CHAPITRE 11

Je peux enfin écrire sur le cahier que m’a procuré Elmana, la jeune Noire délurée dévolue à mon service. Sans elle, je crois que je serais devenue définitivement folle. Pas seulement à cause des drogues qu’on me faisait boire, mais parce que l’enfermement dans cette pièce humide et sombre sapait peu à peu ma raison ; il me rappelle les jours interminables passés dans la cave nauséabonde de la maison de Barnabé. Depuis qu’on m’a enlevée à Paris, je ne me souviens pas avoir revu la lumière du jour. Écrire me permettra de remettre de l’ordre dans mes pensées, de me raccrocher à la vie. Et à l’espoir un peu fou de revoir Jean.

Bavarde, Elmana m’a confié que son maître Alfred Maxandeau avait le projet de m’épouser le plus rapidement possible, le temps d’organiser une grande cérémonie avec tout ce que La Nouvelle-Orléans compte de courtisans et de personnalités. Elle m’a même précisé en riant qu’il prévoyait d’inviter le roi en personne : c’est que, m’dame, c’est un homme important, monsieur Maxandeau, le plus riche du royaume de Nouvelle-France, peut-être même de toutes les Amériques ! Elle a ajouté qu’il était bien vieux et pas beau, mais que je ne pourrais pas trouver de meilleur parti. Je lui ai répondu que je n’en voulais pas, de son parti, que j’aimais déjà un homme et que je me fichais pas mal de ses richesses. Elle m’a regardée comme si j’étais vraiment folle. Elle a paru regretter d’avoir désobéi à ses maîtres en cessant de verser des poudres dans mes repas : vous aviez très mauvaise mine, m’dame, j’avais peur que les herbes du docteur Tibaudaux finissent par vous tuer. Son initiative aurait pu lui valoir de graves ennuis. Elle m’avait en tout cas tirée de la torpeur dans laquelle je croupissais depuis des jours et permis de recouvrer en grande partie ma lucidité. Elmana m’a suppliée de ne rien montrer de mon amélioration. Alfred Maxandeau avait prévu de me rendre à la vie normale après m’avoir épousée, quand il serait trop tard pour revenir en arrière. S’il apprenait ce que la servante avait fait pour moi, sûr qu’il la battrait jusqu’au sang, puis qu’il la jetterait aux cochons ou aux crocodiles. Je lui ai promis de continuer de jouer les inconscientes, mais, en mon for intérieur, je me suis fait le serment de ne jamais épouser Alfred Maxandeau. Plutôt la mort que de me laisser toucher par cet homme.

J’espère toujours que Jean viendra me délivrer comme il est apparu dans la maison de Barnabé. Mais les difficultés sont tellement grandes pour lui que je m’interdis de me bercer d’illusions. Même s’il connaissait l’endroit où l’on me tient enfermée, ce qui est très improbable, comment pourrait-il se rendre en Amérique, lui qui devrait franchir l’océan puis les douanes de Nouvelle-Angleterre sans argent ni passeport ? L’espoir est bien mince et, souvent, lorsque Elmana sort de ma chambre, je m’autorise enfin à verser mes larmes. Je me demande pourquoi mes parents m’ont vendue à Maxandeau. Ils m’avaient pourtant reniée. Comment m’ont-ils retrouvée ? Je suppose qu’il y allait de l’intérêt de mon père : le chevalier Barrot n’agit que pour consolider sa fortune ou élever son rang. Mais le fait qu’il m’ait promise à un homme tout en sachant que je partageais la vie d’un cou noir montre toute l’étendue de sa cupidité. Il sait sans doute que je ne suis plus l’une de ces jeunes filles pures qui se gardent pour le mari qu’on leur destine. Il a certainement menti sur mon état et je me demande comment réagirait mon futur époux s’il s’en rendait compte : estimerait-il qu’il y a tricherie sur la marchandise et me renverrait-il aussitôt en France ? Ou bien s’en ficherait-il comme de sa première chemise ? Je ne le saurai jamais. Ma résolution est prise : je tenterai tout ce qui est en mon possible pour m’évader et, si je n’y parviens pas, je choisirai une solution radicale, définitive.

 

La pièce dans laquelle je suis cloîtrée est entièrement tapissée d’un bois précieux qui diffuse un agréable parfum. Il y règne la plupart du temps une chaleur moite qui, malgré les trois ventilateurs du plafond, me fait transpirer en permanence. Les fenêtres sont occultées par des persiennes dont les lattes serrées m’interdisent toute vue de l’extérieur. Elmana m’a expliqué qu’il s’agit d’une superstition du royaume de Nouvelle-France : aucun regard d’homme ne doit se poser sur la future mariée trois mois avant la cérémonie, ou bien l’union serait frappée d’un mauvais sort qui la rendrait stérile ou malheureuse. Toutes les femmes sont renfermées trois mois avant le mariage, comme vous, m’dame, enfin, chez les Blancs, ce n’est pas pareil chez les Noirs et les Indiens.

