CHAPITRE 22

La nuit exhalait une haleine tiède et chargée. Les nuages filaient en hordes serrées, occultant la lune et les étoiles. Même si le vent n’était pas encore très violent, une tempête s’annonçait d’après Toussaint, aussi puissante que la nuit précédente. Il avait garé son camion bâché non loin de l’entrée des fournisseurs du domaine Maxandeau, pas trop près non plus pour ne pas donner l’éveil aux gardes et à leurs chiens qui faisaient les cent pas sous le porche. À une dizaine de mètres des grands vantaux métalliques, une petite porte se découpait dans le mur d’enceinte, l’une des sorties dérobées du personnel.

« C’est par là sans doute que viendront Elmana et… euh, la jeune dame blanche », précisa Toussaint.

L’attente vrillait les nerfs de Jean. Il n’avait aucune prise directe sur les événements, il dépendait entièrement des serviteurs de Maxandeau. Son sentiment d’impuissance accentuait sa nervosité. À plusieurs reprises il avait demandé à Toussaint s’il avait une idée du moment où Elmana tenterait de s’enfuir avec Clara.

« T’as juste à faire comme moi, mon gars, attendre. »

Une odeur de végétal et de terre imprégnait le camion. Toussaint livrait les légumes qu’il allait chercher dans les fermes environnantes au marché central de La Nouvelle-Orléans, où les commerçants venaient s’approvisionner. Le bénéfice n’était pas bien gros, selon lui, alors il se rattrapait sur la quantité. Il choisissait de beaux légumes et de beaux fruits pour que les commerçants aient envie de les vendre, les clients, de les acheter. Il avait précisé qu’il avait six bouches à nourrir, une femme et cinq enfants.

« Ma femme, elle dit qu’elle s’occupe des enfants, mais je crois surtout qu’elle a pas envie de travailler et qu’elle me laisse rapporter l’argent à la maison. Elle sait le dépenser, ça oui, elle a autant de robes que la reine de Nouvelle-France ! Elle aime aller dans les cafés zzipi, elle y danse des fois toute la nuit, comment veux-tu que j’y aille avec elle ? Moi, je me lève tous les matins à trois heures pour faire la visite des fermes. Crois-moi, mon gars, faut jamais prendre une femme plus jeune que soi ! Elle te chauffe les sangs, ça oui, mais après t’as plus que les emmerdements. Des fois, je rentre tard et les gosses ont pas mangé, sont pas couchés, alors j’m’en occupe, j’l’attends assis dans la chaise à bascule sur la terrasse et j’lui passe un savon quand elle rentre, mais elle, elle rigole, elle pue l’alcool, son sent bon masque plus l’odeur de la sueur, est-ce que c’est ça, être une bonne épouse et une bonne mère ? »

Jean écoutait les récriminations de Toussaint d’une oreille distraite. Ses pensées vagabondaient, franchissaient sans cesse le mur d’enceinte. Il perdait parfois espoir, persuadé qu’Elmana avait échoué ou, pire, qu’elle n’avait rien tenté de peur de perdre sa place, puis, l’instant d’après, il se disait qu’elle avait attendu un moment propice, celui où les gardes pris par le sommeil perdraient de leur vigilance.

Des voitures, des calèches et des groupes de piétons passaient dans la rue, dont certains visiblement ivres. La ville ne semblait jamais s’arrêter de chanter, de danser et de boire.

« Y a eu le mardi gras l’autre jour, reprit Toussaint. La fête pendant trois jours. Pendant trois jours, les gens arrêtent de travailler, se déguisent et font ce qu’ils veulent. Y a du zzipi partout, les hommes et les femmes se comportent comme des bêtes. Faut les voir, les courtisans, eux qui s’croient supérieurs aux autres, ils roulent par terre comme tout le monde. Ma Félicie, c’est comme ça qu’elle s’appelle, ma femme, est pas la dernière à se déguiser et à se trémousser comme si elle avait mille diables accrochés aux fesses. Moi, j’reste à la maison, faut bien que quelqu’un garde les gosses, pas vrai ? »

Des hurlements et des aboiements en provenance du domaine Maxandeau dominèrent le brouhaha de la cité et s’échouèrent à l’intérieur du camion par les vitres entrouvertes.

« M’est avis que ça s’gâte par là-bas. Vaut mieux s’tenir prêts. »

L’attention des gardes sous le porche était maintenant entièrement accaparée par le tumulte. Ils peinaient à maîtriser leurs chiens grondants et surexcités. La porte du personnel s’ouvrit et livra passage à un serviteur affolé, qui courut vers eux en hurlant :

« M’sieur Maxandeau m’envoie vous chercher. Il dit qu’y a besoin de tout le monde !

