Chapitre 16

Bhoms

 

Bon nombre d’histoires parlent des créatures mystérieuses hantant le pays du Grand Centre.

Pour ma part je ne les crois pas toutes, mais j’en accepte d’aucunes, telle celle qui mit aux prises un voyageur gronde et un bhom.

Le gronde marchait depuis des jours dans la neige quand un bhom surgit devant lui.

Le gronde brandit sa hache dans l’intention de fendre en deux son vis-à-vis.

Mais il sent le froid l’engourdir, son bras se gèle, il ne peut plus esquisser un geste.

« Je commande au froid, dit le bhom.

Si tu ne m’avais pas menacé, je ne t’aurais pas congelé.

— Si vous n’étiez pas apparu, dit le gronde, je ne vous aurais pas menacé.

— Pour cette parole, dit le bhom, je te condamne à rester figé dans la glace jusqu’à la fin des temps. »

 

Les créatures mystérieuses, réelles ou non, ne sont finalement que les reflets de nos terreurs.

 

Les Fabliaux de l’Humpur

 

L’espadon de Tia siffla vers la tête du bhom qui avait brusquement jailli de la neige à moins d’un pas d’elle.

« Non ! » cria Véhir.

Le poids de l’arme et la vitesse d’exécution de la hurle l’empêchèrent de retenir son geste, mais, au dernier moment, elle infléchit la trajectoire de la lame, qui frôla les poils du crâne du bhom sans le toucher. Une muraille frémissante et silencieuse de créatures blanches se dressaient à présent autour d’eux, oscillant sur leurs membres inférieurs comme des fleurs sur leur tige. De leur gueule s’écoulait de la neige à demi fondue qui agglutinait les poils de leur menton et de leur thorax.

« Qu’est-ce qui t’prend, maudit grogne ? gronda Ruogno. J’m’laisserai pas engeôler dans la glace sans m’battre !

— Ils n’attaqueront pas si nous n’attaquons pas », rétorqua Véhir.

L’apaisement soudain des chevacs avait forgé une évidence dans l’esprit du grogne.

« Qu’est-ce que t’y connais ? »

Tendu, Ruogno se tenait prêt à abattre son espadon au premier geste des bhoms qui se pressaient devant lui. Il en surgissait d’autres de la neige, qui comblaient peu à peu les vides et grossissaient leurs rangs. Tous ouvraient en grand leur gueule ronde, mais on ne ne leur voyait pas de crocs ni même de langue, pas davantage qu’on ne devinait d’yeux ou de museau sous la fourrure épaisse et duveteuse qui leur barrait la face.

« Je ne les connais pas, mais je suis certain qu’ils ne nous veulent pas de mal, répondit le grogne. Ou ils nous auraient agrappis pendant notre sommeil. »

À mesure qu’il parlait, les réponses se dessinaient dans son esprit, évidentes, limpides. La dague, dont il maintenait la lame dressée vers le ciel, se gorgeait de l’extraordinaire brillance du soleil et lançait des éclats fulgurants sur la neige. Les dieux humains lui communiquaient leur magie par l’instrument qu’ils avaient autrefois forgé et qui avait traversé les cycles sans s’altérer. Le métal plus lisse que la couenne d’un grognelet était l’intermédiaire entre l’ordre invisible dont avait parlé Ssofal et l’ordre visible, entre les créateurs et leurs créatures, entre le ciel et la terre.

« Qu’est-ce qu’ils nous veulent, alors ? » gronda Tia.

Les jambes fléchies, les lèvres retroussées, les crocs dégagés, à nouveau gouvernée par sa nature de hurle, elle avait dégrafé sa mante pour brandir son espadon à deux mains.

« Nous inviter dans leur antre, me semble.

— Autant s’passer le cou dans la corde qui va nous pendre ! gronda Ruogno.

— Devriez remiser vos armes, insista Véhir. On n’apprend pas la méfiance si on n’apprend pas la confiance. »

Et, joignant le geste à la parole, il glissa la dague dans la poche de son pardessus, tendit le bras et posa la paume sur le sommet du crâne du bhom le plus proche, qui lui arrivait à la taille. Le froid intense qui s’exhalait de la fourrure emmêlée et blanche offrait un contraste douloureux avec la chaleur qui continuait de lui irradier le corps. Alors, comme si les créatures des neiges n’avaient attendu que ce signe, la horde se réorganisa. L’une après l’autre, elles s’allongèrent, se coulèrent dans la neige, réapparurent un plus loin sur le versant occidental du chemin des crêtes, réitérèrent leur manège jusqu’à ce que les premières atteignent le bord du précipice. Seules une dizaine d’entre elles demeurèrent à proximité de Véhir et des trois prédateurs.

« Sont plus qu’une faillie poignée ! s’exclama Ruogno. C’est l’moment ou jamais. »

Il leva l’espadon qu’il avait seulement feint de rengainer. Ssassi l’arrêta d’un geste du bras.

« La ssstupidité des ronges n’est pas qu’une fable ! lâcha-t-elle entre ses lèvres serrées.

— Moi j’m’ensauve pas dans la dormance à la première contrariété ! » cracha-t-il.

