Chapitre 6

Les yeux clairs de l’homme assis face à Jean n’exprimaient aucune bienveillance. Les trois barrettes dorées sur les épaulettes de son uniforme blanc indiquaient son rang d’officier supérieur. Ses cheveux clairs coupés ras apparentaient son crâne à un champ bosselé couvert de chaumes.

Deux gardes étaient venus chercher Jean dans sa cellule quelques minutes plus tôt. Il avait lu des encouragements et de l’amitié dans le regard sombre qu’Élan Gris lui avait lancé au travers de la grille de sa cellule. Deux jours qu’ils croupissaient dans cette prison glaciale, ne parvenant pas à se réchauffer avec l’unique couverture de laine qu’on leur avait fournie, ni avec les maigres rations d’une soupe insipide et tiède servie matin et soir. Deux jours à supporter les cris des soldats condamnés à de courtes peines d’enfermement pour ivresse publique, bagarre ou indiscipline. Deux jours à ressasser leurs pensées, à échafauder des projets d’évasion, à se demander ce que devenaient Clara et Nadia à San Francisco.

« Vous êtes coupable d’avoir tué des soldats de Sa Majesté, commença l’officier dans un anglais mâtiné d’accent espagnol. La peine encourue est la peine de mort. Nous pouvons cependant faire preuve d’une certaine… clémence si vous acceptez de collaborer avec nous. »

Jean avait envisagé un temps de se précipiter sur l’un des deux gardes postés de chaque côté de la porte, de lui arracher son fusil d’assaut, de prendre l’officier en otage, de le contraindre à ouvrir la cellule d’Élan Gris, de fuir à bord d’un véhicule motorisé, puis il s’était souvenu des paroles du géant blond au sommet des Rocheuses et en avait conclu que les roicos ne se soucieraient pas davantage de la vie d’un de leurs officiers que de celle de leurs blessés. Le poêle qui rougeoyait au milieu de la petite pièce l’enveloppait d’une chaleur agréable.

« Par collaborer, j’entends répondre à nos questions, reprit l’officier. De la qualité de vos réponses dépendra en grande partie votre avenir. Si vous faites preuve de mauvaise volonté, vos prochaines heures risquent d’être pour le moins… pénibles. »

Le regard de Jean s’évada par l’unique fenêtre de la pièce. La neige s’était remise à tomber. Les cris des hommes qui dégageaient les accès aux bâtiments brisaient le silence ouaté ensevelissant les environs.

« Nous aimerions savoir comment sont organisées vos défenses, là-haut.

— Comment voulez-vous que je le sache, répliqua Jean, je ne suis qu’un simple soldat. »

Un sourire effleura les lèvres fines de l’officier.

« Nous avons pris un mauvais départ. Vous faites partie de quelle unité ?

— Première division d’infanterie.

— Combien d’hommes compte votre division ? »

Jean haussa les épaules.

« Je ne sais pas.

— Quel type d’armement utilise-t-elle ?

— Je ne sais pas. »

L’officier évacua son exaspération d’un soupir bruyant.

« Vous ne vous souciez donc pas de votre avenir ?

— Bien sûr que si ! C’est même la raison pour laquelle je suis passé en Arcanecout : il me semblait que c’était le seul endroit sur terre où les êtres humains eussent un véritable avenir.

— Je ne parle pas de cet avenir-là, mais de celui qui vous attend à la sortie de cette pièce.

— Vous allez me tuer, non ?

— Je peux vous éviter des souffrances inutiles.

— Toute souffrance infligée par un être humain à un autre être humain est inutile.

— Gardez pour vous vos discours fumeux ! L’Arcanecout représente une menace insupportable pour le reste du monde. Liberté, vous n’avez que ce mot à la bouche. Mais que feront les gens du peuple de leur liberté, sinon une société sans foi ni loi ? L’histoire montre que les populations ont besoin d’être guidées, gouvernées, que les révolutions ne conduisent qu’à de terribles bains de sang.

— Un bain de sang, c’est précisément le sort que vous réservez à la population d’Arcanecout…

— Tout dépendra d’elle. Si elle se soumet sans résistance aux troupes coalisées, elle sera épargnée.

— Je n’ai jamais vu une quelconque armée royale accorder sa grâce aux insurgés qu’elle tient au bout de ses fusils. »

L’officier se redressa sur sa chaise et toisa son interlocuteur avec un mélange d’agacement et de mépris. La lueur du poêle rougeoya sur le côté droit de son visage et se refléta fugitivement dans ses yeux.

« Il ne sert à rien de chercher à convaincre les exaltés de votre espèce. Contentez-vous de répondre à mes questions.

