Chapitre 28

Après avoir dépassé la ville de Grand Junction, ils traversèrent l’Utah et le Nevada sous un soleil de plomb. Des troupes massées sur les frontières de l’est, il ne restait que de petits groupes épars, dépenaillés, silencieux luttant contre un vent desséchant, une poussière âcre et une chaleur écrasante. Les rares camions bâchés disponibles avaient été pris d’assaut et abandonnés pour la plupart, faute de carburant, au bout de quelques dizaines de kilomètres. Les villages qui se présentaient sur leur chemin étaient déserts, fantomatiques. Ils ne trouvèrent ni nourriture ni eau potable dans les maisons à l’abandon, à croire que toute vie s’était retirée de l’Arcanecout. Ils purent seulement se reposer dans l’ombre des chambres sur des matelas défoncés ou des couvertures entassées.

Jean se désespérait de leur lenteur. Il avait tellement hâte de retrouver Clara qu’il aurait pu marcher jour et nuit sans prendre de repos malgré ses pieds en sang. Mais il leur fallait pousser à tour de rôle le chariot et aussi ménager les vieilles jambes de Tête-en-Pierre qui peinait un peu à suivre le rythme. Boris, qu’ils avaient trouvé ivre dans un fossé, s’était joint à eux. Le Russe pestait sans cesse contre la canicule et les salopards de l’état-major de l’armée qui n’avaient rien prévu pour ramener les hommes chez eux. D’autant qu’il ne lui restait plus une goutte de vodka et que le manque le rendait parfois agressif. Il s’en consolait en affirmant qu’il rentrerait bientôt dans son pays natal : d’après son neveu, les troupes insurgées contrôlaient désormais le palais du tzar et les armées régulières rentreraient sans doute trop tard pour renverser la tendance. Il prévoyait de s’installer dans la ville de Saint-Pétersbourg, où il espérait récupérer la maison familiale et couler des jours paisibles en s’occupant des fleurs de son jardin.

Élan Gris allait mieux. Il tentait parfois de se lever pour marcher en compagnie des autres, mais Jean, craignant que ses blessures ne se rouvrent, le forçait à rester allongé sur le chariot. Jack, lui, suivait le train sans qu’aucune expression ne s’affiche sur son visage. Il scrutait sans cesse le ciel en quête d’une oie ou d’un canard sauvage pour constituer le menu du soir. C’était lui qui pourvoyait à la subsistance du petit groupe. Il ne manquait jamais son coup, avec une adresse qui continuait d’étonner Tête-en-Pierre. Vif courait aussitôt chercher le volatile abattu, qui parfois tombait à plusieurs dizaines de mètres d’eux dans les rochers ou sur la terre poussiéreuse. Ensuite Jack le plumait, le préparait et le mettait à cuire sur un lit de braises qu’il allumait avec un vieux briquet à amadou hérité de son père. Parfois un lapin ou un lièvre venait rompre la monotonie de la volaille.

« Jamais vu un tireur de cette qualité ! s’exclama pour la centième fois Tête-en-Pierre. Et pourtant, j’en ai vu quelques-uns à l’œuvre. Il gagnerait haut la main tous les concours.

— Il y a concours de tir ? demanda Boris.

— Partout. Les hommes adorent montrer qu’ils sont les plus adroits.

— Les hommes toujours vouloir prouver quelque chose », grommela Boris.

Ils étaient arrivés à Carson City, l’une des dernières villes du Nevada. Le lendemain, ils entreraient en Californie et gagneraient ensuite San Francisco en passant par Sacramento et Oakland et en espérant que le pont qui reliait les deux rives de l’entrée de la baie serait encore debout. Sinon, ils devraient trouver un bateau pour rejoindre la capitale de l’Arcanecout. Ils avaient croisé un grand nombre de soldats aux alentours de Carson City, les uns bivouaquant à l’extérieur de la ville, les autres ayant pris d’assaut les chambres des hôtels et des maisons particulières, au grand dam de la population locale qui n’avait pas les moyens de s’opposer à ces hommes armés, hirsutes, et pour tout dire effrayants.

Une noria de véhicules était apparue dans le lointain. Leurs phares évoquaient une procession d’étoiles filantes. Ils s’étaient évanouis dans l’obscurité, à la colère des hommes épuisés qui avaient proféré des injures et traité de tous les noms d’oiseaux les chefs d’une armée qui, eux, se faisaient transporter sans se préoccuper de leurs troupes.

Élan Gris descendit du chariot pour partager le repas du soir, une oie et un lièvre un peu maigre. Jean voulut l’en dissuader, mais le Lakota refusa cette fois de l’écouter.

« Mes blessures sont refermées maintenant.

— Comment le sais-tu ?

— Ma chair s’est réparée, je le sens. Vous pourrez abandonner le chariot ici. Je ne vous retarderai plus.