Ssassi entrouvrit la gueule et émit un sifflement qui ébouriffa les poils du batelier. Véhir choisit ce moment pour fendre la rangée des bhoms restés près d’eux et s’avancer d’un pas tranquille sur le versant occidental. Les chevacs lui emboîtèrent le pas.

« Il n’y a que le précipice de ce côté-là ! » hurla Tia.

Mais Véhir poursuivit son chemin sans tenir compte de l’intervention, escorté par les montures et par les bhoms qui se couchaient et se relevaient avec une régularité lancinante dans son sillage. Il ne savait pas où le conduisaient les créatures des neiges mais en lui s’était ouvert un chemin qu’il lui fallait parcourir jusqu’au bout. Comme, il en prenait conscience en cet instant, s’était ouvert le chemin de la liberté dans l’enclos de fécondité de la communauté. Comme, à chaque instant, s’ouvraient une multitude de chemins que les membres des clans et des communautés, hormis les exilés comme Jarit et Ssofal, refusaient d’explorer. Il n’eut pas besoin de se retourner pour s’apercevoir que Tia, puis Ssassi et enfin Ruogno se lançaient sur ses traces. Il perçut le bruit de leurs pas qui se rapprochaient et, du coin de l’œil, il vit flotter la mante de la hurle entre les masses sombres des chevacs.

Les bhoms s’évanouissaient au bord du précipice et ne reparaissaient pas, comme s’ils s’étaient jetés dans le vide. Véhir ralentit l’allure et redoubla de précautions. Ses bottes ripaient à présent sur la neige verglacée. Le moindre écart risquait de se transformer en une glissade mortelle sur cette pente dépourvue de reliefs. Les chevacs, qui avaient également raccourci leur foulée, avançaient en travers et assuraient chacun de leurs appuis en creusant des trous à coups de sabots nerveux et puissants. La gueule du gouffre se dévoilait, insondable, vertigineuse, bordée de dentelles de glace dont les pics, entraînés par leur propre poids, se craquelaient et se détachaient peu à peu de leur support. Un enchevêtrement de pics étincelants, de parois abruptes, de gorges mystérieuses et de forêts pétrifiées exposait sa majesté de l’autre côté du précipice et se perdait dans les traînes brumeuses et scintillantes qui coiffaient l’horizon.

Les bhoms s’étaient tous volatilisés sans laisser de trace. Seuls étaient encore visibles les dix individus du petit groupe – ou d’autres, rien ne les différenciait – qui avait attendu Véhir. Ils continuaient de plonger dans la neige pourtant aussi dure que la glace et qui, comme l’eau après le saut d’un poisson, recouvrait peu à peu son aspect lisse, immaculé. Ils augmentaient régulièrement la cadence, creusaient l’écart, se redressaient à l’issue d’éclipses de plus en plus longues, et le grogne craignait de les voir disparaître aussi subitement que le reste de la horde.

« Ils nous entraînent dans l’abîme ! » cria Tia.

Distancée par Véhir, elle plantait à chaque pas son espadon dans la neige pour se cramponner à la poignée. L’extrême attention que requérait cette descente tirait ses traits, perlait son front de gouttes de sueur, précipitait son souffle. Arc-boutés sur leurs cuisses, les chevacs demeuraient un long moment immobiles avant de se remettre en mouvement. Plus haut encore, Ssassi et Ruogno progressaient avec une prudence exacerbée par une première glissade du ronge, vite enrayée par l’espadon de la siffle.

Lorsque les derniers bhoms se furent volatilisés, Véhir, parvenu à moins de vingt pas du précipice, se demanda s’il ne s’était pas trompé sur leur compte. Si, en même temps, il n’avait pas été leurré par ses propres perceptions, par ses propres pensées. Il avait pu s’en rendre compte à plusieurs reprises, l’esprit était un faiseur d’illusions, un redoutable escroc du désir. Il scruta à s’en blesser les yeux la neige à nouveau déserte et polie comme un miroir.

« Et maintenant ? » cria Tia, hors d’haleine.

Pliée en deux, appuyée sur son épée, elle tentait de reprendre son souffle et, surtout, de surmonter la frayeur que soulevait en elle le voisinage de l’abîme. Elle s’en voulait de s’être laissée décrocher par le grogne. Il faisait preuve d’une imprudence folle en se rapprochant du gouffre, comme un insecte téméraire sur le point d’être gobé par une immense gueule. Elle ne lui serait d’aucun secours s’il perdait l’équilibre.

« Reviens, Véhir. »

Elle eut l’impression que son gémissement se brisait sur le silence hostile qui montait des profondeurs du vide pour s’épandre sur le versant. Le danger que courait le grogne occultait cet autre danger auquel, sans l’intrusion de Ruogno, elle aurait succombé dans le nid de Ssofal. Le regard réprobateur du batelier l’avait brûlée comme un fer chauffé à blanc. La loi des clans, les tabous de l’Humpur, tous ces spectres s’étaient relevés d’un passé tellement lointain qu’il en paraissait mort, et leur agitation frénétique, leurs grincements effrayants avaient rentré en elle ses aspirations profondes, ses désirs d’épanchement. C’étaient sans doute ces mêmes spectres qui, davantage que la faim, l’avaient poussée à ripailler le grogne sous le promontoire rocheux. Ils se terraient dans ses besoins physiologiques pour l’enfermer dans sa nature de prédatrice. Comme elle regrettait sa faiblesse à présent ! Comme elle regrettait de ne pas avoir donné de prolongement à leur baiser, ces mêmes baisers que décrivaient les chants d’Avile le trouvre et dont les lais de l’Humpur avaient proscrit l’usage ! Un pressentiment lui soufflait que plus jamais la chance ne se présenterait, que le précipice allait lui prendre Véhir de la même manière que les kroaz lui avaient enlevé Fro. D’un geste énergique, elle arracha l’épée profondément fichée dans la neige.

