une branche de bois vert dont il avait déjà pelé l’écorce. Le temps d’un croasse de crapaud, ses yeux furtifs avaient exploré les abords du chariot.

« J’venais aux nouvelles. La hurle n’est pas avec vous ?

— L’est partie en chasse, avait répondu Ronfir. Prisait pas ma pitance. »

Véhir avait serré les fesses, plongé la main dans la poche de son pardessus et empoigné la dague. Alors que la sincérité de Ruogno n’avait pas fait l’ombre d’un doute sur la place des Musses de la mort, il redoutait tout à coup que le batelier ne fût repris par ses anciens réflexes.

« Les hurles ont le ventre trop délicat, grrii ! s’était exclamé Ruogno avec un petit rire aigu. Sont coutumés de ripailler du grogne bien gras. Mais y a pas plus de gavard dans l’secteur que de poil sur l’échine d’une vipère. »

Il s’était assis sur une grosse pierre et avait continué à mordiller sa branche sans quitter Véhir des yeux.

« C’que tu dis est point tout à fait juste, était intervenu Ronfir. J’ai vu, de mes yeux vu, une vipère à poil dans les montagnes des Vennes. Une bête pas belle à voir, pouvez m’encroire. Longue comme mon bras, vive comme une source, méchante comme un lai. Il s’en est fallu de peu qu’elle me chique la jambe. D’après les Vennols, son venin m’aurait tué en moins de temps qu’il n’en faut à un rongeon pour chier dans sa brague.

— Les bateliers disent qu’y a pas plus menteur en ce monde qu’les trouvres et les marchands des caravanes ! »

Ruogno avait expulsé autant de rognures que de mots. Un prédateur digne de ce nom aurait blêmi sous l’insulte mais Ronfir s’était contenté de secouer la tête, les yeux perdus dans le vague.

« L’est pourtant la vérité vraie. J’ai fait quatorze voyages jusqu’au Métrannée, et j’pourrais t’raconter des tas de choses que t’aurais tout autant d’mal à goburer. » Il avait remballé le poisson restant dans un carré de laine et s’était curé les dents à l’aide de ses griffes. « Mais j’me fais trop vieux, asteur, et mon pauvre sac a du mal à contenir tous ses souvenirs. J’peux quand même vous promettre qu’on verra ce soir des arbres-torches, une merveille qu’il faut admirer une fois dans sa vie. »

Une branche avait craqué derrière eux. Le temps qu’ils se retournent, et Tia se dressait devant eux, la joue barrée de quatre traits sanguinolents, le museau barbouillé de sang, la robe en lambeaux, un chevreuil éviscéré en travers des épaules. D’un sourire jaune, Ruogno s’était efforcé de masquer la frayeur suscitée en lui par l’apparition de la hurle. Elle avait jeté le chevreuil au sol, promené ses yeux clairs sur les deux ronges et le grogne pétrifiés, tendu le bras en direction des pointes rocheuses blanchies par le soleil.

« J’ai croisé deux miaules par là.

— Et z’avez réussi à les… » articula Ruogno d’une voix blanche.

Elle l’avait interrompu d’un geste de la main puis s’était laissée tomber dans l’herbe. Alors seulement Véhir avait remarqué l’extrême lassitude qui tirait ses traits et alourdissait ses gestes, et il avait été taraudé par l’envie de l’étreindre, de la bercer jusqu’à ce qu’elle s’endorme dans ses bras.

Ruogno et Ronfir avaient allumé un feu avec un boutefeu d’amadou. Bien que gavés de poisson pourri, les deux ronges n’avaient pas dédaigné ce supplément de choix qu’était le cuissot de chevreuil. Véhir avait lui-même dévoré la viande grillée à belles dents, mais avec davantage de modération que dans la maison des glousses, si bien qu’il n’avait ressenti aucune gêne à l’issue du repas et que les remords d’avoir mangé un de ses semblables ne l’avaient tracassé que de manière fugitive.

Tia s’était assoupie une bonne partie de l’après-zénith, la tête posée sur l’épaule de Véhir. Engourdi par les cahots, les grincements des roues du chariot et la chaleur de la hurle, le grogne avait dérivé sur des pensées indolentes qui l’avaient entraîné loin en lui-même. Seuls, la dureté des planches de la plate-forme arrière et les craillements des rapaces l’avaient empêché de couper tout lien avec le monde réel.

 

« Les arbres ! » s’écria Véhir.