J’essaie de reconnaître les bruits qui échouent dans le silence de ma chambre. La rumeur de la vie. Éclats de voix, vrombissements de moteurs, hennissements de chevaux, aboiements de chiens, sonneries de cors de chasse, sifflements de trains, rugissements d’avions qui se posent ou décollent tout près. J’ai demandé à Elmana si le réseau R2I desservait la Nouvelle-France. Elle m’a répondu que, si je voulais parler de ces écrans magiques avec lesquels on pouvait communiquer dans le monde entier, seuls les Blancs riches avaient l’autorisation de sen servir, pas les Blancs pauvres, ni les Noirs, ni les Indiens. J’ai compris que la Nouvelle-France avait reproduit, peut-être en pire, les déséquilibres du vieux royaume de France.

Elmana m’a appris que les Noirs et les Indiens avaient un statut à part. Nous, les Noirs, on vient juste après les Blancs pauvres et juste avant les Indiens. Autrefois il y avait eu de l’esclavage, puis, après la guerre de Sécession et l’abolition, on avait rendu leur liberté aux Noirs. Quelle liberté, m’dame ? La liberté de crever de faim, oui ! Les Indiens, au moins, on les nourrit dans leurs réserves. Nous, on travaille dur, on se tue à la tâche, on gagne à peine de quoi payer la nourriture et le logement. La guerre de Reconquête et l’arrivée du neveu du roi de France sur le trône de Nouvelle-France n’ont rien changé à l’affaire : on continue de trimer dur, on est traité comme des moins que rien, on nous pend haut et court si on ose rouspéter… Le seul avantage qu’on ait sur les Indiens, c’est qu’on peut aller et venir à notre guise dans tout le royaume. Eux, ils sont exécutés sitôt qu’ils mettent le pied en dehors de leurs réserves.

 

Elmana m’a semblé tendue, inquiète, lorsqu’elle m’a apporté le repas du jour : elle jetait d’incessants coups d’œil derrière elle. Je crois bien qu’ils soupçonnent quelque chose, a-t-elle soufflé en déposant le plateau sur la table basse. Par « ils », il fallait entendre les majordomes du domaine, les chefs des domestiques, des Blancs venus de France, d’anciens serviteurs de grandes familles intransigeants sur l’étiquette. Le cuisinier avait exigé d’Elmana qu’elle verse devant lui la poudre du docteur Tibaudaux dans l’assiette de la future mariée. C’est pourtant qu’un nègre comme moi, mais il a reçu des ordres. Vous feriez mieux de pas toucher à votre assiette, m’dame, si vous ne voulez pas revenir dans l’état d’avant. Mais, comme il faut que vous repreniez des formes, j’essaierai de voler quelque chose pour vous dans les cuisines.

 

J’ai perdu toute notion du temps. Je ne sais pas quand aura lieu la cérémonie. Monsieur Maxandeau, m’a dit Elmana, a reçu toutes les réponses qu’il attendait. Vu la quantité de nourriture livrée ces jours-ci, vu les travaux entrepris dans le parc de la propriété, vu le nombre de gens qui viennent lui rendre visite, je crois bien que votre mariage approche à grands pas, m’dame. J’ai dissimulé de mon mieux la panique qui s’emparait de moi. Bah, a ajouté Elmana, c’est juste un mauvais moment à passer… Les hommes, une fois qu’ils ont fait leur petite affaire, s’endorment comme des bébés. Surtout les vieux comme votre futur ! Vous aurez juste à fermer les yeux et à penser à autre chose en attendant que ça passe. Son rire éclatant a empli toute la pièce et dominé un instant le ronronnement des pales des ventilateurs. Je me suis rendu compte, à ma grande confusion, que je ne savais pas grand-chose de cette femme qui avait été ma seule alliée, ma seule confidente, durant ma claustration. Je l’ai interrogée sur sa vie. Elle m’a semblé au début gênée de répondre, comme si elle trouvait inconvenant de parler d’elle. Puis elle s’est livrée, et ses mots sont devenus un torrent sonore qui jaillissait hors de sa bouche et éclaboussait toute la pièce. Âgée de seulement dix-sept ans, elle était mariée depuis trois ans à un homme qui buvait et la battait comme plâtre lorsqu’il rentrait à la maison. Elle n’avait pas eu d’enfant de lui, Dieu merci, quel genre d’enfants engendrerait un tel père ? Elle habitait une petite maison dans un quartier de La Nouvelle-Orléans qu’on appelait Cases-Nègres. Elle a marqué une petite hésitation avant de poursuivre… elle avait dû… enfin… faire des choses avec monsieur Maxandeau, comme toutes les jeunes servantes de la maison. Elle a marmonné une suite de mots dans lesquels j’ai deviné l’expression : vieux bouc. C’est pour ça, m’dame, que j’dis que c’est juste un mauvais moment à passer, ça dure pas longtemps, Dieu soit loué, et puis après il suffit de penser à autre chose. Le seul problème, c’est qu’il ronfle comme un cochon ! Je lui ai demandé si son mari le savait. Il sait bien comment se passent les choses entre les Blancs et leurs servantes, a-t-elle répondu, il sait qu’autrement on n’aura pas de travail ni d’argent, il ne dit rien, comme tous les hommes de sa condition, mais c’est sûrement pour ça qu’il boit, quoi faire d’autre quand on ne peut pas montrer sa colère ? De grosses larmes ont roulé sur ses joues. Je l’ai prise par les épaules et attirée contre moi. Elle a résisté un peu au début, comme si les effusions étaient déplacées entre une servante et sa maîtresse, puis elle s’est laissée aller et nous sommes restées enlacées jusqu’à ce que le cri strident d’une femme ne la pousse à se dégager de mes bras et à sortir précipitamment de ma chambre.