« Véhir, remonte, hoorrll ! »

Elle se hâta autant que possible en direction du grogne qui, visiblement, rencontrait des difficultés grandissantes à maîtriser son équilibre. Un hennissement, puis un mouvement attirèrent son attention. Un chevac s’affaissa sur le flanc, partit en glissade, prit peu à peu de la vitesse, agita en vain ses membres comme un insecte renversé sur sa carapace. Horrifiée, Tia le suivit du regard jusqu’à ce qu’il bascule dans le vide. Ses yeux restèrent un petit moment rivés sur le sillon d’une largeur de deux pas qu’il avait creusé derrière lui, puis elle se rendit compte qu’elle ne captait plus la silhouette de Véhir dans son champ de vision.

Son cœur s’arrêta de battre. Elle examina fébrilement le bord du gouffre sur toute sa largeur, ne discerna ni forme ni autre trace que celle du chevac sur la neige enflammée par les rayons du soleil.

« L’est… l’est tombé ! »

La voix de Ruogno lui fit l’effet d’un deuxième coup de massue. Hébétée, elle tourna la tête en direction du ronge et de la siffle immobilisés à mi-pente.

« Faut s’en revenir au chemin des crêtes, poursuivit le batelier. Y a plus de raison d’aricoter dans les parages. »

Le deuxième chevac avait déjà entamé sa remontée. Ses sabots affolés soulevaient de petites gerbes qui fusaient en flaques poudreuses sur la neige dure. Tia refusa de bouger, tenaillée par la tentation de se jeter à son tour dans le précipice, fixant sans la voir la faille assassine que soulignait la blancheur aveuglante du versant. L’avenir sans Véhir s’annonçait plus froid et stérile que l’hiver du plateau des Millevents. Les miroitements du soleil scintillaient comme autant d’éclats de son rêve brisé. Elle n’envisageait pas non plus de revenir en arrière, de regagner le comté de Luprat. Les seurs et leudes étaient devenus de parfaits étrangers, et les coutumes hurles, des rites vides de sens. Rien d’autre ne la reliait à la vie que l’espoir fou de voir Véhir resurgir du sol comme les bhoms quelques instants plus tôt. Au fond d’elle, elle savait que tout était consommé, que le grogne était tombé dans le piège des créatures des neiges, qu’il n’avait pas pu survivre à une telle chute, que la seule façon de le rejoindre, c’était de franchir les portes de l’au-delà, à supposer que le paradis n’était pas qu’une fable entretenue par les lais à l’âme noire. Une à une ses certitudes s’envolaient comme les feuilles des arbres à la lunaison des grands vents. Elle n’était rien d’autre en cet instant qu’une enveloppe de chair battue par le chagrin et criblée par les regrets. Le gouffre n’était pas à côté d’elle, mais en elle, il s’ouvrait dans son ventre, dans sa poitrine, il dévorait ses muscles, ses organes, il aspirait son sang, ses pensées, ses forces. Elle eut la vague sensation de lâcher la poignée de son espadon, de s’affaisser, d’être happée par la pente. Puis il y eut un choc, un arrêt brutal, et elle crut que ses vertèbres cervicales se brisaient comme du bois mort.

« Un, ça suffit ! »

Elle voulut tourner la tête, mais une douleur aiguë monta de son cou, qui la cloua sur la neige. Une ombre la dominait, trop velue et puante pour être celle de la mort. Des formes bruissantes tournoyaient dans le ciel radieux comme des étoiles noires et folles. Elle devina que Ruogno avait piqué son espadon dans la traîne de sa mante pour enrayer sa glissade. Elle n’était plus retenue que par le tissu dont le col renforcé lui comprimait la gorge, lui coupait la respiration. Elle éprouva pour le batelier un terrible sentiment de haine, immérité sans doute, mais de quel droit l’empêchait-il de réparer dans la mort l’injustice perpétrée par la vie ?

 

Tantôt sur les fesses, tantôt sur le dos, Véhir dévalait l’obscur boyau à une allure démentielle. De temps à autre, une bosse le faisait décoller de la glace, l’envoyait percuter de plein fouet la voûte basse ou une paroi, et il repartait à l’envers, ou sur le côté, sans autre ressource que de se protéger la tête avec ses deux bras et d’attendre qu’un nouveau choc le replace dans sa position initiale. La vitesse l’avait grisé au début, elle l’effrayait à présent, surtout qu’une nuit noire, profonde, avait rapidement supplanté la lumière du jour et qu’il craignait à tout moment de se rompre le cou sur une invisible barrière de roche ou de glace. Il avait lancé les mains sur les côtés pour essayer d’accrocher une aspérité ou, au moins, ralentir sa glissade, mais ses doigts avaient touché une surface tellement lisse et froide qu’elle en devenait brûlante. Son pardessus se retroussait peu à peu sur sa poitrine, ses épaules et sa face. Son bassin et ses jambes n’étaient plus protégés que par la laine de la brague dont les mailles commençaient à s’effilocher.