— Qu’est-ce qui se passe, bon Dieu ? demanda un garde.

— Des bêtes dans le parc.

— Quel genre de bêtes ?

— Du genre qu’il faut éliminer avant demain matin : des cocodrils. Y en a partout les bassins et les canaux.

— Comment ces satanées bestioles ont pu atterrir dans le parc ?

— J’en sais foutre rien, moi, j’sais juste qu’il faut tous les retrouver avant demain matin.

— Si on y va, y aura plus personne pour garder l’entrée.

— Personne va attaquer le domaine cette nuit. Grouillez-vous donc au lieu d’garder les deux pieds dans le même sabot !

— Hé, le nègre, parle-nous sur un autre ton ! »

L’un des gardes appuya sur un interrupteur serti dans le mur. Les vantaux métalliques s’ouvrirent dans un crissement horripilant. Les hommes et les chiens s’engouffrèrent par l’entrebâillement et le portail se referma sur eux. Le serviteur se tourna alors vers le camion et adressa un petit geste de connivence au conducteur et à son passager avant de retourner dans le parc par la porte du personnel.

« Pas mal, le coup des alligators ! gloussa Toussaint.

— Vous voulez dire que…

— Ils sont pas arrivés là par hasard : Mizzipi avait demandé aux autres de créer une diversion.

— Comment peut-on introduire des alligators dans le domaine ?

— Y a de la flotte qui coule en dessous du parc, pas vrai ? Elle donne directement dans le bayou. M’est avis que deux ou trois gars se sont chargés d’emmener quelques cocodrils et les ont lâchés par les bondes qui s’trouvent dans les recoins du parc.

— Mais les coco… enfin, les alligators, ça ne se transporte pas comme des moutons ! »

Le regard globuleux de Toussaint revint se poser sur Jean.

« Les cocodrils sont utilisés pour… enfin, les trucs de sorcellerie, le vaudou. Y a des gars qui savent les amadouer. Les écailleux, qu’on les appelle. Sûrement qu’un des serviteurs de Maxandeau qui était au mariage hier soir est allé leur parler. On s’connaît tous, à La Nouvelle-Orléans. Ça va foutre un beau bordel dans le domaine. Maxandeau doit être aux quatre cents coups avec les invités qui dorment chez lui et avec tous ceux qui doivent arriver demain. Les cocodrils sont pas très dangereux en dehors de l’eau. Mais quand ils se sentent traqués, ils sont pas faciles à reprendre. Et puis ils fichent une trouille de tous les diables à ces… »

Il s’interrompit et tendit le bras en direction de la porte du personnel. Deux silhouettes venaient de faire leur apparition dans la rue. Jean reconnut immédiatement la bouille ronde d’Elmana. La jeune servante jetait sans cesse des regards par-dessus son épaule. Un pan de tissu sombre recouvrait la tête et les épaules de la deuxième silhouette. Toussaint tourna la clef de contact. Le moteur hoqueta, pétarada, mais refusa de démarrer.

« Saleté de saleté ! Y a longtemps que j’aurais dû faire réparer cette carne. Mais ça coûte des sous et, des sous, ma femme m’en laisse pas beaucoup ! »

Le cœur de Jean cogna dans sa poitrine comme les ailes d’un oiseau affolé sur les barreaux de sa cage. Se pouvait-il que cette silhouette… ? Il eut tellement peur de découvrir quelqu’un d’autre sous le pan de tissu qu’il resta paralysé sur la banquette. Il n’aurait pas la force de surmonter une désillusion, pas maintenant qu’il touchait au but.

Toussaint s’acharnait sur la clef de contact en dévidant tous les jurons de son répertoire. Le moteur n’émettait plus qu’un faible murmure évoquant le gémissement d’un agonisant. Soutenant l’autre silhouette, Elmana s’approcha du plateau bâché.

« Démarre donc ta satanée guimbarde ! cria-t-elle.

— Cette carne veut pas ! grommela Toussaint. Va sans doute falloir la pousser.

— On n’a pas le temps. Au domaine, ils vont bien vite se rendre compte que m’dame Clara a disparu.

— J’suis en train de vider la batterie, v’là ce que j’suis en train de faire…

— Vous voulez que j’aille pousser ? demanda Jean.

— Au nom du ciel, démarre ton foutu tas de ferraille, Toussaint ! » glapit Elmana.

