Chapitre 26

En proie à une forte fièvre, Élan Gris délirait depuis deux jours.

Allongé sur l’un des lits alignés dans le baraquement transformé en hôpital de campagne, il s’agitait par moments et prononçait des suites de mots incohérents, un mélange d’anglais et de lakota sans doute. Le médecin militaire qui avait soigné sa blessure n’avait pas pu se prononcer sur ses chances d’en réchapper. Il avait reçu trois balles dans l’épaule, une autre dans l’omoplate, et perdu beaucoup de sang.

« Sa solidité plaide en sa faveur, avait ajouté le médecin. Mais les Rouges sont fragiles à certaines infections. »

Jean le veillait en compagnie de Jack et de Vif, qui s’était précipité joyeusement sur lui lorsqu’il s’était présenté devant la sentinelle du camp. Les hommes allaient et venaient dans le campement, las et démoralisés. Aucun ordre n’émanait de l’état-major, une absence de directives qui exaspérait Tête-en-Pierre. L’officier n’avait pas reproché à Jean de lui avoir désobéi ; il semblait même nourrir une grande estime pour un homme capable d’aller chercher un ami blessé en plein territoire ennemi.

Les roicos avaient cessé leurs attaques aériennes. On guettait avec inquiétude les grondements lointains des hélicoptères, mais rien d’autre ne résonnait dans le silence que les sifflements du vent, les craquements des branches et les voix des hommes. On se demandait pourquoi les armées des royaumes coalisés n’exploitaient pas l’énorme avantage représenté par leurs forces aériennes, pourquoi elles tergiversaient. Les troupes de l’Arcanecout n’étaient pourtant pas en état de leur opposer une véritable résistance. En attendant, on essayait de soigner les blessés qu’on avait pu récupérer après les raids aériens.

Comme on manquait de médicaments, et particulièrement de désinfectants, on avait nettoyé les plaies avec de l’alcool récupéré çà et là. Boris lui-même avait accepté de confier l’une de ses précieuses flasques de vodka aux médecins. Le Russe avait échappé aux roquettes et aux balles ennemies. Son neveu lui avait envoyé des nouvelles fraîches de son pays. Les insurgés, selon lui, avaient conquis plusieurs bâtiments stratégiques de Moscou, la capitale. Les combats faisaient rage dans les rues, on se battait dans chaque maison, dans chaque cour, sur chaque terrasse. Le pays tout entier s’était soulevé et, des campagnes, accouraient des groupes de paysans venant prêter main-forte aux insurgés. Le tzar n’allait pas tarder à tomber. Seul pouvait le sauver le retour de ses armées envoyées sur les frontières de l’Arcanecout.

Jack partait régulièrement en compagnie de Vif et revenait quelques heures plus tard avec une oie sauvage, un canard ou un lapin des neiges qu’il préparait lui-même avant de les faire rôtir sur un lit de braises. L’atmosphère était étrange. La tension de la guerre était retombée et une certaine négligence régnait dans le camp. On assurait encore les tours de garde mais, si un bataillon ennemi s’était approché, on n’aurait certainement pas été en mesure de le repousser.

« Comment il va ? demanda Tête-en-Pierre en s’approchant du lit où reposait Élan Gris.

— Son état est stationnaire, répondit Jean. La fièvre n’est pas tombée.

— Bah, ce gars-là m’a l’air plus solide qu’un séquoia ! »

L’officier se dirigea vers le poêle qui émettait une douce chaleur. Dehors, brillait un soleil radieux et la température avait grimpé de plusieurs degrés, faisant fondre les derniers arpents de neige.

« Drôle de guerre si tu veux mon avis, murmura-t-il après quelques instants de silence.

— Les royaumes coalisés n’avaient pas prévu que leurs populations profiteraient de l’absence de leurs armées pour se soulever.

— Ouais, ils voulaient écraser l’Arcanecout et ce sont eux qui sont sur le point de disparaître ! Juste retour des choses, pas vrai ?

— Sans doute parce qu’on ne peut pas lutter contre le rêve de presque toute l’humanité…

— Qu’est-ce que tu feras, toi, une fois que tout ça sera terminé ?

— J’espère retrouver la femme que j’aime. Pour le reste, je n’en sais rien. Et vous ? Vous allez redevenir berger ? »

Tête-en-Pierre secoua la tête.

« Je crois bien que je vais redevenir Selim et retourner dans le pays de mon enfance. J’pourrai jamais retrouver celle que j’aimais, mais j’voudrais une dernière fois respirer l’air de mes montagnes. Faudra que je gagne un peu d’argent pour me payer le voyage. Avec ce que m’a versé l’armée, j’ai juste de quoi m’acheter une bouée de sauvetage !

— La guerre n’est pas encore finie… »

Tête-en-Pierre se retourna et plongea ses yeux clairs dans ceux de Jean.

« Pour moi, si ! Y a quelque chose de brisé dans leur mouvement. Ou ils nous auraient déjà écrasés.

— Fasse le ciel que vous ayez raison, Tête-en-Pierre.

