Visages graves, inquiets, Arn, Dan le Dingo, Paul, Francis et Shaar le Mongol se tenaient serrés les uns contre les autres dans l’espace exigu. Seul Élie, recroquevillé dans un coin, ne semblait pas prendre la mesure de la gravité de la situation. Un large sourire avait éclairé son visage lorsque Clara avait été poussée dans le réduit éclairé par une ampoule vacillante.
Leurs ravisseurs n’avaient même pas pris le soin de les attacher. Arn et les autres avaient pressé la jeune femme de questions. Elle leur avait expliqué que les armées roicos s’étaient retirées sans combattre. Des révolutions avaient éclaté un peu partout dans le monde et les royaumes coalisés avaient rapatrié d’urgence leurs troupes. Non seulement la guerre était finie, mais le grand rêve de l’Arcanecout allait sans doute se prolonger sur l’ensemble des continents et initier une nouvelle ère pour l’humanité. Elle leur avait raconté son séjour dans le bunker, sa rencontre avec Abraham Merrit, son discours devant l’Assemblée, les luttes intestines au sein du pouvoir, le triomphe final des partisans de la résistance et l’issue favorable qui s’en était suivie. Elle parlait lentement, tout comme eux d’ailleurs, peut-être parce qu’ils craignaient à tout moment de manquer d’oxygène. Difficile de croire qu’ils évoluaient désormais dans les profondeurs aquatiques. Un silence cotonneux étouffait tous les bruits. Le réduit aux parois de métal dans lequel on les avait enfermés ne leur offrait aucune vue sur l’extérieur.
« Ça fait au moins deux jours qu’on est enfermés là-dedans, avait marmonné Paul. Je me demande comment on peut encore respirer…
— Ils sont des réserves d’oxygène, avait répondu Dan le Dingo, dont les quatre-vingt-dix ans semblaient peser de plus en plus lourdement sur ses épaules voûtées. Ils remontent de temps en temps à la surface pour faire le plein.
— Comme les baleines, alors », avait suggéré Francis.
Lorsque le sous-marin avait surgi, ruisselant, non loin des embarcations légères, Clara avait immédiatement compris que c’était le mode de transport auquel l’homme à tête de loup avait fait allusion sur le quai de China Basin. Une immense terreur s’était déployée en elle et lui avait glacé les sangs.
« Votre carrosse est avancé, princesse ! »
L’embarcation s’était collée contre le flanc du sous-marin. Deux hommes surgis d’une trappe avaient pris Clara par les bras et l’avaient contrainte à grimper sur le plancher métallique. Ses ravisseurs avaient aussitôt démarré les moteurs et s’étaient éloignés sur les eaux de la baie en direction de San Francisco.
La terreur de Clara s’était accentuée lorsqu’elle était descendue dans les entrailles du sous-marin. Sa respiration s’était accélérée, son cœur avait battu la chamade et son ventre s’était noué au point de la maintenir en permanence dans une nausée latente.
Tout semblait si exigu à l’intérieur de l’engin. Les coursives, les couchettes, les salles communes avaient été conçues dans un souci obsédant du gain de place. Malgré cela, il fallait faire sans cesse attention pour ne pas se cogner aux tuyaux et tubes saillants qui couraient le long des plafonds et sur les cloisons.
Les regards des hommes d’équipage l’avaient offensée et salie lorsqu’elle avait traversé leurs quartiers. Elle s’était sentie dans la peau d’une brebis convoitée par une horde de loups féroces. Personne ne lui avait expliqué pourquoi on l’avait amenée là. On s’était contenté de la conduire devant une porte arrondie et de la pousser sans ménagement dans le réduit.
Découvrir Arn et les autres prostrés contre les cloisons lui avait d’abord procuré un immense soulagement. Ils étaient donc vivants, et, apparemment du moins, en bonne santé. Puis les interrogations s’étaient enchaînées en elle et, comme elles ne trouvaient pas de réponses, elles avaient engendré un sentiment grandissant d’inquiétude. Qui les avait enlevés ? Pourquoi les avait-on bouclés dans une cale de ce sous-marin ? Que voulait-on faire d’eux ? Pourquoi ces roicos étaient-ils restés dans la baie de San Francisco ? Pourquoi n’épousaient-ils le mouvement général de retraite ?
