Chapitre 7

Mon Jean,

L’angoisse me ronge à l’idée qu’il te soit arrivé quelque chose dans le froid mortel des Rocheuses. Liras-tu un jour ces mots ? Je crois de tout mon être que tu es vivant, mais est-ce vraiment de l’intuition ou un fol espoir auquel je me raccroche comme une damnée ?

Je me suis rendue au service de communication des armées. On m’a dit que le courrier connaissait des difficultés grandissantes d’acheminement et on n’a pas pu me garantir que tu recevrais cette lettre. Je te l’envoie malgré tout en espérant qu’elle te parviendra.

Comme je suis sans nouvelles de toi, je ne peux que t’imaginer dans ton baraquement ou dans les tempêtes de neige. La présence à tes côtés d’Élan Gris me rassure un peu, d’autant que Nadia m’a affirmé que la nature semblait prendre soin de lui comme une mère pour son enfant. Elle n’a pas reçu de nouvelles de lui depuis bien longtemps – sans doute parce que les Indiens sont plutôt de tradition orale –, mais elle reste persuadée qu’Élan Gris lui reviendra et je lui envie cette inébranlable confiance. Pour ne pas sombrer dans la mélancolie, je me remémore sans cesse notre première rencontre dans la maison de Barnabé, ton visage pâle et couvert de sang, la frayeur vive que m’as causée lorsque tu es entré, et je remercie chaque instant le ciel de t’avoir placé sur mon chemin1. Nous n’étions pas destinés à nous rencontrer ; il faut croire que la vie a plus d’un tour dans son sac.

Je travaille depuis peu. Ma main peine d’ailleurs à tenir le stylo tant elle est gonflée et douloureuse. Je suis en effet devenue pêcheuse – et non pécheresse… Comme on manque d’à peu près tout à San Francisco, nous avons décidé avec Elmana de récupérer un bateau abandonné et de jeter des filets dans les eaux de la baie. Seules nous n’y serions probablement pas parvenues, mais nous avons reçu le renfort d’un ancien pêcheur du nom d’Arn, un vieil homme qui se morfondait sur les quais et qui nous a enseigné les rudiments du métier. Tout d’abord nous avons dû mettre à l’eau le Bodo (c’est le nom d’une ville de Norvège d’où est originaire la famille d’Arn), un bateau en bon état qui, comme il n’y a pratiquement plus de carburant en ville, a été transformé en voilier. C’est avec un peu d’appréhension que, après avoir retiré trois de ses cales, nous l’avons vu glisser sur les planches et plonger presque à la verticale dans China Basin. Il a penché un long moment sur le côté gauche, mais il ne s’est pas couché. Autant, avec sa longue et haute étrave, il semblait pataud et déséquilibré sur le quai, autant il flottait avec une élégance souveraine sur l’eau frémissante et grise. Tout en nouant la corde à l’anneau d’amarrage, Arn a salué son mouillage d’un rire tonitruant.

Nous avons laissé le Bodo reprendre contact avec son élément : selon Arn, il ne fallait pas sortir tout de suite, nous devions d’abord vérifier que l’eau ne s’infiltrait pas par une ou plusieurs voies indétectables à l’œil nu. La première journée, nous nous sommes consacrés à la réparation des filets de pêche, assis à l’intérieur d’un bâtiment qui, avant la guerre, servait d’entrepôt, aidés par les amis d’Arn : il y avait là Dan le Dingo, dit Dédé, un homme de presque quatre-vingt-dix ans qui n’a plus de famille et a gardé l’esprit vif et l’œil malicieux, Paul, un Noir originaire de Nouvelle-France aux cheveux blancs qui fredonne sans cesse des mélodies tantôt nostalgiques tantôt joyeuses, Francis, un Irlandais tout chauve et flétri qui chante lui aussi des airs de son pays dont la tristesse me déchire l’âme, et enfin Élie, un garçon de douze ans à qui la maladie a pris une grande partie de la raison et dont les parents sont morts de la terrible épidémie de grippe européenne de l’année dernière.

Élie voulait absolument monter sur le Bodo avec nous. Arn lui a promis que nous l’emmènerions dès qu’Elmana et moi aurions appris à maîtriser la navigation. Arn estime que, parce qu’il est vieux, il peut être victime d’un malaise à tout moment, et que chacun des membres de l’équipage doit être capable de manœuvrer le bateau et de le ramener au port.

