Chapitre 5

« Il nous reste combien ? »

Elmana ouvrit la petite boîte en fer qui leur servait de coffre et compta silencieusement les coupures de couleur bleu nuit émises par le gouvernement d’Arcanecout, des billets de cinquante et de vingt hope principalement.

« Deux cent vingt, murmura-t-elle après avoir reposé la liasse dans la boîte. On n’ira pas bien loin avec ça.

— Il ne te reste pas de l’argent de Nouvelle-France ? demanda Clara.

— Tu penses bien que j’ai déjà tout changé… »

Une heure plus tôt, les crieurs des rues avaient annoncé que la nourriture ne serait plus distribuée gratuitement : à partir d’aujourd’hui, chaque ration coûterait quinze hope. L’État n’avait plus d’argent dans ses caisses et ne pouvait plus prendre en charge l’alimentation de la population, d’autant qu’on avait besoin de reconstituer d’urgence les réserves de munitions et de ravitailler les troupes massées sur les frontières. On continuerait d’entraider ceux qui ne pourraient vraiment pas participer à l’effort collectif, mais on en appelait à la responsabilité de chacun pour faciliter la tâche du conseil gouvernemental, constitué d’un collège de douze membres élus renouvelé par tiers tous les deux ans, et prolonger le projet utopique de l’Arcanecout.

« On peut tenir à peine une dizaine de jours, soupira Nadia. Et encore, en ne prenant qu’une ration pour trois.

— Pas question, protesta Clara. Toi, tu dois manger à ta faim. Nous, nous débrouillerons pour gagner de l’argent.

— J’vois pas comment, intervint Elmana. Y a plus de travail depuis le début de la guerre.

— On peut se proposer comme servantes ou cuisinières chez les gens fortunés…

— Des gens fortunés, y en a pas beaucoup dans le coin ! Si on est tous venus en Arcanecout, c’est bien parce qu’on n’avait rien là où on était !

— On ne trouve pratiquement plus de poisson depuis le départ des hommes. Si on récupérait un bateau et qu’on allait pêcher dans la baie ? »

Elmana roula des yeux effarés.

« Seigneur, j’ai déjà un tel mauvais souvenir de la traversée du golfe du Mexique avec Eusèbe que je me vois mal passer une minute de plus sur cette maudite flotte !

— Pas besoin d’aller au large, insista Clara. Nous resterons pêcher près des côtes.

— Tu sais manœuvrer un bateau, toi ? Tu sais tendre et relever un filet ?

— Je ne demande qu’à apprendre.

— Qu’est-ce que tu fais des roicos et de leurs satanés bombardements ?

— On ira seulement à l’intérieur de la baie. De toute façon, on n’est pas davantage à l’abri ici.

— Admettons. Tu comptes les vendre comment, tes poissons ?

— Comme les autres pêcheurs : sur le quai.

— Avec quoi on achètera le bateau ?

— Beaucoup ont été abandonnés sur les bords de la baie. On peut sans doute en choisir un qui nous paraît en bon état. »

Les lèvres d’Elmana s’étirèrent en une moue prolongée.

« Tu veux pas le faire toute seule ? »

Clara haussa les épaules.

« Tu sais bien que ce n’est pas possible. On doit être au minimum deux. »

Elmana leva les yeux au ciel avant de désigner Nadia d’un mouvement de menton.

« Je veux bien essayer, pour elle et son bébé… »

 

Les deux jeunes femmes traversèrent la ville à pied, le système des tramways tractés par câble ayant été endommagé par les bombardements aériens et maritimes. Une distance d’environ douze kilomètres séparait Vista Del Mar de China Basin, le port où Clara avait aperçu les bateaux de pêche abandonnés.

« C’est Dieu pas possible une ville avec autant de côtes ! marmonna Elmana en essayant de reprendre son souffle.

— Ne te plains pas : à l’aller, les descentes sont plus nombreuses que les montées, lança Clara.