Il avait vu le chevac tomber dans le précipice. Il n’avait pas eu le temps de se le reprocher – sa stupide obstination à suivre les bhoms leur avait coûté une monture et un sac de vivres –, la neige avait brusquement cédé sous son poids et la pente raide d’une galerie de glace l’avait saisi comme une gueule vorace. Elle s’était adoucie par la suite, mais il avait continué à prendre de la vitesse, à sombrer dans les ténèbres à la densité suffocante, à se balancer d’un côté sur l’autre comme un radeau brinquebalé par des eaux tempétueuses. Il avait fini par comprendre qu’il valait mieux se rouler en boule et accompagner le mouvement plutôt que de chercher à s’y opposer, un réflexe qui, bien que naturel, s’avérerait inutile, voire dangereux, dans les circonstances. Une question, obsédante, émergeait du tumulte de ses pensées : dans quelle geôle, dans quel ventre l’entraînait cet interminable boyau ? Sans doute les gavards de Manac éprouvaient-ils le même désarroi, le même sentiment d’impuissance, lorsque les troïas les menaient dans l’enclos d’engraissage. Ils s’engageaient dans une voie qui, aussi étroite et sombre que cette galerie, les conduisait immanquablement sur l’étal des bouchers du castel de Luprat. Eux non plus n’avaient pas la possibilité d’infléchir leur trajectoire.

La glace lui pelait la couenne des fesses. Il lui sembla que le sol se redressait légèrement, que sa propre vitesse diminuait. Il eut l’intuition que l’issue était proche, et son inquiétude augmenta en proportion de son soulagement. Une lueur lointaine révélait les inégalités de la voûte et des parois. Il se demanda si la galerie ne débouchait pas sur le précipice, plia les jambes, tenta désespérément de freiner sa dégringolade avec les semelles de ses bottes, ne réussit qu’à pivoter sur lui-même et à repartir de plus belle, la tête en avant. Des images syncopées défilèrent devant ses yeux, le résumé saisissant de ces derniers jours, l’adorable couenne de troïa Orn, le rictus de Graüm dans l’enclos de fécondité, le crâne écaché du seur H’Gal, le corps calciné de Jarit, les mamelles d’Ombe, les yeux cruels d’Arbouett le Blanc, la face décharnée de l’archilai de Luprat… Tia… Le cuir pâle et le pelage roux de Tia… La gueule béante et fascinante de Tia…

Ébloui par un flot brutal de lumière, il prit soudain conscience qu’il était sorti du boyau pour passer dans une cavité étayée par des piliers translucides. Il continua de glisser sur une distance d’une cinquantaine de pas jusqu’à ce que le sol se redresse et vint buter en douceur contre la base d’une paroi. Étourdi, perclus de douleurs, il eut besoin d’un long moment pour coordonner ses pensées et reprendre conscience des limites de son corps. Son premier réflexe fut de vérifier que la dague n’était pas tombée de la poche de son pardessus. Un souffle glacial s’insinua par les déchirures de sa brague et lécha les brûlures de ses fesses.

La sensation aiguë d’une présence l’incita à se relever. La main crispée sur le manche de la dague, il se campa sur ses jambes cotonneuses, rajusta son pardessus, s’adossa à la paroi et balaya la grotte du regard. Des colonnes obliques de lumière vive tombaient d’orifices à demi occultés par les stalactites, habillaient les piliers, les parois et le sol de reflets chatoyants, sculptaient, dans les zones d’ombre, des formes torturées et blêmes que Véhir prit d’abord pour des démons grimaçants avant de se rendre compte qu’il s’agissait de dentelles de givre. La splendeur irréelle de cette immense salle entièrement creusée dans la glace l’émerveilla. Aucun castel, aucune construction de la Dorgne ne proposait une telle perfection, un tel équilibre entre la lumière et l’ombre, une telle harmonie de formes et de couleurs. Les tores des piliers, d’une épaisseur de deux grognes à la base, s’étranglaient en leur milieu pour s’évaser à nouveau en se rapprochant de la voûte et offraient une infinité de nuances qui allaient du rose le plus vif au bleu le plus sombre. Le grogne eut l’impression d’être entré par effraction dans la demeure des dieux humains, puis il avisa une ouverture arrondie, aperçut des silhouettes blanches regroupées dans une autre salle et comprit qu’il était seulement arrivé dans le repaire des bhoms.

Il hésita le temps d’une stridulation de grillon avant de traverser la grotte d’une démarche rendue hésitante par le sol glissant. Les créatures des neiges ne bougèrent pas lorsqu’il franchit l’ouverture et qu’il pénétra dans la deuxième salle, nettement plus petite, éclairée elle aussi par des colonnes inclinées de lumière qui convergeaient en faisceau vers un énorme pilier solitaire coiffé d’une couronne de stalactites. Même si aucun repère, aucun mouvement ne lui permettait de déterminer s’ils lui faisaient face ou s’ils lui tournaient le dos, il acquit rapidement la certitude que tous les bhoms, dressés sur leurs membres inférieurs et répartis sur toute la surface de la grotte, étaient orientés vers le pilier comme les grognes de Manac autour de la chaire des lais dans l’atmosphère oppressante du temple de la communauté. Il leva les yeux sur le tore obèse de la colonne cylindrique dont les flots croisés de lumière ne laissaient des contours qu’un voile cristallin, et il les vit.