Même si nous subissons des bombardements depuis maintenant cinq jours sans interruption et que la ville se transforme peu à peu en champ de ruines, nous étions très excitées, Elmana et moi, de hisser pour la première fois les voiles et de voguer en direction de la baie de San Pablo. À propos d’Elmana, elle a surmonté sa terreur de l’eau et semble maintenant exercer avec un certain plaisir le métier de pêcheuse. Oh, ne va pas croire que c’est tous les jours facile ! D’abord les cordes dont nous nous servons pour hisser ou abattre les voiles râpent nos mains peu habituées et fragiles. Les miennes ont fini couvertes d’ampoules les premiers jours. Je ne pouvais même plus tenir le manche d’un couteau ou d’une fourchette ! Arn a rigolé quand je lui en ai parlé : dans une semaine selon lui, j’aurais les mains aussi dures qu’un pêcheur norvégien, les chairs à vif se couvriraient de corne, je ne sentirais plus aucune douleur, pas même la plus petite gêne. J’ai alors pensé à toi, aux souffrances que tu endurais dans l’hiver des Rocheuses, et je me suis interdit de me plaindre. J’ai noué des bouts de tissu autour de mes doigts et de mes paumes, serré les dents en manipulant les cordages ou en tournant la manivelle du palan pour hisser les filets.

Arn connaît les coins les plus poissonneux de la baie. Nous ne sommes jamais rentrés bredouilles d’une journée de pêche. Comme il n’y a presque plus de bateaux depuis que la guerre a éclaté, les poissons ont proliféré, au point que, à certains endroits, on les voit grouiller à la surface de l’eau. Il nous suffit alors de jeter le filet et d’attendre quelques instants avant de le relever. Nous ramenons des soles, des morues de roche, des flétans, des bars rayés, des perchaudes, des esturgeons verts, et bien d’autres espèces que j’apprends peu à peu à connaître. Il n’est pas rare de trouver parmi les prises un grand requin ou un requin léopard, ou encore une môle, l’une de ces énormes créatures marines dont certaines pèsent plus d’une tonne et qui ne sont, hélas, pas comestibles. Alors que les môles nous demandent des efforts énormes pour les hisser sur le pont, nous n’avons pas d’autre choix que de les rendre à leur élément naturel. Arn ne les aime pas : il dit qu’elles sont tellement voraces qu’elles ne nous laisseront rien et qu’il faut leur couper les nageoires avant de les remettre à l’eau. Elmana et moi nous nous y sommes opposées. Nous pensons que les eaux saumâtres de la baie sont suffisamment poissonneuses pour nourrir hommes et animaux. Arn s’est moqué de nous, nous traitant de fillettes sentimentales, mais il a épargné les énormes créatures emberlificotées dans les mailles du filet et s’est contenté de les pousser par-dessus bord.

Nous pêchons également des crabes à la chair savoureuse et des calmars de toutes tailles. Les phoques sont revenus. Très à l’aise dans les eaux glacées de la baie, ils nagent dans le sillage du bateau et se jettent sur les poissons que nous jugeons trop petits pour être pêchés. Nous recevons aussi la visite régulière d’oiseaux – mouettes, cormorans, pélicans –, à l’affût eux aussi de nos restes. Nous partons tôt le matin, ce qui nous oblige, Elmana et moi, à nous lever avant l’aube, et rentrons juste en milieu d’après-midi pour avoir le temps d’étaler et de vendre nos produits directement sur le quai. Il nous reste environ deux heures pour en liquider un maximum. Nous confions ceux qui ne sont pas vendus le soir même aux amis d’Arn, qui se chargent de les conserver dans de la glace et de les vendre le lendemain sur les marchés de la ville. Mais les gens sont de plus en plus nombreux devant notre étal et, comme nous proposons des prix très raisonnables, il arrive régulièrement que notre stock soit épuisé avant la tombée de la nuit. Elmana et moi avons trouvé le moyen de donner à Arn la part d’argent qui lui revient. Nous la confions à Dan le Dingo, un excellent gestionnaire en dépit de son âge, qui se charge ensuite de subvenir aux besoins de la petite communauté, en particulier de ceux d’Élie. De notre côté, nous gardons quelques crabes, quelques flétans, et nous pouvons désormais payer les rations alimentaires distribuées par le gouvernement.

Par chance, la maison n’a pas été touchée par les explosions. Nous avons encore un toit sur la tête, ce qui n’est plus le cas de nombreuses familles. Il nous arrive régulièrement d’en recevoir pour une ou deux nuits. Nous les installons dans le salon, ou, quand il n’y a plus de place, dans la cave. Nous sommes parfois obligées d’enjamber les corps endormis sur le sol pour nous rendre d’une pièce à l’autre. Nous ne nous en plaignons pas : la vie est difficile pour tout le monde.