— Dire que c’est à cause de ces maudits roicos qu’on est obligées de marcher à pied ! »

Les bombardements avaient laissé des traces dans tous les quartiers. Les monticules de gravats obligeaient les charrettes tractées par des attelages à faire d’importants détours dans les rues défoncées. Le vent sec dispersait les dernières volutes de fumée qui montaient de ruines noircies. Ici et là, des groupes d’adolescents aidés de femmes et de vieillards tentaient de restaurer les habitations qui n’avaient pas été entièrement soufflées par les explosions. La cité animée et colorée que Clara avait découverte lors de son arrivée avait perdu sa joie de vivre. Des bandes d’enfants erraient en quête d’un abri pour la nuit prochaine ou se pressaient autour des chariots bâchés où des employées du gouvernement, reconnaissables à leurs tenues grises, distribuaient des miches de pain.

Une chaleur accablante accueillit Elmana et Clara à China Basin, un ensemble de hangars et de quais de bois où, en temps de paix, se côtoyaient pêcheurs, mareyeurs et acheteurs. Elles transpiraient sous leurs robes pourtant légères. Le soleil brillait de tous ses feux dans un ciel d’un bleu très clair tirant sur le blanc. Quelques silhouettes silencieuses déambulaient au milieu de tas de tuiles et de balles de coton abandonnés le long du bassin. Les vaguelettes d’une eau grisâtre et sale battaient les piliers rongés par le sel. Avant la guerre, il n’était pas rare d’apercevoir dans le bassin des pingouins et des phoques attirés par les restes jetés par les pêcheurs.

Le nez plissé par la forte odeur de poisson, de rouille et de pourriture, Elmana s’approcha du bord du quai et contempla la surface légèrement houleuse de la baie, laissant le vent chaud gonfler sa robe et chahuter ses cheveux crépus. Trois bateaux aux voiles claires voguaient autour de l’île de Yerba Buena, survolées par des nuées d’oiseaux criards. En arrière-plan, emmitouflés sous les brumes de chaleur, se découpaient les reliefs de la côte d’Oakland.

Elles commencèrent à inspecter les bateaux alignés sur les quais, posés sur des échafaudages rudimentaires de poutres et de pierres. La plupart d’entre eux étaient en mauvais état. Les coques et les quilles desséchées avaient perdu leur vernis protecteur et présentaient des fissures.

« Même si on en trouve un en état de marche, je vois pas comment on pourra le mettre à l’eau, fit Elmana. Faut au moins vingt hommes pour manipuler des masses pareilles ! »

Elles se dirigèrent vers le fond de l’immense bassin, croisant des vieillards faméliques installés dans les hangars en bois et en tôle qui servaient d’entrepôts en temps ordinaire.

« Seigneur, ils ont une drôle de façon de nous regarder. » Elmana se rapprocha de Clara qui observait un bateau aux formes élancées. « Je me sens pas trop tranquille dans le coin.

— Que veux-tu qu’ils nous fassent ?

— Ben, ce que font certains hommes aux femmes…

— Ils sont bien trop vieux et bien trop faibles… Celui-là a l’air pas trop mal. Qu’en penses-tu ? »

Elmana se pencha aux côtés de Clara pour ausculter à son tour la coque de l’embarcation maintenue à la verticale par un ensemble de madriers enchevêtrés. Un filet de pêche débordait du bastingage et retombait en rideaux ajourés le long du flanc rebondi.

« On ne distingue pas de brèches…

— Ouais, même s’il flottait, je serais bien incapable de faire avancer un truc pareil ! s’exclama Elmana.

— Moi, je sais ! »

La voix grave avait retenti derrière les deux femmes, puissante, éraillée. Elmana se redressa avec une telle vivacité qu’elle se cogna le haut du crâne à un renflement de la coque.

Un vieil homme s’était approché d’elles, vêtu de haillons, chaussé de souliers craquelés, coiffé d’une casquette dont une épaisse couche de crasse occultait la couleur originelle. Une barbe blanche et emmêlée encadrait son visage buriné, crevassé.

