CHAPITRE 13

Le toit du wagon se garnissait au fur et à mesure que le train s’approchait de la Nouvelle-France. Le haut tout entier du convoi d’ailleurs était pris d’assaut par les vagabonds et les journaliers qui partaient chercher du travail dans les fermes du Kentucky, les plantations de tabac de Virginie ou les mines des montagnes Appalaches.

Les clandestins d’Amérique voyageaient de la même façon que les cous noirs de France et des autres royaumes européens. Le rituel était toujours le même lors des entrées en gare : les hobbos se plaquaient sur le plafond métallique et, comme ils étaient de plus en plus nombreux, ils se retrouvaient enchevêtrés les uns dans les autres. Ils ne bougeaient plus jusqu’à ce que le train reparte et quitte la ville. Les autorités de Nouvelle-Angleterre savaient que les reds necks (les cous rouges, le nom américain des cous noirs) se déplaçaient de la sorte, mais elles fermaient les yeux tant qu’ils ne se faisaient pas remarquer lors des passages dans les gares. Jean avait cru comprendre que le respect des apparences était une règle fondamentale sur le sol américain, et les clandestins en jouaient, veillant à rester parfaitement immobiles pour ne pas donner l’occasion aux autres voyageurs de s’offusquer et d’alerter les autorités. L’intervention des cops à Philadelphie avait été motivée par une rixe entre deux bandes de jeunes bourgeois qui s’étaient disputés au sujet d’un poète, Dieu incarné pour les uns, charlatan pour les autres. C’est du moins ce qu’avait raconté un garçon d’une quinzaine d’années venu s’asseoir à côté de Jean qui parlait le français. Cheveux roux, joues piquetées de taches de son, yeux couleur de ciel matinal, il portait l’étrange nom d’En Toute Humilité mais préférait qu’on l’appelle Hume. Il avait tiré de son sac de toile des morceaux de pain rassis qu’il avait tendus à Jean, lequel ne s’était pas fait prier pour les dévorer.

Ils avaient passé sans encombre la gare de Washington, l’ancienne capitale des États-Unis d’Amérique. La ville avait autrefois abrité le palais du président, selon Hume. La Maison-Blanche, c’est comme ça qu’il s’appelait, avait été rasée par les armées européennes. Il ne restait aucun vestige de l’ancien gouvernement, pas même le moindre petit bout de statue. Hume avait ajouté que les cous rouges, eux, vouaient un culte secret aux pères fondateurs des États-Unis : tous espéraient dans leur cœur que les cinq rois seraient renversés et qu’on reviendrait au système d’avant la guerre de Reconquête.

Les yeux clairs de Hume avaient pétillé.

« On sera de nouveau tous libres et égaux ! »

Le froid était moins vif à mesure qu’ils s’approchaient de la frontière de Nouvelle-France. Les collines de Virginie n’étaient qu’en partie couvertes de neige et le vent, un peu moins mordant. Jean sentait de nouveau les extrémités de ses jambes et de ses bras. Toujours emmitouflés dans leurs couvertures, les clandestins semblaient d’humeur plus joyeuse. Des éclats de rire dominaient régulièrement le grondement sourd de la locomotive et le staccato des wagons sur les rails.

« Bientôt Richmond, fit Hume avec un sourire qui dévoilait ses immenses dents légèrement jaunes. Et puis, la frontière de Nouvelle-France…

— Où as-tu appris le français ? demanda Jean.

— Ma mère était française.

— Était ? Tu veux dire que…

— Elle est morte. Morte de faim et de froid dans le Maine, là où nous habitions. Elle avait perdu son travail, on n’avait plus d’argent…

— Il y a longtemps ?

— Cinq mois environ. J’ai travaillé comme ouvrier pêcheur pour pouvoir partir en Nouvelle-France. Je n’ai pas gagné assez d’argent pour me payer le billet. Alors j’ai décidé de voyager en clandestin.

— Et ton père ?

— Oh lui, il est parti depuis bien longtemps. Je ne sais même pas s’il est encore vivant.

— Pourquoi veux-tu aller en Nouvelle-France ?

— Ma mère m’a dit qu’elle avait un frère du côté de Bâton Rouge.

— Tu crois que la vie sera meilleure là-bas ? »

Hume haussa les épaules.

« J’en sais rien, mais elle ne pourra pas être pire que dans le Maine. Et au moins, il fera chaud. »

Jean observa quelques instants les daims tachetés qui s’ébattaient à l’orée de la forêt profonde longée par le chemin de fer. Le hobbo qu’il avait aidé à grimper sur le toit était descendu quelques dizaines de mètres avant l’arrivée du train dans une petite gare entre Philadelphie et Washington.

« Si les autres pensent comme toi, tout le monde doit vouloir aller en Nouvelle-France, non ? »

La main sur son bonnet pour l’empêcher de s’envoler, Hume hocha la tête.

« Ils sont très nombreux. Et comme la Nouvelle-France ne peut pas les accueillir tous, ce n’est pas facile de passer la frontière.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Les douaniers néo-français tirent à vue sur tous ceux qui essaient d’entrer en Nouvelle-France sans en avoir l’autorisation. Des gars comme nous, quoi.