J’ai l’impression parfois de sentir le poisson des kilomètres à la ronde. J’ai beau me frotter chaque soir avec du savon jusqu’au sang, me rincer à l’eau froide, laver régulièrement mes vêtements, l’odeur semble bien décidée à me suivre partout, un peu comme une ombre. Elmana m’a confié qu’elle ressentait la même chose. Difficile de prétendre à une quelconque féminité avec une telle fragrance ! Si tu étais près de moi, Jean, je passerais une journée entière à me récurer et je me viderais un flacon entier de parfum sur le corps pour ne pas offenser tes narines.

Si tu étais là…

Quand seras-tu là ? Quand te verrai-je pousser la porte de notre maison et entrer dans le grand vestibule ? Quand verrai-je ton beau sourire éclairer ton visage ? Quand pourrai-je enfin m’immerger dans tes yeux et desserrer l’étau qui me comprime la poitrine ?

L’autre jour nous avons emmené le jeune Élie avec nous sur la baie. Sa joie nous a réchauffé le cœur. Tout l’émerveillait, les vagues, le vent, le gonflement des voiles, la lumière, les collines tout autour, les phoques folâtrant dans notre sillage, les ailerons des requins fendant la surface des flots d’un bleu profond, les poissons frétillant dans le filet puis dans les immenses casiers posés sur le pont, les embouchures des rivières Sacramento et San Joaquin que nous a montrées Arn, les couleurs étonnantes engendrées par le mélange des eaux douces et salées, les arabesques des oiseaux blancs… Il poussait des cris aigus, riait aux éclats et venait souvent poser sa tête sur notre épaule, un geste qui chez lui est synonyme de reconnaissance et d’affection. Il ne nous a pas gênés, bien au contraire, au point qu’Arn pense qu’avec l’habitude, le garçon fera un excellent membre d’équipage. Il nous a aidés à trier le poisson, il a joué un long moment avec un crabe qui tentait de s’enfuir et lui a pincé le pouce, il a paru fasciné par les calmars et autres créatures étranges emberlificotées dans les mailles du filet.

Des obus ou des bombes sont tombés non loin de nous, provoquant d’énormes remous qui ont entraîné le Bodo dans une gîte inquiétante. Nous nous sommes demandé d’où ils venaient : pas d’en haut en tout cas, puisque nous n’avons pas vu d’avion dans le ciel pourtant dégagé. Du large, peut-être, ce qui signifierait que les bâtiments de la marine coalisée disposent de canons à très longue portée. Les explosions ont soulevé des gerbes qui atteignaient parfois plus de douze mètres de hauteur et retombaient en paquets sur le pont.

Hier, une première émeute a secoué les rues de la ville. Un chariot de distribution des rations individuelles a été pris d’assaut par une foule en colère, renversé et pillé. Les agents du gouvernement n’ont dû leur salut qu’à l’intervention énergique d’un vieil homme qui s’est interposé entre les émeutiers et eux. La nervosité gagne les San-Franciscains. La faim les rend agressifs. Il n’est pas rare d’assister à des bagarres violentes dans les rues ou sur les places. Je me souviens de l’atmosphère joyeuse et chaleureuse qui régnait dans la ville lors de notre arrivée. Avec leur blocus, les roicos ont déjà réussi à briser notre solidarité. Comme il n’y a pratiquement plus d’hommes, ce sont les femmes qui se battent entre elles. Les adolescents et les vieillards ne donnent pas leur part aux chiens. Un nouveau phénomène a pris une dimension inquiétante : les enfants dont les familles ont été décimées par les bombes coalisées ou les infections virales se constituent en bandes et se chargent de semer la terreur dans une population déjà traumatisée par les bombardements. Nous en croisons parfois, Elmana et moi, lorsque nous rentrons à Vista Del Mar à la nuit tombée. À deux reprises nous avons failli être agressées et dépouillées. Elmana, qui a vécu des moments difficiles en Nouvelle-France, n’a pas froid aux yeux : elle leur a hurlé dessus de toutes ses forces, et ils ont été tellement surpris qu’ils ont battu en retraite sans demander leur reste, bien qu’ils fussent équipés de bâtons et de pierres. La peur gangrène les esprits et les cœurs, le désespoir s’abat sur cette ville comme un voile de ténèbres de plus en plus épais et froid.