« Ça nous fait une belle jambe ! » gronda Elmana.

Le vieil homme ignora son intervention et s’avança d’un pas décidé vers le bateau.

« Un bon choix, déclara-t-il en promenant son regard délavé sur la coque. C’est probablement le seul, parmi toutes les épaves en train de pourrir dans ce port, qui soit encore capable de flotter.

— Vous vous y connaissez ? » demanda Clara.

Un sourire creusa fugitivement les rides du vieil homme.

« J’étais de la partie, répondit-il. Avant que mon gendre ne me mette au rencard. Il me considérait trop vieux pour la pêche. Il voulait surtout récupérer mon bateau et devenir son propre patron. Ma fille l’a soutenu contre moi. J’ai refusé de rester dans leur maison, enfin, dans ma maison qui est devenue la leur, et je me suis exilé… »

Une profonde tristesse imprégnait sa voix rude. Ses yeux clairs, les rares mèches blondes qui dépassaient de sa casquette et son léger accent le désignaient comme un homme du Nord.

« Il est parti sur le front, mais je ne suis pas retourné chez moi, je n’ai pas revu ma fille ni mes petits-enfants… » Il marqua un temps de silence, légèrement tassé, comme recroquevillé sur ses souvenirs. « Pourquoi vous intéressez-vous à ce bateau ?

— Nous n’avons plus de ressources et nous avons pensé que nous pourrions utiliser l’un de ces bateaux abandonnés pour pêcher », répondit Clara.

Le vieil homme hocha la tête ; ses yeux semblaient avoir retrouvé de leur éclat, comme enflammés par les feux du soleil.

« Pas une mauvaise idée. On a besoin de nourriture en ville, et y a pratiquement plus personne pour ramener du poisson. Vous y connaissez quelque chose ?

— On apprendra… »

La réponse de Clara déclencha un large sourire sur les lèvres desséchées du vieil homme, dévoilant une dentition incomplète.

« Si vous acceptez un vieillard avec vous, je veux bien être celui qui vous apprendra… »

Clara lut de la peur et de la répulsion dans le bref regard qu’Elmana lui lança.

« Je suis trop vieux pour travailler, trop vieux pour me battre sur les frontières, trop vieux pour vivre en famille, poursuivit leur interlocuteur. J’ai failli à plusieurs reprises me jeter dans l’eau de ce bassin. Je ne sais pas trop ce qui m’en a empêché. La perspective d’être une dernière fois utile, peut-être. Seul, je n’en avais pas le courage, mais vous m’en offrez l’occasion. Je n’exigerai rien en échange, pas de partage, pas d’argent. Le plaisir de naviguer me suffira.

— Nous ne comptons pas aller loin, précisa Clara. Pas même franchir la porte qui donne sur l’océan.

— Vaut mieux pas, avec les foutus roicos qui croisent au large de nos côtes… Aucune importance : je connais de bons coins pour la pêche au nord de la baie, à San Pablo. »

Clara prit Elmana par le bras et l’entraîna à l’écart, tout au bord du bassin. Des mouettes les survolèrent en poussant des cris perçants. L’ombre des collines de San Francisco s’étendait derrière elles, avalant les bâtiments et les quais.

« Qu’en penses-tu ? »

Une grimace prolongée d’Elmana traduisit le fond de sa pensée.

« Qu’avons-nous à craindre de lui ? insista Clara à voix basse.

— Je crois bien que tu es folle, ma vieille ! Tu te vois pas passer des heures avec lui sur un bateau ? Il pue pire qu’un bouc !

— Il n’y a pas seulement l’odeur, je suppose…

— Il me fiche la trouille !

— On a besoin de lui.

— Je sais pas pourquoi tu me demandes : t’as déjà pris ta décision, pas vrai ? Et comme t’es plus têtue qu’un troupeau d’ânes…

— Nous pouvons au moins essayer. Si ça se passe mal, on se débrouillera sans lui. Si ça se passe bien, tu ne seras peut-être pas obligée de nous accompagner. »

Une lueur vive s’alluma dans les yeux sombres d’Elmana.

