L’église Sainte-Rita se dressait tout au fond d’une rue en si piètre état qu’on aurait dit un mauvais chemin de terre. La nuit était tombée depuis plus de trois heures. Suivant les indications de Philibert, Jean avait longé le marécage qu’on appelait le bayou et s’était enfoncé peu à peu dans les rues Cases-Nègres, un quartier aux maisons délabrées, aux arbres torturés et aux routes défoncées. Les habitants l’avaient regardé passer avec des yeux étonnés et vaguement hostiles. Philibert lui avait dit que les Blancs ne mettaient jamais les pieds dans les quartiers habités par les Noirs et recommandé la plus grande prudence.
« N’hésite pas à cavaler si tu vois des gars marcher derrière toi ! Et s’ils t’attrapent, dis-leur que tu viens voir Mizzipi. Pas sûr que ça les calme, mais faudra au moins essayer.
— Il est aussi connu que ça, Mizzipi ? »
Philibert avait remonté sa casquette et s’était frotté le haut du crâne, un geste qu’il effectuait chaque fois qu’il voulait donner de l’importance à ses paroles.
« Lui ? C’est le plus grand chanteur de Nouvelle-France. Enfin, le plus grand chanteur noir.
— Il paraît encore plus miséreux que les autres…
— Il demande jamais de fric pour chanter, il s’en fout de l’argent, il se contente du gîte et du couvert. Et puis il voyage sans frais, comme t’as pu t’en rendre compte. Ça m’est arrivé plus d’une fois de le ramasser au bord de la route. Les Noirs de tout le royaume le vénèrent comme un dieu. Personne ne sait quel âge il a au juste. Y en a qui disent qu’il a connu l’Amérique du temps des États-Unis, et même qu’il a dépassé le siècle depuis longtemps… »
Bon nombre de planches de la bâtisse étaient disjointes, une partie du toit, découverte, et il ne restait du clocher qu’un moignon déchiqueté. Des chants montaient dans la nuit bercée par une brise tiède et imprégnée d’une puissante odeur de vase. Les branches des arbres plongeaient dans l’eau du bayou proche comme pour y puiser un peu de fraîcheur. Des ululements, des coassements et d’autres cris transperçaient régulièrement l’obscurité. Jean se demandait ce qu’il fichait dans ce quartier perdu de La Nouvelle-Orléans alors que le mariage de Maxandeau et de Clara serait célébré dans un peu moins de deux jours.
Au cours de la journée, il s’était rendu devant l’entrée principale du domaine d’Alfred Maxandeau et avait pris conscience que, conformément aux affirmations de Mizzipi et de Philibert, il lui serait impossible de pénétrer à l’intérieur de la propriété ceinte d’un mur d’une douzaine de mètres de hauteur : une armée de gardes accompagnés d’énormes molosses en gardaient les accès. Clara était là, si proche qu’il aurait pu crier son nom, si étroitement gardée qu’elle n’avait jamais semblé aussi loin. Il s’était écarté, la mort dans l’âme, quand un garde posté derrière la grille monumentale surchargée de dorures lui avait jeté des regards soupçonneux. Un flot ininterrompu de véhicules se présentait devant la porte de service. Les voitures luxueuses des invités logés dans la propriété pendant les cérémonies du mariage côtoyaient les camions des fournisseurs. Jean avait entrevu les immenses chapiteaux de toile blanche dressés sur les pelouses d’un vert éclatant, les massifs de fleurs géométriques qui bordaient les allées pavées de dalles scintillantes. Une armée de serviteurs en livrée rouge et blanc, noirs pour la plupart, courait d’un endroit à l’autre de la propriété sous le regard vigilant d’hommes blancs vêtus de costumes sombres. L’opossum, l’animal symbole de Maxandeau, n’avait pas paru à Jean aussi terrible que l’avait prétendu Philibert : il ressemblait à un rongeur inoffensif dont on avait envie de caresser le pelage soyeux, du moins tel qu’il était représenté sur les grilles et dans les niches du mur d’enceinte.