Des femmes ont suivi notre exemple. Nous croisons désormais d’autres bateaux de pêche sur la baie. Tant mieux : les besoins en nourriture vont sans cesse s’amplifiant et nous ne suffisons pas à nourrir tout le monde. Le port commence à revivre. Il résonne des cris des pêcheuses et des acheteurs qui se bousculent sur les quais. Les clients ne font pas les difficiles : quand il n’y a plus de flétan ou de bar rayé, les produits les plus recherchés, ils achètent du requin ou de la morue lingue. Les forces de l’ordre ne nous dérangent pas, ni même ne tentent de nous imposer un quelconque règlement. Lorsque des policiers (des volontaires qui n’ont pas pu intégrer l’armée à cause de leur âge ou d’une déficience physique) se présentent devant nous, c’est uniquement pour se fournir en poisson frais.

Je t’avoue, mon Jean, que j’apprécie de plus en plus mes escapades sur la baie. L’air pur, le vent chargé de sel, le gonflement des voiles, le glissement délicat du Bodo sur les eaux, les ciels magnifiques du matin, le labeur souvent difficile et les crises de rire partagées avec Elmana et Arn, la chaleur intense du milieu du jour, la joie enfantine qui me saisit chaque fois que le palan remonte le filet plein, la paix magnifique qui règne au milieu des flots… Je me sens loin de la fureur des hommes, loin de cette guerre qui resserre chaque jour son étreinte, mais paradoxalement très proche de toi, comme si le silence abolissait l’espace et le temps. Chacune de nos expéditions devient pour moi une parenthèse enchantée. Oubliées les fatigues et les douleurs des premiers temps. Oubliée cette sensation d’évoluer en milieu hostile. Arn dit qu’Elmana et moi manœuvrons maintenant le bateau comme de vieux loups de mer. Les vents, les marées et les courants n’ont pratiquement plus de secrets pour nous. Tu serais fier de moi : il y a trois jours, j’ai ramené sans encombre la Bodo au port malgré l’orage terrible qui s’est abattu sur la baie, transformant l’eau habituellement calme en flots déchaînés. Le bateau se couchait sans cesse d’un côté sur l’autre. Nous n’étions guère rassurés, mais j’ai réussi à me faufiler entre les gigantesques vagues et à m’engouffrer dans le chenal qui mène à China Basin sans rien perdre de notre précieuse cargaison. Le visage brun d’Elmana avait viré au verdâtre et je crois bien qu’elle n’a rien gardé dans son estomac.

Ah oui, je ne t’ai pas dit que nous avons modifié notre garde-robe. Comme les tenues féminines ne sont guère adaptées au métier de pêcheuse, nous avons retouché des vêtements masculins – enfin, quand je dis nous, il serait plus juste de dire Elmana, c’est elle la spécialiste, je me contente pour ma part des coutures les plus simples – de façon à la rendre à la fois pratiques et solides. Nous portons des sortes de combinaisons qui ne ressemblent à rien de connu. La première fois que nous les avons essayées, nous avons éclaté de rire tellement nous nous trouvions ridicules. Nous avons bien essayé de leur donner une touche d’élégance, mais nous ressemblons à ces monstres marins qui se prélassent sur les plages de la côte californienne entre Monterrey et Santa Barbara, les morses je crois. Quant aux chaussures, nous avons opté pour des bottes en caoutchouc que nous enfilons juste avant de monter sur le bateau et que nous laissons le soir dans le bâtiment où dorment Arn et ses amis.

Je me rends compte que je dresse de moi un portrait peu flatteur entre odeur de poisson et tenues de travail ridicules, entre mains déformées et traits tirés, entre cheveux poissés de sel et peau hâlée, et j’ai bien peur de ne pas te donner l’envie de me revoir. Puis je repense à ma captivité dans la cave de la maison de Barnabé, je repense à notre nid sombre de Paris, je repense à la maison de Maxandeau, et je prends conscience que la liberté est plus importante que les apparences.

Cette liberté pour laquelle tu te bats, Jean.

J’espère qu’elle n’exigera pas le terrible sacrifice de ta vie, mais nous ne sommes pas maîtres de nos destins et il ne me reste qu’à imiter Nadia, à garder confiance quoi qu’il arrive, à t’attendre tout en continuant de cultiver en moi le goût merveilleux de la vie.

Ton absence, Jean, me rappelle chaque instant la force de mon amour pour toi.

Prends grand soin de toi, et envoie-moi de tes nouvelles si tu peux.

Clara

1- Voir Ceux qui sauront.