— Ça tombe plutôt bien, intervint Tête-en-Pierre. Vu que les roues dudit chariot vont pas tarder à lâcher. Il a jamais été prévu pour faire une si longue route dans de si mauvaises conditions.

— Vous les Rouges, aussi durs que les Russes ! s’exclama Boris.

— Et sans vodka ! » ajouta l’officier avec un sourire.

Le Russe parut d’abord offusqué par la remarque avant d’éclater d’un rire tonitruant.

Le fumet de leur gibier en train de cuire attira trois hommes qui dormaient à la belle étoile et n’avaient plus rien à manger. Ils s’invitèrent au dîner sans demander la permission, tenant leurs armes bien en évidence pour montrer qu’ils recourraient à la force si on les contrariait dans leur entreprise.

« Hé, vous trois, c’est pas des manières ! maugréa Tête-en-Pierre.

— J’te connais, toi, t’étais le foutu officier qui faisait sa loi dans le camp, répliqua l’un des intrus, un homme aux cheveux roux et longs qui tiraient des rideaux fugitifs sur son visage émacié et estompaient régulièrement ses yeux verts. Tu sais où tu peux te les mettre, tes manières ? T’es plus dans le camp, la guerre est finie, on n’a plus à obéir à tes foutus ordres !

— On est prêt à partager, mon gars, faut juste que toi et les autres vous y mettiez un minimum de correction.

— Qui te parle de partager ? Ça fait deux jours qu’on a rien dans le ventre, on vous laissera que les os.

— T’es un soldat de l’Arcanecout, pourtant. On se conduit pas comme des charognards en Arcanecout ! »

L’homme roux balaya les arguments de Tête-en-Pierre d’un revers de main négligent.

« Qu’est-ce qu’on a gagné à venir dans ce foutu pays ? Juste une autre forme de misère…

— C’est le seul endroit au monde où les gens comme nous sont libres.

— Libres de quoi ? De crever, oui ! »

L’homme aux cheveux roux tendit le bras vers l’oie suspendue sur sa broche. Tête-en-Pierre l’arrêta d’un coup de poing sur le poignet.

« T’auras rien si tu demandes pas, compris ? »

L’homme se redressa comme un fauve avec, au bout de son autre bras, un pistolet.

« Si je te demande avec ça, ça ira ? »

Tête-en-Pierre ne parut pas le moins du monde inquiété par l’arme rouillée pointée sur lui. Les braises jetaient des lueurs rougeoyantes et changeantes sur les visages. Jean se crispa ; ce serait trop bête, si près du but, de mourir d’une balle perdue après être sortis indemne du camp roico et avoir survécu aux terribles attaques des hélicoptères. L’envie de revoir Clara le brûlait de plus en plus fort. Dans une semaine, peut-être un peu moins maintenant qu’Élan Gris avait recouvré ses forces, il serait à San Francisco, dans leur maison de Vista Del Mar.

Vif gronda, alarmé par la tension soudaine régnant autour du foyer délimité par des pierres. Jack s’empara discrètement de son fusil.

« Pose ce pistolet, mon gars, déclara Tête-en-Pierre d’une voix calme. C’était là-bas, dans les Rocheuses, qu’il fallait s’en servir. Pas maintenant, pas contre ceux de ton propre camp.

— J’hésiterai pas à m’en servir contre n’importe qui m’empêchera de manger ! »

Élan Gris fixait l’homme aux cheveux roux d’un air navré. Le comportement de certains hommes blancs le déroutait toujours autant : ils se contentaient de voler les ressources d’autrui au lieu de subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Chez les siens, cette attitude aurait été considérée comme déshonorante, voire infamante. Les yeux clairs de Boris flamboyaient. Les comparses de l’homme roux avaient à leur tour levé leurs pistolets. La grimace de l’un d’eux, au visage couturé de cicatrices, dévoilait une dentition très incomplète et noire. Jean se demanda ce que ceux-là étaient venus fabriquer en Arcanecout. Probablement n’avaient-ils pas eu le choix, chassés de chez eux par la misère, croyant que le royaume de l’ouest de l’Amérique du Nord serait un nouvel Eldorado.

Jean s’approcha calmement du foyer, retenant sa respiration, craignant à tout moment que l’un des trois intrus ne déclenche le tir. Mais, tenus eux aussi en joue par Jack et Boris, ils ne réagirent pas. Il souleva l’oie par les deux extrémités de la broche en bois. La peau ruisselante de graisse lui brûla les doigts. Il arracha d’abord une cuisse qu’il tendit à l’homme roux. Celui-ci hésita quelques secondes avant de s’en emparer et de la dévorer avec une invraisemblable gloutonnerie. Puis Jean préleva l’autre cuisse, la proposa à l’homme au visage couturé de cicatrices, qui s’en saisit sans réfléchir et y plongea avec avidité ses rares dents. Enfin, il offrit une aile au troisième intrus.

« Je pense qu’il y en a pour tout le monde », murmura-t-il après s’être essuyé les doigts sur le chiffon maculé de taches qui leur servait de torchon.