« M’est avis qu’ils ne nous ont pas enlevés parce qu’ils nous ont à la bonne ! avait lancé Dan le Dingo.
— Mais pourquoi nous ? s’était étonné Paul. On ne représente rien. Ou si peu de chose.
— Peut-être qu’ils veulent nous inviter à une partie de pêche ? avait grommelé Francis.
— Vaudrait mieux dans ce cas être sur l’eau que dans l’eau », avait commenté Shaar.
L’étau qui resserrait ses mâchoires sur la poitrine de Clara commençait tout juste à se desserrer. Elle s’habituait peu à peu à l’idée qu’elle évoluait en ce moment même dans le fond de la baie. Elle avait vu le sous-marin émerger, elle avait vu des hommes en sortir, c’était donc qu’on pouvait survivre dans ces conditions, qu’elle n’était pas condamnée à manquer d’air, à étouffer.
On ne leur avait apporté ni repas ni boisson, ce qui tendait à prouver que le voyage serait court, ou bien encore que les occupants du sous-marin ne se souciaient pas le moins du monde du confort de leurs prisonniers. De même il n’y avait dans le réduit aucun endroit où satisfaire ses besoins, et Élie se tortillait dans tous les sens pour essayer de contenir une envie pressante.
« En tout cas, je dis que ces gars-là n’ont plus grand-chose d’humain, maugréa Dan le Dingo. On va finir par croupir dans nos propres déjections !
— Ils vont nous laisser crever dans cette foutue boîte en fer ! gémit Francis. On ne retrouvera jamais nos corps.
— S’ils avaient vraiment voulu nous tuer, ils nous auraient fourrés dans un sac et jetés dans la baie, objecta Paul. Ils ne nous auraient pas offert ce petit voyage dans le monde des poissons.
— Inutile de s’énerver ni de se plaindre, conclut Arn. Attendons seulement de voir ce qu’ils nous veulent au juste. »
Ils gardèrent le silence et voguèrent sur les flots de leurs pensées. Le courant ramenait sans cesse Clara à Jean. Comment réagirait-il lorsque, après avoir poussé la porte de la maison de Vista Del Mar, il découvrirait qu’elle n’était pas là ? Personne n’étant en mesure de lui expliquer, il n’aurait aucun début de piste pour entreprendre les recherches et se perdrait en suppositions. Que ferait-il s’il ne la retrouvait jamais, ni vivante ni morte ? À cette pensée, son cœur se serra. Rien de pire que de ne pas savoir ce qu’était devenu l’être aimé, d’attendre presque malgré soi son retour et, donc, de mettre sa propre vie en suspens, de fixer sans cesse la porte en priant de toutes ses forces qu’elle s’ouvre et que la silhouette tant espérée se découpe dans la lumière de l’encadrement. Qui pourrait le consoler ?
Elle se ressaisit. Pas le moment de se plaindre. Elle n’était pas encore morte ni disparue, et elle devait mettre toute son énergie à sortir de cette situation. Une opportunité se présenterait, à un moment ou l’autre. Il lui fallait guetter toutes les occasions, comme un oiseau de proie perché sur un pic détecte les moindres mouvements au sol.
La porte s’ouvrit en grinçant. Deux hommes se présentèrent dans le réduit. L’un portait un bonnet de marin à pompon et un fusil d’assaut, l’autre, un officier sans doute, une casquette à visière dorée et un pistolet à la crosse nacrée.
« Veuillez nous suivre.
— Au fond de l’eau ? »
La question de Dan le Dingo s’acheva en un rire croassant. La plaisanterie ne fut visiblement pas du goût de l’officier, dont les traits marqués se rembrunirent.
« Suivez-nous ! » répéta-t-il sèchement.
Ils traversèrent de nouveau les étroites coursives et longèrent les pièces communes au milieu des marins dont certains s’amusaient à les bousculer. Protégée par Paul et Francis qui marchaient devant et derrière elle, Clara parvint à éviter d’être touchée par ces hommes aux regards luisants. Une lumière aveuglante tombait d’une trappe ouverte à l’avant du sous-marin. L’officier les invita à gravir les barreaux scellés dans le métal. Ils se retrouvèrent sur le pont encore humide. L’engin avait émergé depuis peu à la surface de la baie. Clara s’expliquait maintenant la sensation de monter ressentie quelques instants plus tôt.
