CHAPITRE 27

Ils s’étaient écartés de la route principale uniquement fréquentée par les camions militaires et engagés sur un sentier muletier qui grimpait à l’assaut des pentes parfois vertigineuses. En comparaison des grands froids qu’il avait affrontés dans le nord, Élan Gris trouvait le climat doux et agréable, même si la température tombait sans doute très bas au cours de la nuit. Le soleil avait disparu de l’autre côté des cimes et le vent se montrait déjà plus mordant. La nuit cernait la montagne en commençant par les creux, comme si elle sourdait de la terre.

Nadia serrait les dents pour suivre le rythme imposé par Élan Gris. Ils ne s’étaient pas vraiment reposés dans le camion de Brett le menuisier. Il l’avait réchauffée en se serrant contre elle, comme elle le lui avait demandé, mais ils n’avaient pas trouvé le sommeil pour autant, au contraire même, ils étaient restés suspendus, en attente, interloqués par les sensations de leurs deux corps entrelacés.

Brett les avait déposés quelques kilomètres après Santa Fe.

« Vous êtes pas loin de la frontière. À vous de trouver le bon passage. Moi, faut que j’aille livrer mes meubles à Albuquerque. »

Nadia l’avait remercié chaleureusement.

« Bah, après… enfin, après ce qui s’est passé à Blackstone, c’est la moindre des choses. »

Élan Gris avait cru entrevoir des lueurs de regret dans les yeux du menuisier. Sans doute rêvait-il lui aussi d’un autre monde, d’une autre vie ? Le fait d’être un Blanc dans un pays de Blancs ne garantissait pas le bonheur.

Le chemin de sa vision brillait avec une intensité sans cesse grandissante. Il était maintenant tout proche du pays du désert immaculé et de la cité au bord de l’eau turquoise. Les monstres s’agitaient dans les ténèbres comme s’ils avaient pris conscience qu’il était sur le point de leur échapper. Il devrait déployer toute sa vigilance de guerrier dans les heures à venir.

Un aigle à tête blanche traversa le ciel en glatissant. Comme les rapaces de son espèce ne se nourrissaient que de poisson, il y avait probablement un lac ou une rivière dans les environs. Élan Gris suivit des yeux son vol majestueux dans la grisaille diffuse du jour mourant : il se dirigeait vers l’ouest, il indiquait la voie, comme l’aigle doré de sa vision.

Ils gravirent les pentes de plus en plus escarpées jusqu’à la tombée de la nuit.

« Arrêtons-nous, dit Élan Gris. Ça devient trop dangereux. »

Nadia acquiesça sans dire un mot, mais il lut un immense soulagement dans ses yeux verts.

Ils choisirent pour bivouaquer un rocher en forme de casquette dont la visière leur servirait de toit. Ils étalèrent deux des couvertures qu’ils avaient eu le réflexe de récupérer dans le camion de Brett, mangèrent et burent avant de s’allonger l’un près de l’autre, immobiles, paralysés par cette intimité soudaine et encombrante. Ce fut Nadia qui prit l’initiative en glissant sa main dans celle d’Élan Gris et en l’invitant à se rapprocher d’elle. Le velours sombre du ciel se mouchetait de lumières célestes. La nuit était paisible, et pourtant, Élan Gris percevait des mouvements, des ombres autour d’eux. Il ne relâcha pas son attention lorsque la chaleur de leurs deux corps commença à l’engourdir. Il tendit le bras pour s’assurer que son fusil était resté à portée de main. Des ululements et des couinements retentissaient çà et là. Les rapaces nocturnes piquaient sur les petits rongeurs imprudents.

Il entendit le grondement de l’ours au fond de lui.

Un avertissement.

Il se redressa brusquement, tous sens aux aguets, et se saisit du fusil.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Nadia d’une voix ensommeillée. Reviens près de moi. J’ai froid. »

Il lui fit signe de garder le silence. Des vibrations de pas sur le sol. Des halètements de chiens. Un groupe s’approchait d’eux avec une furtivité qui révélait des intentions malveillantes. Les monstres de sa vision, peut-être.

Il arma le fusil et le braqua sur les ténèbres.