— Je sens que rien ne sera plus jamais pareil. Et j’pensais pas voir ça avant de mourir.

— Vous êtes vous aussi plus solide qu’un séquoia… »

Tête-en-Pierre baissa les yeux sur la pointe de ses bottes avant d’ajouter, dans un souffle :

« La vie m’a déjà déraciné… »

Il se détourna avec brusquerie et se dirigea d’un pas lourd vers la porte.

 

Les hélicoptères revinrent deux jours plus tard, précédés de leurs grondements assourdissants. Jack sortit à toute allure du baraquement, suivi de Vif, et pointa son fusil sur les formes noires, qui survolèrent le campement à basse altitude, mais sans expédier ni roquette ni rafale.

Jean rejoignit le garçon devant la porte.

« Pas la peine de gaspiller tes cartouches, Jack. Ils n’ont pas l’air d’avoir d’intentions belliqueuses. »

Jack baissa son fusil, visiblement déçu. Les engins volants exécutèrent leur ballet assourdissant un long moment avant de s’éloigner et de disparaître à l’horizon. Les cris des hommes éparpillés dans les allées entre les baraquements exprimaient un profond soulagement. Jean scruta quelques instants le ciel d’un bleu pâle, presque blanc, avant de retourner au chevet d’Élan Gris.

Il fut surpris de constater que le regard du jeune Lakota avait recouvré son acuité et sa profondeur habituelles.

« On dirait que ça va mieux ! » s’exclama-t-il en se laissant choir sur la caisse en bois qui lui servait de tabouret.

Élan Gris esquissa un sourire avant de dire, d’une voix encore faible :

« Les démons ont quitté mon corps…

— C’est la deuxième bonne nouvelle de la journée ! s’exclama Jean.

— Quelle est la première ?

— Les hélicoptères roicos ont survolé le camp sans nous attaquer. J’ai l’impression qu’ils abandonnent. »

Élan Gris tenta de se redresser sur un coude. La douleur le fit grimacer et renoncer.

« Tu ne devrais pas bouger, le prévint Jean. Tu risques de rouvrir tes blessures.

— L’esprit… souffla le Lakota.

— Eh bien quoi, l’esprit ?

— C’est l’esprit qui nous rend forts et perd nos ennemis.

— L’esprit souffle sur toute la planète. L’ancien monde est en train de s’écrouler. »

Élan Gris fixa Jean avec une soudaine gravité. Son teint ordinairement cuivré avait viré au gris, comme s’il était couvert de cendres.

« C’est l’esprit qui t’a permis de me retrouver et de me ramener. »

Jean hocha la tête.

« J’ai eu la vision des grizzlys avant d’aller te chercher. Les ours sont une nouvelle fois venus à ton secours. »

Le médecin militaire se présenta. Il portait une blouse qui avait été blanche autrefois et un stéthoscope rouillé autour du cou. Ses yeux cernés et son allure voûtée traduisaient une grande fatigue. Il n’avait pas dormi beaucoup ces derniers temps. Les roquettes et les balles roicos avaient fait des ravages dans les rangs des défenseurs. Il avait dû amputer des jambes et des bras déchiquetés par les éclats et, comme il ne disposait pas d’anesthésiant, il avait été contraint d’attacher les blessés pour les empêcher de bouger.

Il prit le pouls d’Élan Gris, lui examina les yeux et lui posa la main sur le front.

« Je ne donnais pourtant pas cher de sa peau, confia-t-il à Jean. On n’a pas pu extraire toutes les balles et j’avais peur qu’elles ne provoquent une infection. Faut croire que son heure n’était pas venue. »

Il baissa le drap et dénoua les pansements. Les projectiles avaient creusé des cratères d’une largeur de deux ou trois centimètres dans l’épaule et sur le flanc d’Élan Gris. Jean se demanda comment le Lakota avait réussi à survivre à ses blessures, vraiment pas belles à voir. Le médecin les examina un long moment, les désinfecta avec un onguent et refit des pansements propres à l’aide de morceaux de coton et de tissu blanc qu’il découpa avec des ciseaux. Puis il se rendit près de la fenêtre et laissa errer son regard sur les sommets qui se dressaient au-dessus des bâtiments.

« Si Dieu le veut, cette folie sera bientôt terminée, murmura-t-il. J’ai entendu dire que les armées roicos abandonnaient leurs positions. Dire qu’ils auraient pu nous écraser en moins d’une semaine. »

Jean le rejoignit et, à son tour, observa la cour dans laquelle les hommes désœuvrés s’occupaient comme ils le pouvaient.

« Vous pensez que nous allons rentrer quand ? »

Le médecin posa sur lui ses yeux d’un bleu foncé.

« Je suppose que nos chefs vont d’abord s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une ruse.

— Étant donné leur supériorité, les roicos n’ont pas besoin de ruser.

— Vous avez sans doute raison. Mais c’est le rôle de nos chefs de prendre toutes les précautions. Vous êtes pressé de rentrer, hein ?

— Pas vous ? »

Le médecin secoua la tête d’un air las.

« Personne ne m’attend…

— Vous n’avez pas de famille ?