— Sans sommation ?

— Ils tirent d’abord, ils préviennent ensuite. La frontière, on l’appelle le cimetière.

— Comment tu sais tout ça ?

— C’est un vieil éclopé qui me l’a raconté, un type qui dormait dehors à côté de notre maison. On lui donnait du pain quand on pouvait. Il avait reçu sa blessure à la jambe en essayant de passer la frontière. Ses deux meilleurs amis, eux, n’ont pas eu cette chance : ils y sont restés. Les douaniers jettent ensuite les corps dans des fosses communes.

— Il n’y a pas un moyen d’éviter ça ? »

Hume lança un regard par-dessus son épaule avant de se pencher vers Jean.

« Sauter du train trois ou quatre kilomètres avant la frontière et couper par les marécages. Ensuite, faut compter sur la chance pour échapper aux patrouilles et à leurs chiens.

— C’est ce que tu comptes faire ? »

Hume marqua un temps de silence.

« Si on veut avoir une chance de passer, y a pas d’autre choix à mon avis. »

 

Après Richmond, le climat se fit nettement plus agréable. La verdure dominait dans les paysages et les clandestins avaient pour la plupart retiré leurs couvertures. Les enfants des fermes disséminées le long du chemin de fer saluaient les voyageurs avec de grands gestes des bras. La fonte de la neige avait abandonné de larges mares dans les champs. Des voitures et des camions patientaient de chaque côté des passages à niveau fermés par des barrières blanc et rouge. La misère était en pleine campagne moins voyante qu’en ville ; elle se devinait aux vêtements ravaudés, aux dentitions gâtées, à l’indéfinissable expression dans les yeux, entre désespoir et résignation. Jean remarqua les voitures blanc et doré frappées du sceau royal qui sillonnaient les mauvais chemins de terre.

« L’administration royale, expliqua Hume. Ils vont de ferme en ferme pour faire les inventaires et prélever la part du roi.

— Qui est de combien ?

— Cinquante pour cent. Toutes les terres appartiennent au roi ou aux plus grandes familles. Ils prennent la moitié de tout ce que produisent les fermiers.

— Il n’y a jamais eu de révolte ? »

Hume extirpa un quignon de pain de son sac avant de répondre :

« Deux grandes, l’une en 1931 et l’autre en 1978. Les deux se sont terminées de la même façon : les meneurs ont été pendus sur la place publique et les autres ont été condamnés à vingt ans de bagne.

— Comment tu sais tout ça ?

— Ma mère m’a appris à lire et écrire. Et j’ai lu des dizaines de livres… »

Ils surent qu’ils s’approchaient de la frontière quand plusieurs hobbos profitèrent d’un ralentissement pour sauter du toit du wagon et se disperser dans la campagne environnante.

« Ça va être le moment, dit Hume. Tu viens avec moi ? »

Jean acquiesça d’un hochement de tête. Les rangs des voyageurs s’étaient déjà clairsemés autour de lui. Certains hésitaient à sauter de peur de se rompre les os trois mètres en contrebas. Ils finissaient par se jeter dans le vide en poussant des petits cris de terreur et se réceptionnaient tant bien que mal dans les fossés bordant la voie. Jean crut qu’une femme s’était fracturé la jambe ou le bassin lorsqu’elle resta allongée et immobile dans l’herbe. Mais elle finit par se relever et se diriger en boitillant vers les fourrés proches.

« Maintenant ! » cria Hume.

Tenant fermement son sac, il s’élança et sauta de manière à éviter le lit de cailloux qui bordait la voie. Il roula sur lui-même lorsqu’il toucha terre, et se rétablit apparemment sans dommages quelques mètres plus loin. Il ramassa son bonnet et, d’un geste de la main, fit signe à Jean de le rejoindre. Ce dernier prit une profonde inspiration avant de se laisser tomber du wagon. Il lui sembla que la distance s’allongeait, qu’il prenait de la vitesse, qu’il allait percuter durement le sol en contrebas. Surpris par la violence du choc, il partit dans une série de roulades qui le projetèrent dans un buisson une dizaine de mètres plus loin. Il eut besoin d’un petit moment pour reprendre ses esprits. Une vive douleur montait de sa cheville droite, mais il se rendit compte qu’il pouvait la remuer sans trop de difficulté.

« Eh ben, quel gadin ! »

Hume le prit par le bras et l’aida à se relever.

« T’as rien de cassé, au moins ? »

Jean esquissa quelques pas sur l’herbe humide pour vérifier qu’il n’avait rien de cassé ou de foulé. La douleur à sa cheville s’assourdissait. Le train n’était plus qu’une ombre grondante dans le lointain.

« Pas au point, ta technique de descente de train, hein ! » s’esclaffa Hume.

Il leva la tête et observa le soleil.

