CHAPITRE 21

Les montagnes Rocheuses se détachaient à l’horizon, gigantesque barrière blanche bordant les plaines à l’ouest. Marcher sur ces étendues sans fin avait quelque chose de décourageant. Chaque fois qu’ils parvenaient au sommet d’une colline, espérant découvrir une nouvelle perspective, ils n’apercevaient que ces ondulations blanches qui, dans les trois autres directions, n’offraient aucun point de repère.

Élan Gris se retournait souvent pour observer Nadia. Elle avait paru recouvrer ses forces lorsqu’ils avaient quitté leur abri de neige, mais elle donnait de temps à autre des signes de fatigue. La nourriture ne lui suffisait pas. À lui non plus d’ailleurs. Il s’en arrangeait en se remémorant les privations qu’il avait surmontées lors de sa quête de vision. Contrairement à la plupart des femmes blanches, Nadia ne se plaignait pas. Endurante, dure au mal, elle lui souriait régulièrement pour lui signifier que tout allait bien, mais ses traits pâles et tirés montraient qu’elle avait besoin de prendre un long temps de repos.

Le jour déclinait. Élan Gris espérait trouver une maison ou un abri plus loin. Jusqu’alors ils n’avaient pas croisé âme qui vive dans ce désert glacé. Les rugissements d’avions de combat volant bas avaient déchiré le silence. Élan Gris s’était jeté au sol tandis que Nadia s’était laissée choir dans la neige, les yeux levés sur les sillages rectilignes abandonnés par les appareils.

« Ils vont bientôt attaquer l’Arcanecout, avait-elle murmuré. Ils vont briser notre grand rêve.

— Les Blancs passent leur temps à briser les rêves, soupira Élan Gris.

— Pas tous. Certains essaient de construire un monde meilleur. »

Prolongeant la halte, ils avaient mangé un peu de viande séchée, un peu de pain, et bu les dernières gorgées du thé devenu tiède. Il s’était demandé si Nadia aurait la force de repartir.

« Ils n’avaient pas prévu les gens de mon peuple dans leur monde meilleur, avait-il ajouté.

— Ni les adeptes de saint Jean de Boise. » Elle avait désigné les montagnes Rocheuses d’un mouvement de menton. « De l’autre côté, il est possible de vivre selon ses croyances.

— Si les êtres humains trouvent le bonheur dans le pays de tes rêves et de ma vision, pourquoi les autres royaumes veulent-ils le détruire ? »

Nadia avait haussé les épaules.

« Peut-être que le bonheur leur est insupportable…

— Comment des êtres humains peuvent-ils préférer le malheur au bonheur ?

— C’est comme ça depuis toujours. »

Élan Gris avait secoué la tête. Des mèches de ses cheveux noirs avaient glissé hors du capuchon de son manteau et lui avaient balayé le visage.

« Avant l’arrivée des Blancs, mes ancêtres étaient heureux sur cette terre.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— Ils ne se posaient pas la question. On ne cherche pas ce qu’on a déjà. Les Blancs ne sont jamais satisfaits, ils courent toujours après quelque chose, la possession, la richesse, la puissance, la renommée. Mes ancêtres couraient seulement après le gibier.

— Ton monde n’était pas parfait, Élan Gris.

— Wakan Tanka aurait-il créé un monde imparfait ? Votre Dieu tout-puissant aurait-il créé un monde imparfait ? Les plaines sont parfaites avec leur pluie et leur neige qui nourrissent leurs plantes, avec leurs plantes qui nourrissent les animaux, avec leurs animaux qui nourrissent les êtres humains, avec les êtres humains qui célèbrent la beauté du Grand Esprit. Est-ce que tout cela n’est pas parfait ?

— Il n’y avait pas d’injustice, pas de souffrance chez les tiens ? On raconte des histoires horribles sur les tortures que vous infligiez à vos ennemis.

— Qui raconte ces histoires ? Il fallait que nous soyons des monstres pour qu’on nous chasse sans remords des plaines et qu’on nous enferme dans des réserves. »

Ses cheveux couleur de paille volaient autour de la tête de Nadia comme d’insaisissables rayons de soleil.