Tête-en-Pierre désigna d’un mouvement de tête les trois hommes en train de bâfrer.

« Eux avaient pas la même conception du partage que toi !

— Peut-être parce que personne n’avait jamais partagé avec eux… »

 

Ils atteignirent Sacramento en trois jours après avoir marché de l’aube à la tombée de la nuit. Des habitants de la ville proposaient de conduire les soldats dans leurs véhicules personnels à San Francisco contre une forte somme d’argent. La distance serait selon eux accomplie en moins d’une demi-journée.

« Ce foutu argent, on l’a pas ! » grommela Tête-en-Pierre.

Le garçon aux cheveux blonds qui s’était adressé à eux amorça un mouvement de recul en quête d’autres potentiels clients. Les voitures se croisaient au ralenti dans les rues, louvoyant entre les attelages de chevaux ou de bœufs qui traînaient des carrioles ou des charrettes.

« Hé, revenir ! » cria Boris.

Le garçon hésita avant de s’avancer de nouveau vers le petit groupe.

« Combien vouloir ?

— Mille hope pour vous cinq, prix d’ami.

— Quand nous conduire ?

— Cette nuit si vous voulez.

— Avoir carburant ? »

Le visage du garçon s’allongea, lui donnant un vague air de fouine ou de renard.

« J’ai ce qu’il faut. Tout se négocie dans le coin…

— Que dire toi si moi donner ça ? »

Boris sortit de la poche de son pantalon une bague sertie d’un diamant et de deux pierres vertes, des émeraudes sans doute. Le garçon se saisit du bijou et se déplaça dans le faisceau de lumière tombant d’une fenêtre pour l’examiner.

« Valoir beaucoup plus que mille hope, lança Boris.

— T’es pas obligé, Boris, protesta Tête-en-Pierre. On peut finir à pied.

— Moi fatigué, marre de marcher ! Bague pour fiancée, mais fiancée mariée avec un autre. Sergueï me le dire. »

Les yeux du garçon brillèrent.

« Marché conclu. Je vous emmène cette nuit à San Francisco. Enfin, au moins jusqu’à Oakland si le pont n’est plus debout. »

Ils allaient gagner trois ou quatre jours grâce à Boris, et Jean lui voua une reconnaissance éternelle.

« Suivez-moi. »

Le garçon les conduisit à travers les rues de la ville vers un garage dont il avait soigneusement bouclé la porte.

« Pour éviter de me faire voler le carburant, expliqua-t-il en tournant une grosse clef dans la serrure.

— Quel âge as-tu, mon gars ? demanda Tête-en-Pierre.

— Seize ans, Monsieur.

— Et tu sais conduire une voiture ?

— Depuis l’âge de douze ans… »

La voiture était l’un de ces véhicules à plateau arrière ouvert qui servaient à ramasser les fruits dans les immenses vergers du sud de la Californie. Étant donné l’état de ses roues et de sa carrosserie, on pouvait avoir des doutes légitimes sur sa capacité à franchir les deux cents kilomètres entre Sacramento et la baie de San Francisco.

« Un de vous montera avec moi devant, les quatre autres et le chien derrière », proposa le garçon.

Tête-en-Pierre jeta un coup d’œil sur la banquette au cuir craquelé.

« Je propose que Boris, puisqu’il a payé, monte devant. Ce sera plus confortable. »

Le Russe refusa d’un mouvement de tête.

« Plus vieux devant. Toi, Tête-en-Pierre.

— Mais…

— Pas de mais ! »

Pour bien montrer que la conversation était close, Boris grimpa dans le plateau arrière en se servant du renflement de la roue arrière comme appui. Jean, Élan Gris et Jack, ce dernier portant Vif, le rejoignirent et s’assirent aussi confortablement que possible sur le plancher en tôle ondulée.

« Au fait, je m’appelle Élan, ajouta le garçon avant de s’engouffrer dans l’habitacle.

— Eh bien, Élan, lança Tête-en-Pierre d’un ton joyeux, démarre donc ta machine et ramène-nous à San Francisco. »

 

Même si le moteur émettait des toussotements inquiétants dans les côtes, même si les amortisseurs grinçaient chaque fois que les roues sautaient sur les nids-de-poule, le véhicule tint le choc. Élan roulait pied au plancher pour éviter d’être importuné par les petits groupes qui marchaient sur le côté de la route. La joie gonflait le cœur de Jean. Demain matin, il serait chez lui, il serrerait Clara dans ses bras, il recommencerait à vivre. Il chassa l’inquiétude inexplicable et oppressante qui se déployait en lui comme une ombre au soleil couchant.

« Tu crois que ton enfant est né ? » demanda-t-il à Élan Gris.

Le vacarme du moteur l’avait contraint à hurler. Le Lakota haussa les épaules, un mouvement amplifié par un cahot.

« Je ne le saurai que lorsque je le verrai. »