Elle s’était déjà installée sous la bâche en compagnie de l’autre silhouette. Elle se tenait tout près de l’ouverture ovale et dépourvue de vitre qui séparait le plateau de l’habitacle du camion. Les cris et les aboiements retentissaient de plus belle dans le parc du domaine. Les faisceaux de projecteurs mobiles éclairaient par instants les frondaisons frissonnantes des arbres centenaires au-dessus du mur d’enceinte.

« Seigneur, est-ce possible d’être empoté à ce point ! maugréa Elmana.

— J’voudrais t’y voir, toi, mamzelle Je-sais-tout ! C’est quand même pas ma faute si cette saleté a décidé de nous empoisonner la… Ah, ça y est ! »

Le moteur s’était enfin lancé. Il continuait de hoqueter, mais il ne s’étouffait plus. Toussaint donna plusieurs coups d’accélérateur, puis, quand il estima avoir écarté tout risque de caler, il passa la première vitesse. Le camion s’ébranla dans une succession de cahots et un tintamarre de tôle froissée. Il parcourut en brinquebalant les premiers mètres jusqu’à ce qu’il prenne de la vitesse et se jette dans le labyrinthe des ruelles du Vieux Carré. D’un regard en arrière, Jean vérifia que personne ne les suivait, puis il tenta d’entrevoir dans la pénombre les traits de la personne assise à côté d’Elmana.

« C’est bien, elle, mon gars, fit la servante avec un large sourire. T’en fais donc pas ! »

 

Clara.

Revoir Clara lui procurait une telle joie qu’il avait l’impression de tremper dans un bain de félicité pure. Elle ne semblait pas le reconnaître, comme si ses souvenirs s’étaient effacés. Un voile terne recouvrait ses yeux bleus. Elle avait maigri, elle n’était plus la jeune fille pleine de vie et d’esprit qu’on lui avait enlevée la veille de Noël.

« T’inquiète pas, fit Elmana. Les herbes du docteur Tibaudaux finiront bien par cesser leur effet.

— C’maudit Tibaudaux ! grogna Toussaint. J’crois que c’est l’associé du diable en personne.

— Si le diable, c’est Maxandeau, alors, oui, le docteur est son bras droit.

— Maxandeau est bien surnommé le Cornu, non ? »

Elmana éclata de rire.

« En fait de cornes, faudrait plutôt parler de celles qu’il fait porter à presque tous les hommes de La Nouvelle-Orléans ! »

Ils s’arrêtèrent une première fois à la sortie de La Nouvelle-Orléans sur la route sur royaume du Centre. Toussaint déclara qu’il avait fait largement plus que sa part et qu’il devait maintenant retourner à la maison.

« Ou ma Félicie va s’inquiéter. Et puis, j’peux pas laisser mes gosses seuls. Et puis y a cette fichue tempête qu’arrive. Et puis…

— Conduis-nous juste à Vineuse, avait coupé Elmana. Mizzipi a tout prévu : là-bas quelqu’un viendra nous chercher pour nous conduire à la frontière.

— Même si vous réussissez à passer la frontière, comment vous ferez pour traverser le Texas ? C’est un maudit grand pays !

— On se débrouillera. Regarde le p’tit Blanc : il a traversé la Nouvelle-Angleterre et la Nouvelle-France sans papiers et sans un sou.

— Ouais, mais il était seul, il avait pas deux femmes avec lui… »

Elmana donna une petite tape sur la nuque de Toussaint.

« T’es bien comme tous les mâles du royaume, hein, tu prends les femmes pour des moins que rien !

— Oh j’sais pas si j’les prends pour des moins que rien, mais j’suis bien sûr d’une chose, la mienne, elle me laissera rien ! »

Vineuse n’était pas tout à fait un village, seulement une station d’essence et quelques maisons de chaque côté de la route. Le vent apportait une puissante odeur de sel, les arbres ployaient sous les rafales. Ils descendirent du camion.

« On est un peu trop près du golfe à mon goût, souffla Toussaint. On pourrait bien s’prendre une grosse vague !

— Cesse donc de te plaindre. » Elmana désigna la station-service. « Rentre chez toi. Nous, on va attendre ici.

— T’es sûre ? T’iras pas te plaindre de moi à Mizzipi ? »

Les yeux ronds de la servante s’emplirent de mélancolie.

« J’le verrai plus jamais, Mizzipi, je remettrai plus jamais les pieds en Nouvelle-France, tu piges ?

— T’étais au courant pour les cocodrils ?

— Quelqu’un m’avait prévenue. Une sacrée bonne idée. Tout le monde était tellement occupé à les chercher que j’ai pu sortir du domaine sans être inquiétée. »

Toussaint s’installa au volant de son camion. Le moteur se lança cette fois du premier coup.