— Ma femme est un jour partie avec les enfants. Elle avait la nostalgie de notre pays natal. Comme je ne pouvais pas y revenir à cause de mes activités politiques, elle a profité d’une de mes absences prolongées pour entreprendre le voyage du retour. Depuis, je n’ai jamais reçu de nouvelles. Je ne sais même pas si les enfants et elle ont réussi à regagner le pays.

— Quel pays ?

— L’Italie. Nous habitions Rome avant de fuir en Arcanecout. »

Jean s’expliqua l’anglais chantant du médecin.

« J’ai soigné des opposants blessés, reprit ce dernier. Ce qui m’a valu d’être traqué par la police royale et pris en charge par un réseau clandestin. Voilà comment je me suis retrouvé à Los Angeles. Ma femme n’a jamais pu s’habituer à notre nouveau pays. »

Il sembla à Jean que les yeux du médecin s’étaient embués.

« Peut-être qu’en Italie les choses bougent, que l’ancien régime sera bientôt renversé, que vous pourrez alors y retourner », avança Jean.

Son interlocuteur lui lança un regard tragique.

« En admettant que ma femme soit vivante, comment m’accueillera-t-elle ? Et mes enfants ? Me reconnaîtront-ils ?

— Vous ne le saurez pas si vous n’y allez pas… »

Le médecin hocha la tête.

« Sans doute. Mais j’ignore ce qui se passe en Italie… Et vous ? Quel est votre pays d’origine ?

— La France.

— Vous y avez laissé du monde ?

— Ma mère et mes sœurs. Je n’ai pas osé leur écrire pour ne pas leur attirer d’ennuis.

— Avez-vous l’intention d’y retourner ? »

Jean hésita.

« C’est une question que je ne me suis jamais posée… »

 

Ils patientèrent encore trois jours dans la boue du camp avant qu’enfin, l’état-major ne se fende d’une déclaration. Tête-en-Pierre s’engouffra dans le bâtiment hôpital et se dirigea d’un pas joyeux vers le lit d’Élan Gris. Jean, assis sur une caisse en bois renversée, se leva. Jack continua de caresser son chien tout en fixant l’officier de ses yeux inexpressifs.

« Du nouveau ? » demanda Jean.

Tête-en-Pierre prit le temps d’observer Élan Gris avant de répondre :

« On lève le camp ! Et cette fois, ce n’est pas pour partir au front ! On rentre chez nous.

— Quand ?

— Maintenant. »

Jean désigna Élan Gris.

« Il n’est pas en état de marcher…

— Faudra se débrouiller, mon gars. Dans quelques heures, il n’y aura plus personne dans le coin. Faudrait que tu trouves une charrette à bras pour le transporter, tu sais, un de ces chariots qui servaient à distribuer la nourriture. Avec un peu de chance, tu pourras le descendre en bas de ces foutues Rocheuses.

— Rien n’a donc été prévu pour rapatrier les blessés ? »

Les lèvres de Tête-en-Pierre s’étirèrent en une grimace.

Jean et Jack se mirent immédiatement en quête d’un chariot. Ils en trouvèrent un en médiocre état tout près des cuisines. Le dernier. Les autres avaient été réquisitionnés par des hommes qui y entassaient leurs armes, leurs vêtements et toute la nourriture qu’ils avaient pu ramasser. Déjà des colonnes éparses se formaient sur les sentiers qui dévalaient les pentes. On se repliait dans le plus grand désordre. Il ne régnait pas la joie à laquelle on aurait pu s’attendre en de telles circonstances. Les soldats se hâtaient de quitter ces montagnes qui auraient dû être leurs tombeaux. Nul cri, nul rire, seulement des yeux brillants et des visages tendus, amaigris par les privations et le long hiver. Sans doute ne mesuraient-ils pas la chance incroyable que représentait la retraite des armées roicos rappelées pour se battre dans leurs propres pays. Ils en prendraient conscience plus tard, lorsqu’ils auraient retrouvé les leurs et repris une existence ordinaire.

Jean transporta Élan Gris jusqu’au chariot que gardaient Jack et Vif. Le garçon avait dissuadé deux hommes de s’en emparer en tirant une cartouche entre les jambes du plus proche. Ils installèrent le plus confortablement possible le Lakota sur un matelas de couvertures dépliées. Jean s’empara ensuite d’un grand jerrycan en fer qui contenait de l’eau potable, puis ils se mirent en route alors que le ciel se couvrait de nuages menaçants et que le camp était pratiquement devenu désert.

Tête-en-Pierre se joignit à eux à la sortie du camp. Il avait entassé dans un grand sac des victuailles qui, dit-il, lui avait valu un début d’explication musclée avec une poignée de charognards humains. Il avait également apporté deux tentes de campagne qu’ils glissèrent sur la grille inférieure du chariot.

« Ça vous dérange pas que je fasse la route avec vous ? demanda l’officier.

— Nous en sommes honorés », répondit Jean avec un sourire.

Ils se lancèrent dans le sentier au moment où les nuages éventrés libéraient leurs premières gouttes.