La cathédrale Saint-Louis et son immense parvis séparaient le domaine de Maxandeau du palais royal, un bâtiment censé reproduire le château de Versailles, mais en modèle réduit et avec des matériaux de moindre qualité. Des drapeaux bleu et blanc, couleur de Nouvelle-France, claquaient au-dessus des toits. Parmi eux flottait un drapeau blanc frappé de la fleur de lys, sans doute pour rappeler les liens étroits entre le royaume d’Amérique et son ancêtre européen. Jean avait assisté à la relève de la garde, un ballet spectaculaire et parfaitement réglé auquel les Néo-Orléanais ne prêtaient plus vraiment attention. Des gardes droits comme des piquets, uniformes blanc et bleu, couvre-chefs aux sommets pointus et dorés, perruques poudrées, bottes noires montant jusqu’aux genoux, pantalons bouffants et fusils d’assaut, marchaient au pas de l’oie en frappant de leurs semelles ferrées les dalles de pierre.
Courtisans et fournisseurs se pressaient en grand nombre dans la cour principale pavée. Des huissiers en livrée bleue filtraient les entrées sous la supervision de soldats coiffés d’un casque métallique. Nombreux étaient les hommes et les femmes qui tentaient d’obtenir une audience auprès du roi Pierre III. Quelques courtisans attitrés traversaient l’espace en jetant des regards dédaigneux sur cette populace en mal de reconnaissance royale. Un peu plus loin, devant l’une des sorties principales, stationnaient les voitures frappées d’armoiries, les taxis de couleur brune et les calèches tirées par des attelages de chevaux bais. Des panneaux fixés sur les toits de quelques navettes indiquaient qu’elles desservaient la gare principale de Pointe-du-Croissant et l’aéroport de Montgolfier. L’essence était aussi chère qu’en France, Jean l’avait constaté en avisant les tarifs proposés par une station-service : trois néo-francs le litre, soit l’équivalent de deux francs royaux soixante.
Philibert lui avait remis un billet de dix néo-francs avant de remonter dans son camion :
« Tu mangeras à ma santé, avait-il dit avec un large sourire. Je t’aurais bien accompagné ce soir, mais il faut que j’aille d’urgence livrer ma marchandise, puis que je reparte aussitôt pour l’Arkansas. Qu’est-ce que tu veux, j’dois gagner sa vie. Que Notre Seigneur Jésus-Christ te protège, mon gars. »
Jean avait passé le reste de la journée à flâner au bord du Mississippi dans la chaleur étouffante de ce mois de février. Il avait pris son déjeuner dans un petit restaurant typique de La Nouvelle-Orléans sur une terrasse surplombant le large cours d’eau. Il avait mangé des beignets, des haricots rouges, du riz et des écrevisses à la sauce piquante. Il avait surpris une discussion entre deux vieillards assis à la table d’à côté. L’un d’eux affirmait que la saison des cyclones serait en avance et que la ville risquait bientôt d’en essuyer un comparable à celui de 2005. Les digues avaient alors cédé et La Nouvelle-Orléans avait été submergée, des quartiers entiers dévastés, une partie de la population noyée. La ville portait encore les stigmates de l’ouragan : dans certaines avenues, les maisons étaient restées dans l’état, en partie ou totalement détruites, parfois transformées en tas de bois informe hérissé de planches brisées, la végétation avait repris ses droits dans les jardins abandonnés, d’énormes crevasses béaient dans les rues et le long des trottoirs, sur lesquelles on avait posé des passerelles de fortune. L’odeur permanente de vase donnait la vague impression de se balader dans un cloaque géant. Les vieux avaient dit que les pompes de drainage installées en 1910 n’avaient pas fonctionné, qu’il fallait les changer d’urgence, que le roi avait mieux à faire avec ses maîtresses, ses chasses à courre et ses fêtes somptueuses, que son peuple était le dernier de ses soucis. Même s’ils avaient prononcé ces derniers mots à voix basse, craignant visiblement d’être écoutés, Jean les avait parfaitement entendus.