Les nuages s’étaient dispersés, le soleil venait de se coucher, la nuit se propageait entre les traînées ocre et pourpre qui sillonnaient le ciel. Tout autour d’eux, les frondaisons se paraient de corolles brillantes, comme embrasées par des torches. Mais la lumière ne provenait pas de flammes, elle habitait les feuilles elles-mêmes, elle gagnait de l’éclat au fur et à mesure que l’obscurité descendait sur la forêt, elle nimbait les arbres enchevêtrés de halos blancs, cristallins, elle repoussait les ténèbres dans les fosses insondables des sentiers et des clairières, elle s’enroulait en entrelacs scintillants autour des troncs et des branches. Des feuilles tombaient en tournoyant et s’éteignaient après avoir jeté leurs derniers feux sur la mousse ou les fougères. Un lai de l’Humpur eût certainement affirmé que le Grand Mesle se cachait sous semblable diablerie. Véhir, lui, s’émerveillait sans retenue de la beauté de l’immensité végétale qui s’allumait dans l’ombre nocturne.

« Les chants d’Avile le trouvre parlaient des arbres-torches, murmura Tia. Ils disaient que seuls les dieux humains avaient le pouvoir de créer de tels prodiges. »

Les chevacs de l’attelage suivant semblaient ruisseler de lumière et marcher sur un chemin de vide. Les deux conducteurs ronges ouvraient des yeux inquiets sur le phénomène. C’était leur premier voyage, visiblement, et cette débauche luminescente les rattachait aux terreurs et aux sortilèges de l’enfance.

« Ils disaient aussi que ces merveilles sont des traces de leur passage dans le pays de la Dorgne », reprit Tia.

Elle agrippa le bras de Véhir avec une telle soudaineté qu’elle se prit les griffes dans la manche de son pardessus.

« Sommes sur le bon chemin, Véhir ! »

Elle tendit le cou et frotta joyeusement son museau sur le groin du grogne. En dépit de l’épaisseur du passe-montagne, ce contact le fit frissonner de plaisir. Il jeta un coup d’œil anxieux aux deux conducteurs du chariot suivant, mais les deux ronges, obnubilés par les arbres-torches, ne leur prêtaient aucune attention. Tia se recula, comme effrayée par sa propre audace, et palpa machinalement les égratignures semées sur sa joue par l’un des miaules errants. Les deux rôdeurs avaient voulu lui voler le chevreuil qu’elle avait forcé à l’issue d’une courte traque. Le museau plongé dans les viscères encore palpitants, grisée par le goût et l’odeur du sang, elle ne les avait pas entendus approcher. Puis l’ombre de l’un d’eux s’était subitement allongée sur le sol, elle s’était retournée et les avait vus, deux miaules vêtus de hardes et d’une maigreur effrayante, deux squelettes aux yeux jaunes et au poil terne. Régénérée par le sang et la chair du chevreuil, elle ne leur avait laissé aucune chance. L’un était mort, la gorge tranchée, l’autre s’était enfui à toutes jambes après lui avoir égratigné la joue.

« Alors, j’suis un menteur ? »

La lumière des feuilles, éclairant l’intérieur du chariot, découpait la face ridée de Ronfir au-dessus d’un amas de peaux.

« Et l’est la même chose pour la vipère à poil, insista le tanneur. On voit des choses pas croyables ici-bas. »

La caravane établit son campement au milieu d’une clairière, un îlot de nuit cerné par le double foisonnement scintillant des arbres-torches et du ciel étoilé. Les chariots se disposèrent en un large cercle au milieu duquel les marchands dressèrent des tentes, pansèrent leurs chevacs et allumèrent des feux. Ronfir attacha une bâche de laine huilée aux montants de son chariot et la tendit sur deux piquets plantés cinq pas plus loin. Tia et Véhir se chargèrent de ramasser des branches mortes, les assemblèrent entre deux pierres et les enflammèrent à l’aide de la mèche d’amadou du vieux tanneur. On ne distinguait ni n’entendait plus les rapaces, mais le grogne restait persuadé qu’ils se tenaient tout près, dissimulés dans les zones de ténèbres. Ils embrochèrent le deuxième cuissot du chevreuil sur une branche lisse et le posèrent deux pouces au-dessus des braises rougeoyantes. Une brise teigneuse soulevait des gerbes de braises et entremêlait les odeurs qui montaient des foyers.

Ruogno vint leur rendre une nouvelle visite, pour « savoir si tout allait bien », prétexta-t-il, dans l’espoir de se voir offrir un peu de cette viande savoureuse qui le changeait du poisson pourri, corrigea Véhir. De fait, Tia convia le batelier à partager leur repas, et il accepta l’offre avec un empressement qui conforta le grogne dans son hypothèse.