Un couple de dieux humains. Figés dans la glace.

Le cœur battant, le grogne se faufila entre les bhoms et, sans rencontrer d’opposition, s’approcha du pilier pour mieux contempler les deux corps suspendus. Les dieux humains ne portaient aucun vêtement, contrairement aux images des livres. La déesse se tenait dans une curieuse position, les bras écartés, les jambes ployées, le bassin basculé vers l’avant, comme si elle tentait encore de briser la gangue de glace qui la retenait prisonnière. Les cheveux longs et bruns qui partaient du sommet de son crâne s’écoulaient en cascades ténébreuses et gelées sur ses épaules et ses mamelles. Avec ses yeux grands ouverts, le pelage ras qui prolongeait le sillon de sa terre intime était la seule tache sombre sur son corps à la blancheur bleutée. Le dieu était en comparaison plus velu, surtout sur le torse, sur les jambes et sur le bas-ventre. Sa couenne paraissait plus foncée, plus épaisse, plus rugueuse que celle de la déesse, mais ses cheveux avaient l’éclat doux et chaud du soleil de la lunaison des cèpes, et le bleu limpide de ses yeux évoquait un coin de ciel d’été. Véhir s’étonna de l’indicible épouvante exprimée par la crispation de leurs traits : les dieux étaient-ils donc, comme leurs créatures, sujets à la peur ? Pourquoi ces deux-là ne s’étaient-ils pas libérés de leur prison de glace, eux qui avaient créé la terre et le ciel, eux dont la magie ordonnait les saisons, eux dont le regard embrasait le soleil, eux qui gouvernaient le feu, l’air et l’eau ?

Il les observa pendant un temps qu’il aurait été incapable d’évaluer, tournant à plusieurs reprises autour du pilier pour les examiner sous tous les angles. Il admira la finesse de leur face, de leur groin – ou de leur museau, il ne connaissait pas d’autre nom pour désigner l’appendice saillant qui abritait le flair –, de leurs mains, de leurs poignets, de leurs chevilles, de leurs pieds. Il envia le vit du dieu, qui tombait droit sur ses bourses, contrairement au sien, tout tire-bouchonné et d’une hideuse teinte rouge vif. Une honte encore plus cuisante que celle qu’il avait ressentie devant Jarit le submergea. La sensation haïssable d’être la réplique déformée d’êtres à la beauté inaccessible. Lui et ses semblables – ce « semblables » englobait les clans, les communautés agricoles et les prédateurs errants – avaient proliféré comme des plantes nuisibles sur une terre qui ne leur était pas destinée. Ils avaient empêché les fleurs de s’épanouir et, maintenant, ils se vautraient dans leur laideur, les uns affûtaient leurs griffes et leurs crocs, les autres oubliaient leur condition de pue-la-merde dans un travail abrutissant et dans des croyances iniques.

L’immobilité intrigante des bhoms lui donna à penser qu’il se trouvait en cet instant dans la grotte miraculeuse où les dieux humains s’adressaient à leurs créatures, que ce couple magnifique allait bientôt se ranimer et briser sa prison de glace. Il cessa de bouger et, planté devant le pilier, vibrant d’espérance, attendit le prodige. Sa flamme s’éteignit en même temps que s’estompait l’éclat des colonnes de lumière. Puis, comme une rouille crépusculaire et sale inondait la salle, les paroles de Jarit lui revinrent en mémoire : Quand tu as faim, les glands ne viennent pas tout seuls dans ton estomac… Les dieux avaient besoin d’un signe pour sortir de leur sommeil, c’était à lui de leur montrer sa résolution. Il saisit la dague, la leva à hauteur de leur face, crut déceler un éclair fugitif dans les yeux sombres de la déesse, insista jusqu’à ce que ses bras lourds, douloureux, retombent le long de ses jambes. Elle ne réagit pas, à jamais prisonnière de son épouvante, et le dieu ne parut pas davantage remarquer sa présence. Un gouffre infranchissable se tendait entre eux et leur créature, l’abîme du temps, la blessure d’une très ancienne trahison, un reniement définitif. L’obscurité se déposa dans la grotte, estompa les bhoms, se déversa dans le pilier, transforma les deux silhouettes en ombres indécises, fantomatiques.