« Nadia, on ne doit pas rester là », dit-il sans quitter les environs des yeux.

Elle se redressa.

« Pourquoi ?

— Des gens viennent par ici.

— Ils ne nous veulent peut-être pas de mal.

— Ils se déplacent comme des fauves en chasse. Lève-toi et remets les couvertures dans le sac. »

Elle obtempéra sans discuter, confiante dans les perceptions d’Élan Gris. Il se leva à son tour et glissa la bretelle du sac sur son épaule. Un froid sec était descendu sur la montagne. Ils se mirent en chemin. On entendait maintenant avec netteté les grognements des chiens entre les sifflements du vent. Élan Gris estima l’écart entre eux et leurs poursuivants à moins d’un kilomètre et accéléra l’allure.

Lorsqu’il se retourna, il se rendit compte qu’il avait perdu Nadia de vue. Il revint sur ses pas. Il se retint de l’appeler pour ne pas donner l’alerte à ses poursuivants. Il eut beau explorer les environs, il ne la retrouva pas. Les grondements des chiens se rapprochaient. Il ne pouvait l’abandonner, elle emplissait tout son cœur, comme pourrait-il survivre en étant vide d’elle ? Il s’étonna de la vitesse à laquelle elle avait disparu

Il se dit que les monstres de sa vision l’avaient enlevée, rejeta cette idée : ils n’avaient aucune raison de s’en prendre à elle, c’était lui qu’ils voulaient, et lui seul. Où était-elle passée ? Les ténèbres l’avaient escamotée. Il resta un moment à l’écoute des bruits avec une concentration qui lui vrillait les nerfs, espérant entendre la voix de Nadia entre les grondements des chiens et les sifflements du vent.

Ils seraient sur lui dans très peu de temps. Il ne se résolvait pas à s’enfuir. Pas sans elle. Il les aperçut en contrebas, un groupe de six hommes et deux chiens. Des gardes royaux, à en juger par leurs uniformes jaune et rouge. Équipés sans doute de fusils d’assaut. Avec son arme à deux coups, il n’aurait pas l’ombre d’une chance face à eux. Il ne tenait pas à mourir en brave tant qu’il ne saurait pas ce qu’était devenue Nadia. Il opta pour la fuite en se promettant de revenir sur les lieux dès que possible. Le rocher en forme de casquette serait son point de repère. Il s’élança en direction des cimes. Il lui fallait, pour semer les chiens, plonger dans le lac ou le cours d’eau survolé par l’aigle à tête blanche au crépuscule. Les hurlements des gardes en contrebas l’aiguillonnèrent. L’un d’eux tira une première rafale. Les balles miaulèrent sur les talons du fuyard ou s’écrasèrent sur les rochers environnants. Les chiens surexcités aboyaient maintenant à tue-tête. Il atteignit une forêt touffue de sapins et de séquoias dans laquelle il se jeta sans ralentir l’allure. Son cœur saignait d’être séparé de Nadia. Jamais il n’avait imaginé que le sort d’une jeune Blanche le préoccuperait ainsi, lui qui n’avait éprouvé pour les Blancs qu’un ressentiment voisin de la haine. Les Blancs n’étaient pas tous semblables. Pas plus que les Rouges ou les Noirs – les anciens prétendaient qu’il existait des êtres humains à la peau couleur du charbon. Il continua de courir en esquivant les branches basses qui surgissaient au dernier moment dans son champ de vision. Ses poursuivants comblaient peu à peu l’intervalle. Les aboiements des molosses se rapprochaient. Ils s’abattraient sur lui au moindre fléchissement de sa part. Ils ne le renverraient pas dans sa réserve originelle, ils le donneraient en pâture à leurs bêtes. Il refusait d’être dévoré par des chiens, une fin qui n’avait aucune grandeur.

Les arbres s’espaçaient peu à peu, supplantés par des pointes rocheuses. La pente et la fatigue des jours précédents se liguaient pour le vider de ses forces. Les gardes ne tarderaient pas à opérer la jonction. Il se demanda pourquoi ils ne lâchaient pas leurs chiens. Voulaient-ils jouir du spectacle de sa mise à mort ? Craignaient-ils que leurs animaux ne leur faussent compagnie après avoir expérimenté la sauvagerie, la liberté ? Il déboucha sur une crête balayée par un vent violent et mordant. Dévala la pente opposée en dérapant sur un lit de pierres lisses. Perdit l’équilibre. Roula sur une bonne trentaine de mètres. Se releva, à demi étourdi. Reprit sa course, talonné par les aboiements et les hurlements.