« On disait même que vous égorgiez les enfants pour manger leur cœur ! »

Ils avaient éclaté de rire.

« Ton cœur, Nadia, je ne le mangerai jamais parce qu’il est bien trop grand pour moi. »

Elle l’avait fixé d’un air grave. Il s’était immergé tout entier dans le vert lumineux de ses yeux.

 

Les formes sombres de maisons dans le lointain, dans le creux d’une vallée cernée de hautes collines. Un village, dominé par le clocher arrondi d’une église. Les fenêtres éclairées par des lueurs vacillantes se découpaient dans le clair-obscur. Les cheminées crachaient des panaches de fumée claire qui vêtaient de voiles furtifs la lune bientôt ronde et les premières étoiles.

« On va pouvoir se reposer là-bas », dit Élan Gris.

Nadia resserra les pans de son manteau qu’elle avait entrouverts pendant la marche. Le bas de sa robe de laine était détrempé. Son visage livide flottait comme un masque de tragédie dans la nuit naissante.

« Tu oublies que tu es un Indien hors de sa réserve. » Sa voix était faible, presque un souffle. « Et que ta tête vaut deux mille pesetas.

— Comment pourrais-je l’oublier ? C’est surtout toi qui as besoin de repos. Tu iras seule et je me cacherai dans les environs jusqu’à ce que ce tu aies récupéré. »

Elle marqua un temps de silence, les yeux rivés sur le village.

« Je ne sais pas si c’est une bonne idée de nous séparer.

— Si tu ne te reposes pas, nous serons bientôt séparés. Définitivement. Ils n’hésiteront pas à venir en aide à une jeune fille blanche, même si elle est d’un autre royaume.

— Est-ce qu’ils me comprendront, au moins ?

— La femme qui m’a hébergé parlait anglais, comme la plupart des habitants de ce royaume. Comme toi. »

Elle leva sur lui un regard tourmenté.

« Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, Élan Gris.

— Tu en as une meilleure ?

— Je… je n’ai pas envie de m’éloigner de toi.

— Je serai tout près. On ne t’a jamais raconté que les hommes rouges étaient plus sournois et silencieux que les serpents ? »

Bien qu’au bord des larmes, elle trouva la force de sourire.

« On m’a tellement raconté de choses sur les tiens… J’ai peur pour toi. Peur de ne plus jamais te revoir. »

Il brandit son fusil.

« Je suis un guerrier et j’ai une arme pour me défendre. De ton côté, essaie de récupérer le plus de nourriture possible en prévision des jours à venir. »

Elle acquiesça d’un mouvement de tête. Une larme se décrocha de ses cils et roula sur sa joue. Élan Gris l’aurait volontiers serrée contre lui, comme sa mère et sa sœur lors de son départ, sa pudeur le lui interdit.

« Ne m’abandonne jamais », chuchota-t-elle en posant la main sur son bras.

Elle se détourna et se dirigea d’un pas décidé vers le village.

 

Élan Gris trouva une cabane de bois sur la pente d’une colline qui dominait l’agglomération. Il y régnait une forte odeur animale qu’il ne parvint pas à identifier. L’abri rudimentaire n’offrait aucun autre confort qu’un petit tas de foin à la surface gelée et dure. Il ne disposait pas de porte, si bien que l’air glacé s’y engouffrait en mugissant, mais il lui permettrait au moins d’être à couvert si une nouvelle tempête de neige se déclenchait. Après avoir brisé la croûte gelée, il se recouvrit d’une épaisse couche de foin pour s’envelopper d’un peu de chaleur, grignota un morceau de pain rassis, quelques fruits secs, et, la tête sur son sac roulé en boule, son fusil contre lui, il s’endormit rapidement.