« T’es pas obligée de les accompagner, lança-t-il, le coude posé sur le rebord de la vitre. Leur histoire te concerne pas.

— Y a plus d’avenir pour moi dans le coin. J’ai plus envie de prendre de rouste, ni par Maxandeau ni par le minable qui se prétend mon mari. Fiche le camp, tes gosses t’attendent. Et merci pour le coup de main. »

Toussaint hocha la tête. Son camion s’éloigna en tressautant sur la route criblée de nids-de-poule. Les ténèbres absorbèrent peu à peu ses feux arrière. Elmana leva un regard inquiet sur le ciel.

« Allons nous mettre à l’abri dans la station. »

 

« Qui attendons-nous ? demanda Jean.

— Un gars envoyé par Mizzipi. Il doit nous conduire à la frontière. Il connaît des combines pour entrer en douce dans le Royaume du Centre. »

Le ciel s’était tout à coup éventré et des tombes d’eau s’étaient abattues sur le bâtiment. Le grondement assourdissant les obligeait à parler fort et donnait l’impression que le toit de tôle était à tout moment sur le point de s’effondrer. Jean guettait des signes de retour à la conscience sur le visage et dans les yeux de Clara, assise dans un coin de la salle sur une banquette en tissu rouge.

« Sois pas impatient. Les effets des herbes mettent parfois plusieurs jours à se dissiper. »

Elmana avait tiré un petit cahier d’un repli de sa robe.

« Elle était accrochée à ça. Elle a fini par le lâcher, mais je sais pas si j’dois te le donner.

— C’est à elle de décider. »

Le gérant de la station, un Blanc aux joues rondes couvertes d’une barbe de plusieurs jours, leur avait proposé à manger, mais ils avaient refusé, refroidis par la crasse de ses vêtements et l’impression générale d’insalubrité qui se dégageait de la station. Affalé derrière son comptoir, il leur jetait régulièrement des regards appuyés, torves.

La fatigue alourdissait les membres de Jean, qui devait lutter pour ne pas s’assoupir. Toute tension était soudain tombée en lui, comme un grand vent s’arrêtant brusquement de souffler. Il ne parvenait pas encore à prendre conscience qu’il était arrivé au bout de sa quête, qu’il avait traversé un océan et parcouru des milliers de kilomètres, qu’il avait arraché Clara des griffes d’Alfred Maxandeau, l’homme le plus puissant de Nouvelle-France, qu’elle se tenait là, tout près de lui, réelle, vivante et, du moins l’espérait-il, toujours aimante une fois que les effets du philtre se seraient dissipés. Il brûlait d’envie de lire ce qu’il y avait d’écrit dans le cahier que détenait Elmana. Clara y avait-elle raconté sa captivité, sa colère, sa détresse, ses espoirs ?

« Qu’est-ce que vous attendez, au juste, vous autres ? demanda soudain le gérant de la station d’une voix rogue.

— Quelqu’un qui doit venir nous prendre, répondit Elmana. Mais il a sans doute été retardé par la tempête.

— Depuis quand une négresse répond-elle à la place de ses maîtres ? »

Des lueurs de malveillance se baladaient dans les yeux du gérant.

« Nous ne sommes pas ses maîtres, intervint Jean.

— Alors qu’est-ce que vous fichez avec elle ?

— C’est une amie. »

Le gérant se leva et, posant les mains sur le bois du comptoir, tendit le cou dans leur direction.

« Les Blancs peuvent pas être les amis des nègres.

— Pourquoi pas ? »

Le gérant disparut derrière le bar et se releva quelques secondes plus tard.

« T’es pas d’ici, toi, pas vrai ? »

D’un regard, Elmana fit signe à Jean de ne pas répondre.

« Si vous voulez rien manger, faut maintenant sortir de chez moi, reprit le gérant.

— Vous nous laisseriez dehors par un temps pareil ? protesta la jeune femme.

— J’t’ai déjà dit qu’une négresse répondait pas à la place de ses maîtres ! » Le gérant épaula un fusil. « Foutez le camp d’ici, immédiatement, ou j’hésiterai pas une seconde à me servir de ça.

— En v’là des façons de traiter les gens !

— Ouste ! Dehors ! »

Jean aida Clara à se lever et se dirigea vers la sortie de la station. L’eau recouvrait presque entièrement la route jonchée de branches brisées.

« Je sais pas si celui qui devait nous prendre va venir avec ce fichu temps, soupira Elmana. En attendant, va falloir trouver un abri. »