Véhir frappa rageusement la glace de la pointe de la dague, n’obtint qu’une série de rayures insignifiantes, puis, la mort dans l’âme, il admit son échec, s’allongea sur le sol et se recroquevilla sur son désespoir. Il prit conscience que les bhoms se remettaient en mouvement mais n’y prêta aucune attention. Ils pouvaient maintenant le couler dans un pilier comme le couple de dieux – les bhoms avaient joué un rôle dans leur congélation, à en croire la légende siffle –, il n’en avait cure, il n’avait plus de goût à la vie, puisque les créateurs avaient abandonné leurs créatures, puisqu’ils les avaient condamnées à l’inexorable marche vers la déchéance, vers l’ignominie. Quelle faute avaient-ils donc commise, les ancêtres, les fondateurs des clans et des communautés, pour que la magie humaine se retire ainsi du pays de la Dorgne ? Les lais rejetaient la responsabilité de la malédiction originelle sur le Grand Mesle, sur le tentateur, sur le démon, mais, sans l’intervention des dieux humains, les réalités qui se cachaient derrière les dogmes de l’Humpur ne seraient jamais exhumées, la force brute continuerait de piétiner l’intelligence, les crocs et les griffes s’allongeraient, les uns et les autres marcheraient à quatre pattes, le langage se perdrait, l’individu serait broyé par le clan, par la communauté.

Avec la dague, les livres et la maison de Jarit, les formes sombres engeôlées dans la colonne étaient les derniers vestiges du passage des dieux humains sur terre. Les derniers, cela ne faisait aucun doute. Et cela signifiait qu’il n’existait pas de grotte miraculeuse dans le Grand Centre, que Tia et Véhir avaient entrepris ce voyage en vain. À nouveau terrassé par le découragement, il s’allongea sur la glace et, sans se soucier des langues de froid qui se faufilaient par les déchirures de sa brague, dériva sur des pensées plus noires que la nuit. Il n’entrevit pas d’issue plus engageante que la mort et s’endormit avec l’amer regret de ne pas avoir fini ses jours dans la gueule et l’estomac de Tia.

 

Le chemin tombait presque à pic. En fait de chemin, il aurait plutôt fallu parler d’une pente verglacée d’une largeur de cent pas qui plongeait vers la tache sombre de ce qui était probablement une forêt. N’ayant pas trouvé de refuge sur les hauteurs, le ronge, la siffle et la hurle s’étaient aventurés dans la descente juste avant la tombée de la nuit. Le ciel s’était couvert au milieu du jour et les averses avaient abandonné une neige épaisse et molle de laquelle ils peinaient de plus en plus à s’arracher. Le souffle court, les tempes bourdonnantes, ils suivaient les grolles qui, volant en groupe au ras du sol, semblaient leur indiquer le chemin.

Elles avaient fait leur réapparition lorsque Tia et Ruogno avaient rejoint Ssassi sur le chemin des crêtes. Les trois prédateurs s’étaient remis en route sans dire un mot, accompagnés par les craillements rauques des petits rapaces noirs. Ils s’étaient arrêtés au zénith du soleil pour se reposer et se restaurer. La hurle avait refusé de s’alimenter. De même elle n’avait esquissé aucun geste ni émis aucune protestation lorsque les deux autres s’étaient relevés et que, constatant qu’elle n’avait ni la volonté ni la force de repartir, ils l’avaient juchée d’autorité sur le dernier chevac. Jusqu’au soir elle était restée muette, elle avait paru indifférente, absente, comme morte de l’intérieur. Elle s’était laissée tomber de sa monture en haut de la pente, qu’elle dévalait à présent d’une allure mécanique, comme maintenue par d’invisibles fils.

Que la disparition d’un grogne qu’elle avait failli ripailler quelques jours plus tôt eût produit un tel effet sur la hurle restait un mystère aux yeux de Ruogno. Certes, il les avait surpris en train de s’agueuler dans la chambre du nid de Ssofal, il avait admis qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre une attirance incompatible avec les préceptes de l’Humpur, mais, même si Véhir n’était pas un grogne ordinaire, même si, par ailleurs, il ressentait lui-même une certaine appétence pour une femelle qui n’était pas de son clan – il mettait cet abominable désir sur le compte du pouvoir enjomineur des écailleuses –, il ne comprenait pas qu’un pue-la-merde eût réduit à l’état de loque une hurle de Luprat, une leude de surcroît, une de ces femelles ombrageuses et puissantes dont les ronges de Muryd se méfiaient comme d’un ciel trop bleu de la lunaison des orages. Lui n’était pas fâché d’être débarrassé de Véhir. Il y avait de la diablerie dans le comportement, dans la dague, dans la parlure de ce grogne. Ruogno n’était plus tendu que vers un but désormais : sortir vivant de ce désert blanc qu’enlaçait la nuit dans une étreinte à la saveur grisâtre, retourner à Muryd, reprendre sa place dans le clan des ronges, s’empiffrer de poisson pourri, fonder une lignée avec une femelle grasse et velue, récupérer son radeau, naviguer entre les rives riantes de la Dorgne. Batelier il était, batelier il resterait. Tant pis pour les dieux humains, tant pis pour Ssassi. Tant pis pour lui.

Ils arrivèrent exténués en bas de la pente. Devant eux s’étendait une haie menaçante de grands conifères dont les branches basses secouées par la bise cinglaient le sol comme des lanières de fouet.

« On ne peut pas roupir ici, dit Ssassi d’une voix traînante. Le vent buffe fort. Demain matin, ssserions enfouis sssous trois pas de neige.

— Agglumons-nous dans la forêt », proposa Ruogno.