« Le soleil est encore levant. Ça veut dire qu’il faut qu’il soit à notre gauche quand on marche. »

Ils peinaient par endroits à s’arracher d’une terre gorgée d’eau. Laissant derrière eux des collines verdoyantes, ils s’enfonçaient peu à peu dans un marécage parsemé de cours d’eau. Des barques à fond plat pourrissaient çà et là, inutilisables. Il leur fallait parfois faire un détour d’un ou deux kilomètres pour trouver un gué. Ils cessèrent bientôt d’apercevoir les autres clandestins qui avaient pris la même direction qu’eux. Chacun maintenant se dispersait dans la nature hostile en espérant que la chance tournerait en sa faveur.

« La frontière est encore à combien ? demanda Jean tandis que Hume et lui se reposaient, assis sur une souche.

— Faut sans doute compter encore trois ou quatre heures de marche.

— On ne risque pas de croiser des patrouilles de cops ?

— Penses-tu ! Les Néo-Anglais sont trop heureux de laisser tout le sale boulot aux Néo-Français. Ça a jamais été l’entente cordiale entre les deux royaumes. Ils ne ratent jamais une occasion de faire une saloperie à l’autre ! Et puis, les Néo-Anglais se débarrassent par la même occasion de leur surplus de miséreux. »

Au fur et à mesure qu’ils progressaient vers le sud (le soleil se tenait maintenant sur leur droite), le marais devenait de plus en plus fangeux, de plus en plus difficile à pénétrer. Les bandes de terre se resserraient dans l’entrelacs d’étiers, d’étangs et de mares. Des oiseaux blancs s’envolaient à leur passage dans un lourd bruissement d’ailes. Le chemin se fermait parfois devant eux et ils n’avaient pas d’autre choix que de revenir sur leurs pas et de suivre une autre direction.

Alors que le ciel se couvrait déjà de stries rougeâtres annonciatrices du crépuscule, ils tombèrent, au détour d’un sentier, sur un groupe d’hommes vêtus d’épaisses chemises à carreaux, chaussés de hautes bottes, armés de fusils et accompagnés de chiens. L’un d’eux, un grand gaillard de presque deux mètres qui portait une longue barbe, les apostropha dans un anglais rugueux dont Jean ne comprit pas un traître mot.

« Ils disent que nous ferions mieux de rebrousser chemin avant la nuit, traduisit Hume.

— Pourquoi ? »

Hume posa la question à son interlocuteur.

« Il dit que nous risquons d’être piégés par les sables mouvants. »

Les chasseurs échangèrent quelques mots entre eux et éclatèrent de rire.

« Ils disent que les sables mouvants facilitent le travail de ces crétins de Néo-Français.

— Qu’est-ce qu’on fait alors ? »

Le visage de Hume se fit dur, déterminé.

« Fais ce que tu veux. Moi, je ne repartirai pas en arrière. »

Jean n’était plus qu’à quelques lieues du royaume où Clara avait été emmenée. Il eut un pincement au cœur en songeant qu’il arrivait peut-être trop tard, qu’elle était peut-être déjà mariée.

« Je te suis », dit-il.

Lorsque Hume leur eut fait part de leur décision, les chasseurs secouèrent la tête et s’écartèrent pour les laisser passer, retenant fermement leurs chiens qui grondaient en sourdine.

 

Le soleil se couchait dans un chatoiement de couleurs pourpres et orangées. Le crépuscule transformait les surfaces des étiers et les étangs en miroirs flamboyants. Divers bruits montaient du marais, chuintements, ululements, grattements, couinements… Hume et Jean progressaient avec une lenteur exaspérante sur les bandes de terre dégagées, s’agrippant aux herbes hautes ou aux branches des souches pour ne pas s’enfoncer trop profondément dans la terre meuble.

Des aboiements et des coups de feu retentissaient de temps à autre dans le lointain.

« Les patrouilles néo-françaises », murmurait à chaque fois Hume.

Jean lui proposa de choisir un endroit relativement sûr pour y passer la nuit. À la vitesse où tombait l’obscurité, ils n’y verraient bientôt plus rien.

« Arrête si tu veux, moi je continue.

— Tu n’es tout de même pas à un jour près… »

Hume ne répondit pas. Jean ne comprenait pas son obstination à vouloir à tout prix traverser la frontière avant la nuit. Le marais lui paraissait farci de pièges encore plus difficiles à déjouer dans les ténèbres. Il lui emboîta cependant le pas, se disant qu’à deux ils augmentaient leurs chances de s’en sortir.

La tombée de la nuit marqua le retour d’un froid humide et pénétrant. Une brume épaisse se leva, occulta les lumières de la lune et des étoiles et rendit la visibilité quasi nulle.

« On approche de la frontière, souffla Hume.

— Comment tu le sais ? »

Hume s’immobilisa et resta un moment à l’écoute des bruits.

« Les patrouilles : elles ne sont plus très loin. »

Jean se concentra sur le fond sonore et s’aperçut qu’il était en grande partie constitué d’aboiements, de hurlements et de détonations.

« C’est la raison pour laquelle il n’est pas question de rester cette nuit dans le marais, reprit Hume. Je n’ai pas envie d’être égorgé dans mon sommeil par l’un de ces satanés chiens ! »