La pente donnait sur un trou noir. Un insondable puits de ténèbres. Il le longea sur un côté, puis il eut l’idée de jeter un caillou dans le gouffre. Il entendit, une poignée de secondes plus tard, le bruit caractéristique d’un objet tombant dans l’eau.

Un lac.

Il était arrivé au bord du terrain de chasse de l’aigle à tête blanche. Il sentait presque le souffle brûlant de ses poursuivants sur sa nuque. Ils poussaient des exclamations de triomphe, sûrs de leur victoire. Ils n’utilisaient pas leurs armes, préférant sans doute le prendre vivant. Ainsi les Blancs concevaient-ils la chasse, enfin, certains Blancs, qui forçaient un animal et l’acculaient à l’immobilité pour l’offrir à leurs meutes ou l’égorger avec le sérieux dérisoire qu’ils déployaient en toutes circonstances. Enfant, il avait assisté à ce genre de scène tout près de la réserve, dont la grille électrifiée devenait un obstacle infranchissable pour le daim ou l’élan traqué.

Sauter.

Il n’avait pas d’autre choix. Il ne savait pas si l’eau était suffisamment profonde pour amortir sa chute. Ou s’il n’allait pas se fracasser les os sur des rochers en contrebas.

« Por aqui ! »

Les yeux des chiens brillaient à quelques mètres de lui, leur pelage grisâtre et les silhouettes des gardes émergeaient de l’obscurité.

Il s’élança vers le bord du gouffre et bondit aussi loin que possible.

Sa chute lui parut durer une éternité. Il eut tout à coup l’impression que la terre s’entrouvrait sous lui. Il s’enfonça profondément dans l’eau noire et glacée. Saisi, suffoquant, il eut besoin d’une dizaine de secondes pour songer à remuer les bras et les jambes. Il se rendit compte qu’il avait perdu son fusil et son sac dans le choc. Ses vêtements imprégnés d’eau l’alourdissaient et ralentissaient ses mouvements. Une trace claire fusa à quelques centimètres de ses yeux. Les gardes, là-haut, criblaient le lac de balles. Il aperçut d’autres sillages un peu plus loin. Il commençait à manquer d’air. Il se débattit, en proie à un début de panique. Puis il se dit que s’il arrivait de façon trop bruyante à la surface, les gardes le localiseraient et l’exécuteraient. Il pensa à Nadia. Elle l’attendait quelque part. Il devait à tout prix se maîtriser s’il voulait garder une petite chance de la revoir. Il recouvra son calme et s’appliqua à redonner de la cohérence, de la fluidité, à ses gestes. Les images et les sensations de la hutte de sudation lui revinrent en mémoire, les chants de Tonnerre Grondant qui versait sans cesse de l’eau sur les pierres brûlantes, la terrible impression d’inhaler du feu, le besoin irrésistible d’inspirer un air frais…

Il déboucha à la surface et put enfin reprendre sa respiration. Les aboiements des chiens, les voix des gardes et les détonations des fusils d’assaut résonnaient au-dessus de lui. Il avait émergé au pied de la falaise abrupte qui surplombait le lac. Il s’en rapprocha encore pour n’offrir aucun angle aux tireurs. Ses muscles s’engourdissaient. Il lui fallait sortir rapidement de l’eau s’il ne voulait pas être emporté par le froid. Des lueurs rageuses déchiraient l’obscurité. Les balles heurtaient et hérissaient l’eau en crépitant à la façon d’une pluie de cailloux. Les gardes cessèrent le tir et discutèrent tranquillement. Élan Gris les supplia intérieurement de partir. Il ne sentait presque plus son corps et, bientôt, il n’aurait plus assez de forces pour se hisser sur la rive.

