Ils marchèrent dans la blancheur aveuglante jusqu’à ce que le soleil atteigne son zénith.
Le ciel se couvrit peu à peu et la température baissa aussitôt de plusieurs degrés. Autant ils avaient presque eu chaud sous les rayons pâles de l’astre du jour, autant ils avaient désormais l’impression d’affronter un air râpeux, blessant. Les rafales de vent soulevaient d’incessants tourbillons qui projetaient de la poudre glacée sur le visage et dans les yeux.
Leur progression était lente, pénible : non seulement ils devaient escalader des pentes parfois abruptes, mais ils s’enfonçaient profondément dans la neige à chaque pas. Élan Gris ouvrait la voie. Il ne marquait aucune hésitation, comme s’il savait où il allait. Jean se contentait de le suivre tout en surveillant Jack du coin de l’œil. Tant qu’ils montaient, ils progressaient dans la bonne direction. Une fois qu’ils auraient franchi le sommet et amorcé la descente, ils seraient passés en Arcanecout. Les chiens couraient et sautaient apparemment sans effort dans la neige molle, s’éloignant parfois de quelques dizaines de mètres et revenant près de Jack sans qu’il n’ait eu besoin de les rappeler. Ils ne distinguèrent aucune trace de vie dans la désolation blanche, aucun panache de fumée indiquant la présence d’une habitation dans le coin. Seuls résonnaient dans le silence pétrifié les sifflements du vent et les craquements des branches cédant sous le poids de la neige.
Jean s’efforçait d’ignorer les douleurs encore vives provoquées par les coups de l’officier roico. Jack ne parlait pas. De temps à autre il prononçait une succession de sons incompréhensibles et s’immobilisait, les yeux levés au ciel, comme s’il avait aperçu quelque chose dans le bleu limpide ou le moutonnement des nuages. Jean s’arrêtait à son tour, regardait dans la même direction que le garçon et finissait par discerner un vol d’oiseaux ou un mouvement indéfini dans le lointain.
Il comprenait maintenant pourquoi les armées coalisées ne lanceraient pas leur offensive tant que l’hiver ne serait pas achevé, que les neiges n’auraient pas fondu. Les conditions interdisaient aux engins motorisés d’atteindre le haut de la chaîne montagneuse et, si elles ne leur permettaient pas de tirer profit de leur supériorité matérielle, les roicos ne bougeraient pas. Leur patience indiquait mieux que tout discours leur volonté farouche d’en finir une bonne fois pour toutes avec l’Arcanecout.
Jean doutait maintenant qu’ils épargnent la population civile. Dans la cave parisienne qu’il avait occupée avec Clara, il avait lu un livre très ancien sur l’histoire de la Révolution française et sur le sort funeste que la Convention avait réservé à la région rebelle de Vendée.
« La Vendée doit devenir le département Vengé », avait clamé le conventionnel Barrère à l’Assemblée.
On avait donc lancé des colonnes infernales sur la région, chargées de massacrer humains et animaux, d’incendier maisons et récoltes, de ne laisser derrière elles qu’une terre ravagée, morte. Par l’un de ces retournements dont l’histoire avait le secret, c’était au tour des souverains du monde de s’acharner sur le pays rebelle d’Amérique, d’en faire une terre stérile sur laquelle aucun espoir, aucun rêve, ne pourrait repousser. Après avoir écrasé les maigres troupes d’Arcanecout, les soudards roicos, fanatisés comme l’officier qui l’avait interrogé, extermineraient sans pitié les femmes, les enfants et les vieillards, brûleraient les villes, détruiraient les immenses vergers et les champs de blé des plaines californiennes. Jean se sentait envahi d’un terrible sentiment d’impuissance et de désolation. Ni son pistolet, ni le fusil confié par Zak, ni sa détermination n’avaient le pouvoir de changer le cours du destin. Comme s’il était gravé dans le marbre que les peuples humains n’avaient aucune autre perspective que la soumission et la misère. L’espoir était permis tant qu’un souffle de vie les animait, affirmait Élan Gris, ils se battraient avec la bravoure et la fougue des véritables guerriers et, s’ils devaient s’incliner, ils accueilleraient la mort avec la sérénité de ceux qui n’ont rien à se reprocher. La mort, Jean était prêt à l’accueillir, même s’il n’avait pas encore réellement entamé sa vie d’homme, mais il n’acceptait pas la souffrance des innocents, ils n’acceptaient pas le sort que les roicos réserveraient aux femmes et aux enfants d’Arcanecout, il se révoltait de tout son être à l’idée que Clara tombe entre leurs mains et devienne le jouet de leur cruauté, de leurs inavouables pulsions.