Il avait aussi découvert, dans certains quartiers habités principalement par les Noirs, des salles sombres où se donnaient des concerts improvisés, des hommes qui, avec des guitares, des trompettes, des clarinettes, des banjos, des harmonicas, des planches à laver, jouaient une musique frénétique. Il n’avait aperçu aucun Blanc dans les formations ni dans l’assistance. Des femmes dans le public se trémoussaient en cadence, les yeux mi-clos, la tête renversée, tenant leurs jupes remontées au-dessus du genou. Il régnait dans ces pièces surchauffées une atmosphère de ferveur et de joie qui entraînait de curieuses sensations dans la tête et le corps de Jean, une irrésistible envie de bouger, de claquer des mains, de sautiller, de plonger dans cet état de transe qui gagnait peu à peu le public. Il avait demandé à un jeune garçon comment s’appelait ce genre de musique. L’autre l’avait regardé un long moment d’un air craintif avant de répondre :
« Le zzipi.
— Comme Mizzipi ? »
Le garçon avait ouvert de grands yeux.
« Tu connais Mizzipi ? »
Jean en avait rajouté :
« C’est un ami.
— Mizzipi, c’est pas l’ami des Blancs, avait protesté le garçon après un temps de réflexion.
— Je ne suis pas un Blanc, je suis un cou noir. »
Le garçon avait discrètement observé le cou de Jean. Comme il n’avait rien remarqué d’anormal, il en avait déduit que ce Blanc était fou, comme tous les Blancs d’ailleurs, mais celui-là encore plus que les autres : il n’avait rien à faire dans le quartier, et il fallait vraiment avoir perdu la raison pour croire qu’il existait une catégorie intermédiaire entre blanc et noir.
Jean estimait que le zzipi, s’il venait en France, par l’énergie qu’il dégageait, par le supplément d’âme qu’il donnait, rencontrerait un grand succès chez les cous noirs.
Les chants en provenance de l’église étaient plus graves, plus mélodieux, emplis d’une nostalgie qui tirait des larmes. Le vent répandait maintenant une odeur de sel. Les branches des arbres se dressaient et sifflaient comme des serpents dérangés, des feuilles volaient en tous sens, des gouttes de pluie, lourdes et chaudes, cinglaient les tuiles et les volets.
Jean accéléra le pas. À une dizaine de mètres de l’église, des ombres jaillirent d’un recoin de ténèbres et fondirent sur lui. Il se retrouva encerclé de jeunes Noirs vêtus de chemises entrouvertes et de pantalons larges. Âgés entre quinze et vingt ans, ils le fixaient avec agressivité.
« Où tu vas comme ça, le Blanc ? »
Jean désigna l’église.
« J’ai rendez-vous avec Mizzipi… »
Plusieurs d’entre eux éclatèrent de rire.
« Ils sont des centaines à vouloir rencontrer le grand Mizzipi ! s’exclama le plus grand et le plus costaud de la bande. Pourquoi est-ce qu’il perdrait du temps avec un p’tit Blanc dans ton genre ? »
Les sifflements du vent et les craquements des arbres escamotaient en partie les chants et les contraignaient à hurler.
« C’est lui qui m’a demandé de venir ce soir, déclara Jean d’une voix aussi ferme que possible.
— Ah ouais ? Qui nous dit que t’es pas venu pour le tuer ?
— Vous pouvez me fouiller, je n’ai aucune arme. »
L’interlocuteur de Jean fronça les sourcils.
« Pas besoin d’arme pour tuer quelqu’un.
— Quel intérêt j’aurais de le tuer ?
— Les Blancs disent que Mizzipi prêche la révolte des nègres. Ils veulent l’empêcher de chanter et de parler. Mais on ne peut pas arrêter quelqu’un comme Mizzipi.
— J’ai fait le voyage avec lui à l’arrière d’un camion. »
Le grand Noir s’approcha de Jean et le dévisage avec insistance ; le vent gonflait sa chemise et dévoilait son torse musculeux.
« Tu parles pas comme les Blancs d’ici. D’où viens-tu ?
— De France.
— T’es un de ces satanés Européens qui viennent s’installer en Nouvelle-France en croyant que la vie est meilleure ici.
— Je suis simplement venu retrouver quelqu’un. »
Le grand Noir tira un couteau de la ceinture de son pantalon.
« Les Blancs n’ont pas à foutre les pieds dans ce quartier. Ton chemin s’arrête là, mon gars. »
Jean recula d’un pas. Le cercle se referma aussitôt derrière lui. Ils étaient tous équipés de couteaux.
« Mizzipi m’attend ! cria-t-il en essayant de dominer la panique qui s’emparait de lui. Allez le lui demander, au moins !