Ils s’éloignèrent enfin. Il attendit que leurs voix ne soient plus que des murmures lointains pour grimper sur un rocher. L’effort lui coupa le souffle. Il dut rester un long moment recroquevillé sur la pierre avant de pouvoir esquisser un autre mouvement. Trouver un abri maintenant, se mettre à l’abri du vent, se défaire de son manteau de peau, de ses bottes. Il se releva en s’agrippant à des saillies. Ses yeux s’accoutumaient peu à peu à l’obscurité. Les échines rocheuses du pied de la paroi, serrées les unes contre les autres, formaient une sorte de rebord de la largeur d’un pas sur lequel il était possible de marcher.

Sa motricité lui fut peu à peu rendue. Il parcourut une trentaine de mètres en craignant sans cesse que le chemin ne s’interrompe avant d’entrevoir une faille dans la paroi. Il s’y introduisit malgré sa hâte de rebrousser chemin et de se lancer à la recherche de Nadia. L’obscurité et sa propre faiblesse rendaient l’escalade de la paroi trop dangereuse. Tonnerre Grondant disait que l’impatience est le pire des défauts, car elle est la grand-mère de presque tous les autres. L’anfractuosité n’était pas très profonde, mais assez large pour qu’il puisse s’y étendre. Il retira son manteau et ses bottes. Le froid s’empara de lui. Ses griffes étaient bien peu puissantes en comparaison de celles qui s’étaient refermées sur lui durant sa quête de vision. Il s’était écarté de son chemin et les monstres continuaient de s’agiter non loin de lui. Il s’allongea, les genoux repliés contre sa poitrine, les bras serrés sur ses jambes, et, oubliant les frissons et la dureté du sol, concentrant ses pensées sur le visage et les yeux de Nadia, il s’endormit.

 

Le rocher en forme de casquette se dressait à mi-pente. Le soleil se levait et soufflait les dernières étoiles. Les gardes royaux et leurs chiens n’avaient plus donné signe de vie. Avec l’avènement du jour, ses vêtements encore humides sécheraient rapidement. La paroi qui surplombait le lac offrait un grand nombre de prises et, pour quelqu’un d’aussi agile qu’Élan Gris, l’escalade n’avait présenté aucune difficulté.

Il se rendit au pied du rocher en forme de casquette et entreprit de refaire le chemin qu’ils avaient suivi la veille avec Nadia. Il se rappelait parfaitement l’endroit où il l’avait perdue de vue. La lumière du jour, en restituant ses reliefs et ses couleurs au paysage, lui donnait une autre dimension. Il explora les environs, vérifia chaque rocher, chaque souche d’arbre, chaque buisson. Ne repérant aucune trace, aucun indice, il se résolut à crier le nom de Nadia au risque d’alerter une patrouille de gardes royaux. L’écho transporta sa voix de creux en creux. Des cris d’animaux lui répondirent. Les monstres de sa vision s’agitaient tout près de lui, guettant le moindre de ses faux pas pour le déchiqueter.

« Nadia ! »

À nouveau il entrevit les silhouettes sur le chemin de sa vision, en mouvement, comme si elles s’avançaient dans sa direction. Un grondement puissant monta en lui pour lui annoncer l’imminence du danger.

« Nadia ! »

Il discerna un gémissement étouffé dans les mille bruits qui tissaient la rumeur de la montagne.

« Nadia ? »

Il avisa un trou dans la mousse tout près d’un rocher, s’en approcha, s’agenouilla près du bord, passa la tête dans le conduit.

« Nadia ?

— Élan Gris… »

Il l’aperçut au fond de la cavité et son cœur s’envola vers elle avec la rapidité de l’aigle à tête blanche. Malgré la souffrance et la fatigue qui lui creusaient les traits, elle trouva la force de lui sourire.

« Ils… ils ne t’ont donc pas pris, ces hommes et leurs chiens ?

— Hier n’était pas un beau jour pour mourir. Toi non plus, ils ne t’ont pas trouvée. Tu as su choisir ta cachette.

— Je suis tombée… Ma jambe… elle est cassée… je ne peux plus bouger.

— Je vais te sortir de là. Il faut simplement que je trouve… »

La sensation d’une présence l’entraîna à se retourner : les silhouettes de sa vision se dressaient à quelques mètres de lui.