« T’aurais pas peur d’être seule avec lui ? »

Clara secoua la tête. Elmana suivit quelque temps des yeux le vol d’une mouette avant de reprendre :

« D’accord, mais au moindre geste inconvenant de sa part, je le balance par-dessus bord. »

Lorsque Clara fit part de leur décision au vieil homme, il retira sa casquette et s’inclina cérémonieusement en exhibant son crâne nu et ceint d’une couronne de cheveux blond cendré.

« Vous avez de la chance, déclara-t-il en se redressant. Le bateau que vous avez choisi, c’est le mien, enfin, celui de mon gendre. Et s’il est en bon état, c’est que je l’entretiens depuis son départ pour le front. »

 

Il s’appelait Arn et avait élu domicile dans les environs de China Basin en compagnie de trois autres vieillards et d’un handicapé mental orphelin d’une douzaine d’années. Originaire de Norvège, l’un des royaumes nordiques d’Europe, il était arrivé en Arcanecout une vingtaine d’années plus tôt où il avait exercé le seul métier qu’il eût connu depuis sa naissance.

« Dans ma famille, on est pêcheur de père en fils depuis la création de ce foutu monde ! »

Il examina une dernière fois la coque du Bodo. Le bateau, un ancien coquillier à moteur modifié en voilier depuis la pénurie de carburant, portait le nom de la ville de Norvège d’où était originaire sa famille. Il parlait sans cesse, vite, comme pressé tout à coup de vider un sac empli par les années de solitude. Ils avaient étalé le filet de pêche sur les planches du quai et repéré les nombreuses déchirures qu’il leur faudrait réparer avant de partir pour la première campagne.

Elmana lui demanda comment il comptait mettre le bateau à l’eau. Il désigna l’avant de l’échafaudage de madriers qui servait de cale.

« Il suffit d’en retirer deux pour que l’ensemble se défasse.

— Il va s’affaisser sur le côté !

— Pas si on s’y prend de manière progressive. D’abord la proue, de manière à le pencher vers l’eau, puis, quand il a pris un peu d’élan, on défait le reste. Normalement, il piquera tout droit du nez et flottera sur l’eau avant d’avoir eu le temps de se coucher. »

Ils inspectèrent l’intérieur de Bodo, l’ancienne cabine de pilotage, les différents compartiments d’où ils retirèrent les voiles soigneusement pliées et en parfait état, le coin couchettes qui permettait à deux personnes de se reposer, le réduit qui, avec sa table rivée au plancher, servait à la fois de cuisine et de salle à manger, puis, après que le soleil eut plongé de l’autre côté de la ville et que la lumière du jour eut brusquement décliné, ils décidèrent de mettre le bateau à l’eau le lendemain matin à l’aube. Clara proposa à Arn de l’héberger dans leur maison de Vista Del Mar, mais le vieil homme refusa l’invitation.

« J’ai tout ce qu’il me faut ici. Mes amis m’attendent. Et puis, franchement, je n’ai pas très envie de me farcir douze kilomètres à pied. Ah oui : faudrait songer à changer de vêtements, Mesdames ! Ceux-là vous vont très bien, mais ne sont pas pratiques pour la pêche. Vous seriez plus à votre aise avec des pantalons ou des combinaisons.

— Nous n’avons rien de tout ça à la maison, objecta Clara.

— On aura qu’à prendre ceux des hommes et les adapter à nos mesures, proposa Elmana. Je m’en chargerai si tu veux. »

Les deux femmes se mirent en chemin après avoir pris congé d’Arn. La nuit état tombée depuis un bon moment lorsqu’elles atteignirent enfin le quartier de Vista Del Mar. À peine avaient-elles poussé la porte et salué Inès et Nadia qui s’entretenaient sur la terrasse qu’une première explosion retentit, suivie de près par un chapelet d’autres détonations.

« Oh non, voilà que ça recommence ! » gémit Elmana.