Il consulta Tia du regard mais les yeux de la hurle le traversèrent comme s’il était invisible. Il haussa les épaules, s’avança vers la lisière de la forêt, se retourna, se rendit compte que ni le chevac ni la hurle ni la siffle ne le suivaient.

« Qu’est-c’que vous attendez ? » hurla-t-il.

À peine avait-il prononcé ces mots que la branche d’un conifère se détendit brusquement, le frappa entre les épaules et le renversa. Des aiguilles acérées griffèrent sa pèlerine et lui effleurèrent la joue. Saisi, étourdi, il grommela, se releva, se recula, épousseta la neige sur son museau et sur les poils de sa face.

« Des arbres gardiens, déclara Ssassi. Sssi nous entrons dans la forêt, ils nous réduiront en charpie.

— Tu connaissais, et tu les aurais laissés me hacher le cuir ! rugit le ronge.

— La légende m’est revenue au dernier moment, se défendit la siffle en se raidissant. Les arbres gardiens sssont les sssuppôts du Grand Mesle.

— Par les coïlles de mon géniteur, est-ce qu’on peut dénicher un coin sans diablerie dans ct’e… »

La fin de sa phrase se perdit dans un concert de craillements. Les grolles luttaient contre les rafales pour voler toutes ensemble dans la même direction.

« Elles nous mandent de les sssuivre », cria Ssassi.

Le chevac s’était déjà mis en marche. Le vent jouait dans sa robe de laine et découvrait ses flancs squelettiques. S’ils ne trouvaient pas rapidement de quoi le nourrir, ils le perdraient comme ils avaient perdu les deux autres.

« Cette maudite volaille va encore nous obliger à marcher pendant des lieues et des lieues ! marmotta Ruogno. J’suis flapi, j’veux ripailler et roupir asteur !

— Tu penses qu’à geindre, comme tous les ronges, répliqua Ssassi. Reste là sssi ça te chante, tu pourras roupir pendant l’éternité. »

Elle saisit Tia par le bras et se lança à la poursuite du chevac. La hurle ne lui opposa aucune résistance, comme si cette scène ne la concernait pas. Mortifié par le ton méprisant de la siffle, Ruogno attendit le temps d’un chant de cigale avant de les suivre. Il garda ses distances avec les deux prédatrices et veilla à se tenir éloigné des arbres dont les branches basses s’allongeaient parfois pour claquer à quelques pouces de sa tête. Le froid était plus humide, plus mordant que sur le chemin des crêtes. Il se souvint des soirées douces et chaudes sur les bords de la Dorgne, du clapotis de l’eau sur le bois du radeau, des chants d’oiseaux, de l’odeur de vase qui montait des bancs et des roseaux, des affleurements de la brise sur son poil. Il se demanda s’il reverrait un jour son monde. Il se maudit d’avoir écouté les fariboles du couple contre-nature formé par la hurle et le grogne : la malédiction de l’Humpur le frapperait comme elle avait déjà frappé Véhir. C’était pure folie que de lutter contre une organisation qui avait traversé les cycles et les cycles, qui avait permis à tous, prédateurs et proies, de se ménager une petite place dans le pays de la Dorgne. Seuls les guingrelins se figuraient pouvoir changer le cours du temps.

Les grolles les conduisirent près d’un tertre rocheux enseveli sous une épaisse couche de neige, la seule éminence de l’étendue plane sur laquelle ils s’étaient engagés. Ils avaient abandonné les arbres gardiens derrière eux mais Ruogno n’était pas rassuré pour autant. Il percevait une présence sournoise, hostile, dans les ténèbres qui se resserraient sur la blancheur comme une armée assiégeant une cité. La main refermée sur la poignée de son espadon, les bottes remplies de neige, il peinait à suivre le train imprimé par la siffle et la hurle qui marchaient derrière le chevac une bonne vingtaine de pas plus loin.

Il ressentit une immense frayeur lorsque, après avoir contourné le tertre, il s’aperçut que Ssassi, Tia, le chevac et les grolles s’étaient escamotés, exactement comme le grogne au bord du précipice, puis un immense soulagement lorsqu’il distingua l’entrée étroite d’une grotte entre des stalactites aussi acérées que les crocs des miaules. Il pressa le pas, à la fois terrifié par sa solitude et ragaillardi par la perspective de mettre un toit au-dessus de sa tête, se faufila par l’ouverture, s’introduisit dans une cavité tellement sombre qu’il eut l’impression de s’être fourvoyé dans un puits sans fond. Il discerna peu à peu des formes autour de lui, les silhouettes de Ssassi et de Tia, la masse volumineuse du chevac, les arêtes torturées des parois et de la voûte rocheuses. Une odeur indéfinissable imprégnait l’air figé. Le silence sépulcral rappela à Ruogno la paix douloureuse qui planait sur les communautés incendiées et dévastées par les hordes de prédateurs errants. Un silence de tombe. Un silence de mort.

« On sera mieux ici que dehors, pas vrai ? » dit Ssassi.

Son murmure s’envola dans l’obscurité comme un oiseau blessé.

« Où donc se sont agglumées les grolles ? demanda Ruogno à voix basse.