Ils se réfugièrent dans une forêt de grands pins pour se reposer et manger. Pendant qu’ils allumaient un feu sous les branches mortes ramassées alentour, Jack sortit une vieille guimbarde de la poche de son manteau et en joua. Les sons de la languette métallique amplifiés par la cavité de sa bouche s’élevèrent dans le silence cotonneux, graves, imprégnés d’une nostalgie poignante. Au bout de quelques secondes, Jean reconnut l’air composé par les notes qui, à la première audition, semblaient monocordes. Une vieille chanson d’origine irlandaise que les anciens fredonnaient lors des assemblées dans les rues de San Francisco. Une chanson qui ne se souciait pas des frontières, qui parlait d’amour, de la jeune fiancée laissée au pays natal, de la fidélité de la belle, du retour du conscrit dix années plus tard, de la joie des retrouvailles. Les chiens, couchés aux pieds de leur maître, semblaient l’écouter avec attention.
Ils mangèrent des morceaux de viande de bœuf grillés sur le lit de braises et accompagnés de galettes de pain sans levain elles aussi réchauffées.
« On est encore loin du sommet à ton avis ? » demanda Jean.
Élan Gris prit le temps de mâcher une bouchée de viande avant de répondre.
« À la vitesse où on avance, deux ou trois jours, je pense. Peut-être plus si on tombe sur des parois rocheuses. J’espère qu’on aura suffisamment de provisions pour aller jusqu’en haut… »
Le vent avait dégagé de nouveau le ciel et le soleil recommençait à percer entre les nues déchirées. Au moins il n’y aurait pas de nouvelles chutes de neige avant la fin du jour, ils ne traverseraient pas l’un de ces blizzards qui les obligerait à s’abriter pendant un ou plusieurs jours.
Ils se remirent en chemin une heure plus tard. Jack ne se plaignait pas, ni de la fatigue, ni de la soif, ni de rien d’autre. De temps en temps, il répondait aux jappements de ses chiens par de petits cris aigus. Teigneux, le plus massif, se jetait parfois sur lui de tout son poids, au point de le renverser et de l’entraîner dans une roulade de plusieurs mètres sur les pentes enneigées. Vif, plus menu et rapide, feignait alors de se précipiter au secours de son maître et de livrer combat à son puissant congénère. Comme ils étaient parfaitement dressés, leurs jeux ne dégénéraient pas, leurs redoutables griffes et crocs ne blessaient pas le garçon, les chiens s’arrêtaient dès que Jack se relevait et, après s’être ébroués, reprenaient tranquillement leur place, une dizaine de mètres de chaque côté de la petite colonne, s’écartant parfois pour gratter la neige, renifler un buisson ou un rocher.
Le petit groupe tomba quelques centaines de mètres plus haut sur une paroi rocheuse verticale qui barrait tout l’horizon. Élan Gris l’observa un long moment avant de déclarer :
« Impossible de la franchir. Il va falloir la contourner. »
Jean, qui ne se voyait pas escalader cette muraille n’offrant que très peu de prises, l’approuva d’un grognement. Il leur fallait maintenant choisir une direction, la gauche ou la droite, sans savoir laquelle des deux serait la plus avantageuse. Ils optèrent pour la gauche de façon hasardeuse et longèrent la paroi en veillant à ne pas basculer dans la pente, elle-même très raide à cet endroit.
Ils n’avaient pas parcouru un demi-mile qu’un grondement enfla rapidement dans le silence.
Élan Gris s’immobilisa et resta quelques instants à l’écoute du bruit.
« Un moteur », murmura-t-il.
Le bruit évoquait en effet le ronronnement régulier d’un engin motorisé.
« Avec toute cette neige, les engins ne peuvent pas grimper jusqu’ici, objecta Jean.