— On dérange pas Mizzipi pour si peu. »
Le grand Noir leva son couteau. Jean lança un coup d’œil désespéré autour de lui. Ses agresseurs formaient un filet aux mailles serrées, infranchissables.
« On t’a donc pas prévenu que certains quartiers sont interdits aux Blancs ? »
Jean esquiva le premier coup de couteau d’un retrait du torse, buta sur une pierre, s’affala de tout son long sur le sol. Des rires et des vociférations s’entrelacèrent au-dessus de sa tête.
« On retrouve jamais les corps, ici, tu sais ! On les jette dans le bayou, les tortues ou les cocodrils s’en chargent. »
Jean entrevit, entre ses bras placés en protection devant ses yeux, les faces hargneuses de ceux qui avaient résolu de le tuer, puis, en arrière-plan, le ciel ténébreux où roulaient des nuages furibonds, comme si toute la colère du monde se concentrait au-dessus de lui. Le visage de Clara se détacha du tumulte de ses pensées, si net, si proche, qu’il eut le sentiment d’être revenu dans leur cave de Paris.
Ses agresseurs s’écartèrent tout à coup et le silence retomba sur les lieux, seulement bousculé par les rafales. Jean se redressa sur un coude. Des douleurs montaient de divers endroits de son corps, mais il n’était pas blessé. De lourdes gouttes de pluie lui cinglaient le front et les lèvres.
« Pourquoi vous acharnez-vous sur ce garçon ? »
Jean aurait reconnu cette voix entre mille, à la fois douce et empreinte d’autorité.
« On n’aime pas que les Blancs fouinent dans notre coin ! Y en a beaucoup qui te veulent du mal !
— Je l’avais invité à me rejoindre dans l’église. Est-ce de cette façon qu’on traite les invités dans votre quartier ? »
Mizzipi sortit de l’obscurité, s’avança vers Jean, souleva son chapeau et caressa de la paume ses cheveux poivre et sel.
« Si j’avais pas été tracassé par ma vessie de vieillard, vous l’auriez égorgé comme un agneau sans défense, vous vous seriez montrés aussi injustes, aussi indignes que ceux que vous accusez de vos maux, oh Seigneur, délivre-nous de la fureur et de l’ignorance. Rien de cassé, mon gars ? »
Jean parvint à se relever en dépit des battements accélérés de son cœur et du flageolement de ses jambes.
« On pouvait pas savoir que tu connaissais ce p’tit Blanc, Mizzipi ! plaida le plus grand de la bande.
— On sait jamais à qui on a affaire, mon gars, oh non, jamais. On tue pas les gens par principe.
— Les Blancs, ils ont tué certains des nôtres par principe.
— C’est une raison pour être aussi ignorants et aussi injustes qu’eux ?
— On peut pas se contenter de changer les choses en chantant !
— Je cherche pas à changer les choses, répliqua Mizzipi après un long moment de silence. Je chante ce qui est au fond de moi. Au fond de moi, y a du malheur et aussi un peu de joie, y a les femmes qui m’ont aimé et celles que j’ai quittées, y a de l’amour qui s’est parfois dilué dans le bourbon, y a toutes ces routes sur lesquelles j’ai usé mes godasses, y a ma vieille compagne dont j’ai changé cent fois les cordes, y a le sang nègre qui coule dans mes veines, y a l’amour du Seigneur et la trace du Malin, y a tout ça, et y a que ça… Je suis pas votre symbole, pas votre guide, je suis juste un homme qui donne des bouts de son âme à ceux qui veulent bien les recevoir. Alors, si vous comprenez ce que je suis, venez donc m’écouter au lieu de suriner les gens qui s’promènent tout seuls près de chez vous. »
Ayant prononcé ces mots, Mizzipi prit Jean par l’épaule et l’entraîna avec douceur vers l’entrée de l’église. Le ciel se déchira et la pluie tomba à verse quelques secondes après qu’ils furent entrés dans la bâtisse. Les lumières des ampoules qui pendaient au bout de leurs fils tremblotaient, signe que l’alimentation électrique n’allait pas tarder à être coupée. Les chants s’interrompirent. Tous les regards se tournèrent vers le garçon Blanc qui s’avançait dans l’allée centrale en compagnie du vieux chanteur.