— Elles ont descampi. Reviendront sssans doute à l’aube. »

La siffle déchargea le sac de vivres de l’échine du chevac. Assise sur une excroissance, Tia restait prostrée, apathique. Elle accepta cependant le mouchalot que lui tendit Ssassi et qu’elle ripailla sans entrain. Son corps réclamait de l’énergie, et c’était là, dans les besoins fondamentaux de son organisme, que la vie se réfugiait. La viande n’avait aucun goût, pas davantage que n’avaient d’intérêt les battements de son cœur et la mesure de son souffle, mais elle s’obstinait à vivre parce que son organisme l’exigeait, parce qu’elle n’était pas seulement pétrie de sentiments, d’émotions. L’instinct de survie était plus fort que le souvenir de Véhir, ou elle aurait saisi toutes les occasions de mourir sur le chemin des crêtes. L’esprit se réfugiait dans le passé, dans le futur, dans l’ailleurs, le corps s’agrippait au présent, sa seule façon d’appréhender le temps.

Après avoir fini le mouchalot, Tia s’allongea sur la roche nue, se recroquevilla dans sa mante et essaya de récupérer un peu de cette chaleur qui l’avait désertée après la disparition de Véhir. Elle erra comme une comète mourante dans un ciel infiniment vide, entendit, comme un orage lointain, les éclats de voix de Ssassi et de Ruogno embringués dans l’une de ces chamailleries qui abolissaient les distances entre eux. Elle se surprit à penser à son père, le comte H’Mek, à sa mère, la leude Yda, à ses frères, à ses sœurs, aux tours orgueilleuses du castel, au moutonnement rassurant de la cité de Luprat, et, pour la première fois depuis qu’elle avait délivré Véhir de son cachot, elle s’immergea tout entière dans la nostalgie comme elle s’était autrefois abandonnée sur la poitrine de Fro. Le chevac poussa un hennissement apeuré, son cri se répercuta sur les parois et la voûte avant d’être peu à peu avalé par une bouche lointaine.

 

Un sifflement prolongé réveilla Tia.

Ssassi, vêtue de ses seules bottes, se tenait dans le flot de lumière qui fusait de l’entrée de la grotte, les jambes ployées, les bras écartés, l’espadon levé à hauteur du bassin, la gueule ouverte, les crochets dégagés, une posture de combat.

Le chevac affolé s’était mussé dans une galerie trop étroite pour lui. Ruogno, encore ensommeillé, se débattait avec sa pèlerine et la poignée de son espadon. La hurle ne distingua aucune silhouette à l’extérieur du tertre, mais un danger se présentait, et elle retrouva sur l’instant ses réflexes de prédatrice. Le destin la conviait à s’étourdir dans la fureur d’un ultime combat. Elle frémit d’une énergie sauvage, ses crocs, ses griffes s’impatientèrent de déchirer la chair, de plonger dans le sang. Elle dégrafa sa mante, sauta sur ses jambes, dégaina son épée et rejoignit Ssassi en deux bonds.

D’un geste, la siffle l’invita à jeter un coup d’œil par la mince ouverture. La blancheur éclatante du plateau l’éblouit, puis elle discerna des formes noires disséminées sur la neige.

« Des grolles géantes », murmura la hurle.

Une violente bourrasque souleva des tourbillons, contraignit les grands volatiles à battre des ailes, dévoila leur abdomen glabre, clair, les mamelles des femelles, le vit et les bourses des mâles. Leurs petits yeux ronds brillaient comme des perles noires au-dessus de leur bec d’un jaune foncé.

« Je crois mieux que ce sssont des kroaz, chuchota Ssassi.

— Des kroaz ? » bêla Ruogno.

Le ronge avait enfin réussi à se débarrasser de sa pèlerine. La face chiffonnée, les yeux bouffis, le poil emmêlé, il se porta à hauteur des deux prédatrices, chercha un détail qui contredît l’affirmation de Ssassi, dut reconnaître que ces créatures emplumées correspondaient trait pour trait à la description des Freux de la Génique dans la mythologie ronge.

« Les kroaz de mon rêve, souffla Tia. Ils viennent m’agrappir. Comme Fro. »

Ruogno étouffa un juron, faillit lâcher son espadon et courir se réfugier avec le chevac dans la galerie, mais un reste de fierté lui interdit de révéler sa lâcheté devant Ssassi. Une fierté mal placée : la lâcheté était un signe d’intelligence, d’adaptabilité, comme le démontrait la pérennité du duché de Muryd à travers les âges. Seulement il ne voulait pas déplaire à l’écailleuse qui était venue au cours de la nuit frotter sa peau glacée sur son pelage et qui était restée serrée contre lui jusqu’aux premières lueurs de l’aube. À en croire les mythes ronges pourtant, la rencontre avec un kroaz n’avait rien d’une partie de plaisir.

« Ces faillies grolles nous ont menés tout droit dans un piège, marmonna-t-il. Vont nous emporter dans leur nid, nous crever les yeux, nous défouillir à p’tit…

— Ravale ta parlure et garde tes forces pour te battre, Ruogno ! » cracha Ssassi.

Les kroaz avançaient maintenant vers la grotte à pas courts et sautillants. Le vent pulvérisait des gerbes de neige sur les rémiges de leurs ailes déployées.

« À quoi vous serviront vos crocs, vos griffes, votre venin, asteur ? geignit le ronge. On n’peut pas lutter contre des démons. »