— Sauf s’ils volent…
— Les avions sont pour l’instant cloués au sol. »
Le grondement s’amplifiait, se précisait. Les roicos n’auraient tout de même pas lancé une escadre aérienne pour traquer et éliminer deux Canouts évadés. Le bruit semblait provenir d’en bas. Les armées coalisées disposaient peut-être d’engins capables de glisser sur la neige. Quoi qu’il en fût, ce bourdonnement obstiné résonnait comme une menace. Jean chercha des yeux une possible cachette dans les environs. Ne remarqua rien qui aurait pu les mettre à l’abri des regards, pas même un repli ou un éperon rocheux. Rien que la neige et cette immense paroi posée comme un rempart le long de la montagne.
Élan Gris arma son fusil.
Le grondement continua de grossir. L’engin se présenta soudain à quelques mètres d’eux. Il volait, mais ne ressemblait pas à un avion, plutôt à une grosse libellule au corps sphérique et à la longue queue droite. Munie de larges pales placées juste au-dessus de la sphère et de deux larges pieds rappelant les skis de luge, il s’éleva à la verticale en longeant la paroi, puis il s’en éloigna, amorça sa descente et se stabilisa une quinzaine de mètres au-dessus de Jean et de ses compagnons. Les chiens poussèrent des aboiements agressifs et bondirent sur place comme pour tenter d’attraper un pied de l’engin. Jean entrevit plusieurs silhouettes dans la sphère en partie constituée de vitres teintées ; elles portaient les uniformes clairs des soldats de l’armée du royaume du Centre. Une porte coulissa sur le flanc rebondi de l’appareil. Deux hommes apparurent, posèrent un genou sur le plancher et épaulèrent leurs fusils d’assaut.
« Dans la pente ! » hurla Élan Gris.
Joignant le geste à la parole, il se jeta dans le versant juste avant que n’éclatent les premiers coups de feu. Les balles crépitèrent sur la roche ou s’étouffèrent dans la neige. Déstabilisé par une violente rafale, l’engin dut reprendre de la hauteur. Jean en profita pour se lancer sur les talons de Jack dans la pente. Déséquilibrés, ils roulèrent sur la neige presque jusqu’en bas de la pente. Jean heurta à pleine vitesse un obstacle dur. Le souffle coupé, il lui fallut du temps pour se relever.
Le moteur de l’appareil gronda si fort qu’il crut un temps qu’il se tenait quelques mètres au-dessus de lui. À demi aveuglé par la neige, il entrevit des mouvements un peu plus loin. Il repéra son fusil, qu’il avait lâché dans sa chute, le récupéra et l’arma. Ses gestes étaient fébriles, maladroits. Il s’essuya le front du revers de manche, tenta de localiser l’appareil, le vit filer tout près du sol, puis, plus loin, la silhouette d’Élan Gris.
Les roicos avaient pris le jeune Lakota en chasse. Il courait en louvoyant pour échapper aux balles qui soulevaient des gerbes de neige autour de lui. Il piquait tout droit vers une masse sombre. Des arbres pétrifiés. L’engin comblait très rapidement l’intervalle. Élan Gris eut une réaction inattendue : il pivota sur lui-même et fonça tout droit sur l’appareil, cherchant visiblement à prendre le pilote au dépourvu en raccourcissant l’intervalle. Les tireurs embusqués à la porte n’eurent pas le temps de réagir. L’engin survola Élan Gris et le dépassa. Le temps qu’il effectue son demi-tour, le Lakota put atteindre la forêt d’arbres pétrifiés et s’y réfugier.
Jean rejoignit Jack et les chiens. Le garçon semblait fasciné par les évolutions de l’appareil. Les avions avaient besoin de grands espaces pour décoller, atterrir ou virer de bord tandis que celui-ci volait avec l’agilité d’un insecte. À l’issue d’un demi-tour serré, il parut hésiter avant de piquer droit sur eux comme un frelon furieux. Les chiens grondèrent en sourdine.
« Faut pas rester là ! » cria Jean.
De nouveau, il explora fébrilement les environs du regard, remarqua une ombre dans la blancheur, des rochers en contrebas, distants d’environ une centaine de mètres, qui pourraient sans doute leur servir d’abri.
« Suis-moi ! »
Alors qu’il s’élançait, il se rendit compte que Jack ne bougeait pas, les yeux rivés sur l’appareil.