Il leur fallut un moment pour s’accoutumer à la luminosité du jour. Le soleil brillait de tous ses feux dans un ciel uniformément bleu. Clara respira avec gourmandise l’air chaud et imprégné de sel. Elle avait l’impression de revivre.
Dan le Dingo rencontrait des difficultés à conserver son équilibre sur le pont. Aucune vague, aucun courant n’agitait pourtant l’eau étale. La fatigue et l’enfermement avaient sapé la santé déjà chancelante du vieil homme. Clara s’approcha et lui proposa son bras. Il s’y appuya avec un pâle sourire de reconnaissance. La mort semblait déjà avoir creusé son visage et repoussé ses yeux au fond de leurs orbites.
Le sous-marin s’était immobilisé tout près de la côte, rocheuse, noire, très découpée à cet endroit. Le flanc d’une barque frottait contre la coque métallique. Six hommes y avaient pris place, quatre d’entre eux près des avirons, les deux autres, armés de fusils d’assaut, assis à la poupe et à la proue. Les bancs du milieu étaient vides.
« Descendez là-dedans », aboya l’officier.
Comme ils hésitaient, il n’hésita pas à braquer sur eux son pistolet.
« Vite ! »
Ils s’entassèrent tant bien que mal dans la barque. Dan, Paul et Francis eurent besoin de l’assistance de Clara, d’Arn, de Shaar et d’Élie pour passer sans perdre l’équilibre du pont surélevé à la petite embarcation. Clara crut que Dan, dont le visage était devenu affreusement pâle, était sur le point de rendre son dernier souffle. Mais il récupéra, assis sur le banc, tandis que les autres se répartissaient autour de lui. Après que tous leurs passagers furent installés, les rameurs se mirent en action, et la barque parcourut en un temps assez bref les cinquante mètres qui les séparaient de la côte.
Ils accostèrent une bande de terre plate où il leur fut facile de débarquer. Se retournant et embrassant les lieux du regard, Clara estima qu’ils se trouvaient dans la baie de San Pablo.
« Qu’est-ce qu’on fout ici ? » grogna Francis.
Personne ne lui répondit. Un silence sépulcral régnait sur les lieux, à peine troublé par les cris lointains des mouettes et les murmures du vent chaud. Les mouvements scintillants de l’eau dessinaient des figures éphémères sur les parois rocheuses et noires.
« Suivez-nous. »
Deux hommes se placèrent en tête de la petite colonne et se dirigèrent, entre les reliefs, vers la bouche sombre de ce qui semblait être une grotte ou une galerie. Le contraste était saisissant entre la chaleur extérieure et la fraîcheur de la cavité dans laquelle ils s’introduisirent.
« On voit rien là-dedans ! » gronda Francis.
Seul un gémissement apeuré d’Élie, toujours effrayé dans les lieux obscurs, lui répondit. Une lumière brillait dans le lointain et leur permettait d’éviter les rochers et les concrétions qui parsemaient le sol. L’odeur de saumure s’estompait peu à peu pour faire place à des senteurs minérales plus sourdes, moins prenantes. La lumière irrégulière de la lampe à huile provenait d’une salle contiguë, plus petite, dans laquelle avaient pris place d’autres hommes.
« Ah, voilà nos invités ! »
Clara reconnut immédiatement la voix qui avait surgi d’un recoin de pénombre, mais elle ne put y associer un visage précis jusqu’à ce que l’homme qui venait de parler ne s’avance dans le halo de lumière.
Jason Larrimer.
Ses yeux noirs s’étaient posés sur elle comme des oiseaux de proie.
« La célèbre Clara et sa troupe de vieillards, reprit Larrimer avec un sourire sardonique. C’est vrai, il y a bien un jeune parmi eux, mais il est débile ! »
Des éclats de rire ponctuèrent sa déclaration. Il s’approcha encore d’elle et la toisa du haut en bas avec une insistance malsaine.
« Que voulez-vous ? finit-elle par demander, principalement pour rompre la tension qui s’emparait d’elle.
— Ce que je veux ? répondit Larrimer. Vous n’avez jamais respecté ce que je voulais, Mademoiselle. Je voulais que les armées coalisées s’emparent de l’Arcanecout, le divisent en quatre et me confient le gouvernement de l’un des quatre territoires…
— Vous le vouliez, mais pas la population d’Arcanecout. »
Larrimer balaya l’argument d’un geste méprisant de la main.