Il se réveilla, tracassé par un sentiment d’inquiétude, et resta un petit moment à l’écoute de la nuit. Il ne discerna d’abord que les hurlements du vent et les crépitements des tourbillons de neige sur les planches disjointes de la cabane, puis il lui sembla percevoir des voix. Il épousseta le foin, se munit de son fusil, se leva et se posta près de l’encadrement de la porte. Des lumières bougeaient en contrebas, révélaient des silhouettes, une dizaine, qui avaient entamé l’ascension de la colline. Encore embrumé de sommeil, il s’étira pour se réveiller. Même si ses forces n’étaient pas entièrement revenues, il devait maintenant affronter les ténèbres et le froid pour échapper aux hommes qui gravissaient la pente. Il fouilla dans le sac et glissa dans sa bouche les derniers morceaux de viande séchée. Il se demanda ce qu’était devenue Nadia. Elle l’avait imploré de ne pas l’abandonner, et il était obligé de fuir, de mettre la plus grande distance possible entre elle et lui. Impossible d’échapper à sa condition de Rouge dans un pays de Blancs. Il refusait d’imaginer qu’elle l’avait dénoncé.

Les voix étaient maintenant toutes proches, graves, essoufflées. Les lanternes que brandissaient les hommes devant eux éclairaient leurs faces, barbues pour la plupart. Il raffermit sa détermination et sortit de la cabane.

« Le v’là ! hurla quelqu’un.

— Cours pas, le Rouge ! cria un autre.

— On t’veut pas de mal ! Ça fait deux heures qu’on te cherche ! C’est Nadia qui nous envoie. »

Élan Gris hésita. Il n’avait pas envie de fuir, mais leurs paroles étaient peut-être fallacieuses, comme les promesses du grand-père blanc à la tête couronnée faites à ses ancêtres.

« Elle a dit que tu t’appelles Élan Gris…

— Cours pas, bon Dieu, nous oblige pas à te chercher toute la nuit ! »

Ils n’étaient plus qu’à une vingtaine de mètres de lui. Il remarqua qu’ils n’étaient pas armés et releva son propre fusil. Il les laissa approcher sans relâcher pour autant sa vigilance.

L’un d’eux, un homme corpulent vêtu d’une veste de cuir fourrée et coiffé d’un bonnet rayé, se détacha du groupe et s’avança vers lui. Des fils blancs sillonnaient sa barbe et ses sourcils épais.

« On a fouillé tous les abris autour du village, souffla-t-il entre deux expirations. On peut dire que tu nous as fait cavaler, le Rouge.

— Où est Nadia ? » demanda Élan Gris.

L’homme essuya le bout de son long nez d’un revers de manche.

« Bien au chaud, t’inquiète pas. Elle nous a raconté que tu l’attendais dans les parages. Alors on a pensé que tu serais mieux près d’un bon feu que dehors.

— Vous n’allez pas me dénoncer aux gardes royaux ? »

L’homme secoua vigoureusement la tête, les autres ricanèrent derrière lui.

« On a foutrement rien à dire aux pantins qui nous gouvernent ! Des gens qui prétendent nous forcer à aimer leur satanée corrida ! Qu’ils retournent en Espagne et nous rendent nos États d’avant, c’est tout ce qu’on leur demande. Y a pas de garde ni de représentant du roi, ici, on se débrouille entre nous.

— Où sommes-nous ?

— Dans le royaume du Centre. Plus précisément dans la toute petite bande de l’Oklahoma entre le Kansas, le Texas et le Nouveau-Mexique. Nadia nous a parlé de votre projet de passer en Arcanecout… »

Élan Gris ne répondit pas, toujours sur ses gardes.

« On peut vous conduire dans le Nouveau-Mexique, devant un passage où y a pas trop de gardes et pas trop de troupes.

— Pourquoi des Blancs me viendraient-ils en aide ? »

L’homme se gratta la tête sous son bonnet.

« Les Blancs sont différents les uns des autres, mon gars. Et puis, toi, je sais pas, mais Nadia mérite qu’on l’épaule. Tu viens avec nous ou tu comptes rester là planté comme un piquet ? »

Élan Gris n’hésita pas longtemps. Il ne tiendrait pas plus d’un jour avec le peu de vivres qu’il lui restait.