« Jack, ils vont nous tuer si on reste là ! »
Les chiens cessèrent de gronder et restèrent étrangement calmes, comme contaminés par l’exemple de leur jeune maître. Jean saisit le garçon par le poignet et voulut le pousser vers la pente, mais ce dernier résista, se dégagea d’un geste sec et lui lança un regard furtif, un sourire indéchiffrable sur les lèvres. Puis il leva son fusil, l’épaule et le tint quelques instants braqué sur l’appareil. Il pressa une première fois la détente. Les plombs, s’ils ne brisèrent pas la vitre bombée de la sphère, la couvrirent d’étoiles et de zébrures. L’appareil continua de piquer droit sur eux avant qu’une soudaine embardée ne manque de le projeter contre la paroi. Le pilote parvint à rétablir sa trajectoire initiale. Jean devina que les soldats se remettaient en position de chaque côté de la portière ouverte. Jack attendit encore quelques instants avant de tirer sa deuxième cartouche. Les plombs firent cette fois voler en éclats la bulle vitrée fragilisée par le premier tir et touchèrent le pilote. L’appareil changea brutalement de direction et tournoya sur lui-même avant de se précipiter sur la paroi. Le choc fut si violent que les pales se pulvérisèrent en une pluie de particules métalliques et que le moteur explosa en exhalant un souffle brûlant. En flammes, il retomba ensuite le long de la paroi et s’écrasa plus bas dans un fracas assourdissant de tôle froissée.
Jack glissa tranquillement deux nouvelles cartouches dans la culasse de son fusil. Cinquante mètres plus loin, l’engin volant continuait de se consumer. Le vent dispersait la chaleur des flammes grésillantes.
Aucun des roicos n’avait survécu à la violence du choc.
Ils comptèrent huit corps dans les débris noircis et encore fumants de l’appareil. Le souffle de l’explosion avait calciné certains d’entre eux. D’autres étaient restés intacts, et Jean fut à la fois surpris et peiné par leur jeunesse apparente. Jack contemplait le chaos dont il était l’auteur avec un détachement qui aurait pu passer pour de l’indifférence. Même si Zak leur avait parlé de son adresse au tir, son sang-froid et sa précision étonnaient ses deux compagnons. Il avait fallu qu’il frappe deux fois exactement au même endroit pour briser la vitre et atteindre le pilote et, sur une cible volant à telle vitesse, c’était un véritable exploit.
« Première fois que je vois un engin pareil, murmura Élan Gris.
— Il me semble que ça s’appelle un hélicoptère, précisa Jean. Je n’en avais jamais vu non plus, mais j’en avais entendu parler.
— Ils donneront un avantage important aux roicos… »
Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, Jean discerna du découragement dans la voix d’Élan Gris.
« Jack vient de prouver qu’on peut les abattre… »
Élan Gris secoua la tête.
« Les tireurs aussi habiles que lui sont rares.
— C’est pourtant toi qui disais que tant qu’il reste des combattants, la guerre n’est pas perdue.
— Je parle des hommes. Pas des machines. Les miens étaient des braves, mais ils n’ont rien pu faire contre le nombre et les canons.
— Il faut quand même essayer, tu ne crois pas ? »
Élan Gris fixa Jean avec un large sourire.
« Évidemment. Les miens se sont rendus et ont été condamnés à vivre comme du bétail dans des réserves. Ils regrettent maintenant d’avoir cru aux promesses de l’homme blanc. S’ils pouvaient recommencer, nul doute qu’ils préféreraient mille fois mourir les armes à la main. En guerriers. » Il désigna les corps alignés sur la neige. « Avec ceux-là au moins, on sait à quoi s’attendre : ils tiendront leurs promesses.
— On les enterre ?
— Pas le temps. La terre est gelée de toute façon. Les charognards se chargeront d’eux. C’est la plus belle offrande qu’ils puissent faire à la terre. »
Les chiens jouaient avec des bouts de tissu coincés dans les pièces métalliques déchiquetées.
Ils se remirent en chemin après avoir fouillé les décombres. Les fusils d’assaut qu’ils trouvèrent étaient hors d’usage, canons tordus, mécanismes brisés, pontet et détentes démantelés. Il leur fallait maintenant contourner la paroi et trouver un abri avant la fin du jour. Le soleil s’enfonçait peu à peu de l’autre côté des Rocheuses dans un somptueux déploiement de teintes pourpres et la chute brutale de la température annonçait une nuit glaciale.