Mais Ruogno avait d’autres préoccupations en tête. Après que Ronfir, fatigué, se fut allongé sous la bâche et eut tiré une peau sur lui, le ronge aquatique aborda le sujet des dieux humains. Il parlait à voix basse, comme s’il craignait d’être surpris par des oreilles indiscrètes, et, pour être perçu entre les éclats de rire qui éclataient autour d’eux, son murmure nécessitait une attention de tous les instants. Il voulait comprendre les motivations qui avaient poussé une hurle et un… enfin, un membre d’une communauté, à s’associer pour s’aruer en quête d’êtres légendaires. Tia et Véhir lui répondirent à tour de rôle, à voix basse eux aussi, l’une affirmant que les chants d’Avile le trouvre avaient résonné en elle comme des paroles de vérité, l’autre relatant la rencontre avec Jarit et les quelques jours passés dans l’ancienne demeure des dieux humains.

« Z’étiez donc pas contents de votre sort ? demanda Ruogno en donnant quelques coups d’incisives sur l’os du cuissot.

— Tu l’es du tien, toi ? » répondit Tia.

Les lueurs mourantes des braises et le fond étincelant de la forêt soulignaient les angles et les arêtes de leurs faces et leur donnaient des airs de comploteurs. Une froideur humide tombait sur la clairière, des nuages de buée s’échappaient de leurs lèvres et s’évanouissaient dans la nuit. Ronfir dormait à poings fermés sous la bâche.

« J’me darbouille, j’mange à ma faim le plus souvent, j’me bats avec les autres mâles, je…

— Tu trahis ceux qui te font confiance, grinça Tia.

— Ça m’arrive, faut bien vivre. J’fricote parfois avec une drôlesse volage et viendra le jour où j’en trouverai une gironde avec laquelle j’fonderai ma lignée.

— Ça te suffit ?

— Qu’est-ce qu’on peut changer à ça ? soupira le batelier avec un haussement d’épaules. La loi des clans, les dogmes des lais…

— Les dieux humains, coupa Véhir. Iceux peuvent nous aider à changer.

— Ouais, même si vous les trouvez, et j’en doute, vous s’rez que deux… » Il se leva et jeta l’os à demi rongé dans les cendres encore chaudes. « Et à deux, ajouta-t-il avant de s’éclipser, on n’soulève pas les montagnes, grrii. »

Véhir et Tia s’allongèrent côte à côte sous la bâche. Comme la hurle n’était vêtue que de sa robe déchirée et que le vieux tanneur ne leur avait pas proposé de couverture de peau, ils n’eurent pas d’autre choix, pour se réchauffer, que de se serrer l’un contre l’autre. Tia glissa les bras sous le pardessus entrouvert du grogne et s’endormit bien avant lui. Il resta seul aux prises avec un désir nauséeux, puis, les yeux rivés sur la couronne lumineuse de la forêt, il sombra lentement dans un monde cauchemardesque où des monstres ailés aux becs acérés et aux serres brûlantes lui arrachaient des lambeaux de chair.

 

Le jour suivant se déroula sans incident. Au sortir de la forêt, ils franchirent un plateau désertique, plongèrent dans une étoupe nuageuse dense et froide qui éludait les cimes déchiquetées et les buissons hirsutes. Tia avait acheté une cape et des bottes à un marchand de vêtements que lui avait présenté Ruogno juste avant que le convoi ne s’ébranle. Les craillements des rapaces déchiraient régulièrement les rideaux de brume.

Le soir venu, ils établirent le campement sur la grève d’un lac encadré d’escarpements vertigineux. Tia proposa à Véhir de s’y baigner afin de dissiper une odeur qui devenait de plus en plus forte, de plus en plus dangereuse. Ils se rendirent dans une petite crique à l’abri des regards, se dévêtirent, mais, malgré les exhortations de la hurle, le grogne ne se résolut pas à entrer dans l’eau glaciale. Même si la leude pouvait désormais s’enrouler dans une bonne cape de laine, ils dormirent encore une fois enlacés sous la bâche tendue par Ronfir.

 

Le lendemain, alors que que la caravane observait l’habituelle halte du zénith dans un passage accidenté et que le soleil tentait une timide percée entre les nuages bas, un groupe de convoyeurs menés par Racnar s’approchèrent au grand galop du chariot de Ronfir. Les oreilles de Tia se dressèrent. Elle s’arma d’une branche à la pointe calcinée et sauta sur ses jambes. Le cœur battant, la main dans la poche de son pardessus, Véhir tira sur le bas de son passe-montagne et se leva à son tour. Les cavaliers remontaient la caravane dans un grondement assourdissant. Au-dessus de leurs têtes, comme une auréole menaçante, grossissait une nuée excitée et craillante de rapaces.