 

Dans sept jours, m’dame, m’a dit Elmana avec une moue désolée.

Sept jours ? Une nuée de pensées affolées s’est levée sous mon crâne.

Sept jours.

J’étais prise de court. Je n’avais pas échafaudé le moindre plan d’évasion. Je n’avais d’ailleurs pas une seule chance de m’enfuir d’un domaine surveillé jour et nuit par une meute de chiens féroces et une cohorte de gardes armés jusqu’aux dents.

Les couturières vont bientôt venir dans votre chambre pour prendre vos mesures, a poursuivi Elmana, les yeux brillants. On m’a dit que votre robe serait somptueuse, la plus belle qu’on ait jamais vue en Nouvelle-France, plus belle même que celle de la reine. Vous avez maigri. Si vous voulez être digne de votre robe, vous devez reprendre des joues et des fesses. Je vous apporterai deux fois plus à manger. Je lui ai dit que je n’avais pas faim, elle a balayé mon argument d’un revers de bras.

À quoi ça vous servirait d’être laide, m’dame ? Vous avez de beaux cheveux d’or, de grands yeux couleur de ciel, une jolie peau de neige, ce serait pitié que de dédaigner les cadeaux offerts par le Seigneur ! Je n’ai pas envie de me sentir belle pour cet homme, ai-je répliqué. Elmana a secoué la tête : non, non, m’dame, c’est pour vous que vous vous sentirez belle, pour montrer au monde entier que le vieux… monsieur Maxandeau n’a pas réussi à ternir l’éclat de votre jeunesse.

 

Je me demande où est Jean. Que fait-il en ce moment ? Je le sens parfois très proche de moi et parfois lointain, inaccessible. Il me reste sept jours pour me préparer à quitter cette vie, à mettre fin à tout espoir de le revoir un jour. Si je me laissais approcher par le sieur Alfred Maxandeau, je n’aurais plus le courage de le regarder en face. Les jours que nous avons vécus dans notre cave de Paris étaient si beaux, si doux et forts à la fois, que rien ne pourra jamais les remplacer, encore moins les richesses et les honneurs d’un parvenu de Nouvelle-France. J’ai admis que toute évasion était impossible. Il me faut donc mourir. Mon corps tout entier se révolte à cette idée. Je perçois soudain la vie comme un merveilleux cadeau. L’air que je respire, le parfum que je hume, la nourriture épicée et savoureuse qu’Elmana m’apporte en cachette, la caresse des ventilateurs sur mon visage, l’eau de la douche tiède sur mon corps, et même, même la pénombre dans laquelle je suis confinée depuis des semaines, tout me paraît magnifique, somptueux.

Et puis surtout, le souvenir de Jean. Il vit en moi et je le perdrai une seconde fois en renonçant à la vie. J’espère de nouveau qu’il est en chemin vers moi, qu’il vient me délivrer, puis je reprends pied dans la réalité, l’implacable réalité. Alors me vient une idée : qu’il puisse au moins lire un jour ce journal, qu’il puisse savoir que mes dernières pensées ont été pour lui, qu’il puisse comprendre mon geste. La veille de mon grand départ, je demanderai à Elmana de récupérer le cahier et de l’envoyer en France à l’adresse que j’aurai inscrite sur un bout de papier.

Puisque la vie nous a séparés, qu’au moins les mots nous relient à jamais.

Mon cœur s’arrêtera ici-bas, mais il continuera de battre pour toi dans l’au-delà.

Maintenant, il me faut songer à la façon la plus sûre de mourir.