« Je vous suis.

— À la bonne heure. Rentrons, les gars. »

 

Les Espagnols avaient rebaptisé le village, jadis appelé Blackstone, Santa Maria. Ses habitants continuaient entre eux de lui donner son nom anglais, une façon comme une autre de défier le roi Manuel II et ses sbires qu’ils surnommaient les « pantins d’Espagne ». Peuplé d’environ mille âmes, situé à l’écart des routes et du chemin de fer, il vivait quasiment en autarcie et observait sa propre loi. Jim, l’homme barbu qui s’était adressé à Élan Gris, occupait la fonction de juge.

« Pas difficile comme rôle. Y a pratiquement jamais de délits à Blackstone. Les seuls litiges pour lesquels on me demande d’intervenir sont des histoires d’arbres en bordure de terrains ou de gosses un peu agités. »

Après que les hommes se furent dispersés, il emmena Élan Gris chez lui. Sa maison se dressait légèrement en dehors du village, sur le flanc d’une colline.

« Le v’là, ton Rouge, on a fini par le retrouver ! » s’exclama Jim en retirant son bonnet et sa veste.

Assise à une grande table, Nadia accueillit Élan Gris d’un sourire radieux. La maison était spacieuse, propre et chaude. Un feu de cheminée crépitait dans un âtre au manteau de pierres apparentes. Trois lampes dispensaient un éclairage diffus. Il y régnait une curieuse odeur, pas désagréable, quelque chose comme la sève parfumée de certains arbres au printemps.

Penchée au-dessus de la table pour découper un gâteau crémeux, une femme aux cheveux blancs rassemblés en chignon releva la tête et observa Élan Gris. Difficile de déchiffrer ses sentiments dans ses yeux pourtant clairs.

« Vous pouvez poser votre fusil et votre manteau, dit-elle d’une voix douce. Vous ne risquez rien dans cette maison.

— Cette adorable personne s’appelle Jessica et, accessoirement, elle est ma femme, déclara Jim avec un sourire.

— Il en faut de la patience et de la bonté pour être l’épouse d’un homme comme toi, Jim Telfer ! »

Élan Gris retira son vêtement de peau et l’accrocha sur une patère au côté du manteau de Nadia. Il rechigna à se séparer de son fusil. Il n’aurait su dire quoi, mais quelque chose ne lui plaisait pas dans cette maison, chez ces gens. Était-ce la méfiance ancestrale des siens envers l’homme blanc, forgée par tant de trahisons, par tant de déceptions ?

« Assieds-toi, le Rouge, dit Jim en tirant une chaise.

— L’appelle donc pas le Rouge, Jim Telfer ! protesta Jessica. Il a un nom comme toi et moi.

— Élan Gris, c’est pas vraiment un nom ! »

La femme s’interrompit dans sa tâche et jeta un regard courroucé à son mari.

« Jim Telfer, c’est pas une façon de traiter les invités ! »

Élan Gris, que Jim persista à appeler le Rouge tout au long du repas, put enfin manger à sa faim. Toutefois, il ne commit pas la même erreur que chez Sally, il garda une partie de son estomac vide. Il lui semblait que les créatures maléfiques de sa vision s’agitaient dans les ténèbres, il percevait un grondement au fond de lui, il devait rester vigilant.

À la fin du repas, tandis que Jim s’installait au coin du feu pour fumer la pipe, Jessica conduisit ses hôtes dans leurs chambres, situées au premier étage de la maison. Les deux pièces semblaient ne pas avoir servi depuis très longtemps.

« Les chambres de mes enfants, murmura-t-elle d’un air soudain mélancolique.

— Que sont-ils devenus ? » demanda Nadia.

Jessica ne répondit pas, se contentant de mordiller ses lèvres tremblantes. Elle leva un regard indéfinissable sur Élan Gris.

« Reposez-vous, ajouta-t-elle avant de se détourner avec brusquerie. Demain sera un autre jour. »