« Les populations acceptent ce qu’on leur propose. On se fiche totalement de leur avis.
— Ce n’est pas ce que semblent penser les peuples. Ils se soulèvent un peu partout dans le monde. »
Larrimer baissa les yeux et resta plongé quelques instants dans ses pensées.
« Pourquoi le nier en effet ? reprit-il d’une voix empreinte d’amertume. Nous avons perdu. Il nous a manqué un ou deux jours, pas davantage. Et ces deux jours, Mademoiselle, c’est vous qui nous les avez volés. Vous et votre bande de vieillards. À quoi tiennent les victoires et les défaites parfois… À quoi tient l’histoire…
— Nous ? L’ensemble des peuples qui vivent sur cette terre, vous voulez dire.
— Il y a toujours un imprévu, un grain de sable qui grippe les machines pourtant bien huilées. » Larrimer pointa l’index sur Clara, puis sur Arn et les autres. « Vous avez été les grains de sable. Les importuns qui ont flanqué par terre un projet mûrement réfléchi.
— Nous avons seulement cherché à protéger la population san-franciscaine, intervint Arn. Et si vous aviez encore un soupçon d’humanité, Monsieur, vous devriez immédiatement renvoyer ces gens chez eux, eu égard à leur âge. »
Un sourire vénéneux fleurit sur la face émaciée de Larrimer.
« Bien sûr, bien sûr… Et pour vous prouver ma bonne foi, je vais m’exécuter sans tarder. »
Il tira un pistolet de la poche de sa veste et fit feu à trois reprises. Une balle atteignit le front, la deuxième le cou et la troisième la poitrine de Dan le Dingo. Le vieillard s’effondra presque aussitôt et percuta la surface rocheuse dans un son mat. Un hurlement s’échappa de la gorge d’Élie. Clara se pencha sur le corps de Dan et tenta de lui soulever la tête. Il avait déjà cessé de respirer.
« Vous êtes un monstre ! rugit Arn.
— Eh bien quoi ? Vous m’avez demandé de le renvoyer chez lui…
— Vous allez tous nous tuer, c’est ça ? » glapit Francis.
Larrimer acquiesça d’un hochement de tête.
« Bien sûr, mais je vais prendre mon temps. La vengeance est un plat qui se mange froid, et ma défaite est encore trop cuisante, trop brûlante. Vous êtes mes hôtes pendant quelque temps. Il ne vous sera fait aucun mal jusqu’à ce que je l’aie décidé. La mort pourra vous frapper à tout moment.
— Vous pourriez également accepter votre défaite et nous épargner », dit Clara après avoir doucement reposé la tête de Dan sur le sol.
Larrimer joua un court instant avec son pistolet.
« Vous épargner ? Désolé, je n’ai pas la défaite élégante. Je déteste m’en attribuer la responsabilité. Il me faut des boucs émissaires. Je partirai de ce pays maudit seulement après avoir accompli ma vengeance. Ensuite, je participerai probablement à quelque complot pour préparer la restauration, le retour des anciens régimes… Enfin, en supposant que les révoltes populaires réussissent à les renverser.
— Le bonheur de vos frères humains ne vous importe donc pas ? »
Larrimer remisa son arme dans la poche de sa veste, puis de la pointe de ses chaussures vernies, il repoussa les jambes de Dan le Dingo.
« Mes frères humains ? Ces êtres qui passent leur temps à se chamailler, à se dépouiller, à se bagarrer, à s’entre-tuer ? Si vous ne leur montrez pas la voie, ils se comportent comme de vils animaux. J’appartiens… disons, j’appartenais à ceux qui peuvent et doivent leur montrer la voie. Vous verrez ce qu’il adviendra de vos révolutions dans les temps à venir : pouvoir, argent, corruption, vengeances, mesquineries… Ils seront pires que ceux qu’ils auront renversés.
— Vous n’accordez pas un très grand crédit à la nature humaine.
— L’histoire montre qu’on ne peut lui accorder aucun crédit. Une certaine théorie dite de l’évolution prétend que nous descendons d’une branche animale. Nous n’avons aucune illusion à nous faire sur nous-mêmes, Mademoiselle. »
Jason Larrimer se détourna.
« Fin de la discussion philosophique. On va vous conduire dans vos nouveaux appartements et vous servir un bon repas. Profitez-en bien. Il sera peut-être le dernier. »