— À quoi bon m’interroger ? Vous savez bien que les armées coalisées sont dix fois plus nombreuses que la nôtre, et votre armement de bien meilleure qualité. Vous savez bien que vous nous écraserez dès que vous aurez lancé votre offensive. Vous savez aussi que vous ne réussirez pas à piétiner notre grand rêve, qu’il nous survivra, qu’il resurgira, tôt ou tard, dans un coin ou l’autre du monde, et qu’il finira par vous déborder.

— Ce jour n’est pas près d’arriver… »

Jean soupira.

« Combien vous faudra-t-il encore tuer d’hommes pour prendre conscience que vous êtes engagés sur… »

Une sirène puissante et prolongée retentit, provoquant un brusque tumulte à l’extérieur. L’officier se leva, se rendit près de la fenêtre et resta un long moment le nez collé à la vitre givrée. De la gaine de cuir glissée sur le côté droit de son ceinturon, dépassait la crosse nacrée d’un pistolet.

« Une alerte, finit-il par murmurer. Ces maudits Canouts ont décidément toutes les audaces ! »

Une flamme d’espoir dansa dans l’esprit de Jean. Il ne pensait pas que les troupes de l’Arcanecout affronteraient le blizzard et dévaleraient les pentes des Rocheuses pour surprendre les roicos dans leur camp de base. Il n’eut pas besoin de se lever pour voir, au travers des vitres rendues presque opaques par le gel, des silhouettes affolées courir sous l’averse de neige. Un premier coup de feu éclata, suivi de plusieurs autres et d’une salve de hurlements. L’officier se retourna et s’adressa aux deux gardes figés de chaque côté de la porte.

« Ramenez-le dans sa cellule. Je vais voir ce qui se passe. » Il se tourna vers Jean. « Ne croyez pas vous en tirer à si bon compte : notre entretien est seulement remis à plus tard. Ça vous laissera un peu de temps pour réfléchir et retrouver un minimum de raison. »

Il dégaina son pistolet et sortit de la pièce d’un pas décidé. L’un des deux gardes s’approcha de Jean, le saisit par le bras, le contraignit à se relever et le poussa devant lui en direction de la porte restée ouverte.

Dehors, les flocons de plus en plus épais, de plus en plus serrés, rendaient la visibilité presque nulle. Des ombres s’éparpillaient dans tous les sens, des ordres hurlés en espagnol et des coups de feu sporadiques dominaient les sifflements du vent. Jean tenta de comprendre ce qui se passait, mais il ne distingua rien d’autre qu’une agitation confuse, incohérente, entre les bâtiments. Il lui sembla entrevoir des Rouges au milieu des uniformes blancs des soldats de l’armée du royaume du Centre, des hommes aux longues chevelures et aux vêtements de peau qui brandissaient leurs fusils en poussant des cris aigus. Les deux gardes du corps, de plus en plus nerveux, le contraignirent à presser le pas. Ils croisèrent plusieurs groupes lancés dans une folle cavalcade avant d’atteindre le bâtiment faisant office de prison. L’un des gardes hurla quelques mots en espagnol, personne ne lui répondit.

« Vous savez ce qui se passe dehors ? demanda en anglais un gardien de la prison après qu’ils eurent franchi la porte.

— Paraît que ces foutus Canouts nous attaquent ! »

Ils escortèrent Jean jusqu’à sa cellule et l’y poussèrent sans ménagement. Puis, le gardien ferma la grille à clef et ils s’éloignèrent en discutant. Le tumulte extérieur absorba rapidement leurs voix graves. Élan Gris se leva de sa couchette et agrippa les barreaux de la porte de sa cellule. Jean et lui n’étaient séparés que par le couloir d’une largeur d’un mètre cinquante. Des ronflements et des soliloques d’ivrognes s’élevaient non loin d’eux, se glissant entre les vociférations, les grognements et les détonations qui continuaient de retentir dans le camp.

« Je ne croyais pas que les nôtres descendraient attaquer ce camp, dit Jean à voix basse.

— Ce ne sont pas les nôtres, objecta Élan Gris avec un sourire énigmatique.

— Qui alors ?

— Les grizzlys.

— Impossible ! Ils hibernent en cette période.

— L’ours nous sait en danger et vient à notre secours. »

Jean chercha des traces de moquerie ou de dérision sur le visage et dans les yeux d’Élan Gris.

« Un grizzly ne va tout de même pas attaquer un camp de l’armée du Centre à lui tout seul !

— Qui te dit qu’il est seul ?

— Les ours ne vivent pas en bande… »

En même temps qu’il prononçait ses mots, il se remémora l’intervention des trois grands ours face aux pisteurs recrutés par Bernie l’Orléanais au pied des Rocheuses1.

« Et même s’ils étaient plusieurs, reprit-il, que pourraient-ils face aux canons et aux fusils d’assaut des soldats ?

— Que peuvent les balles contre la protection de Wakan Tanka ? »

Jean s’abstint de répliquer qu’aucun esprit d’aucune sorte n’était capable d’arrêter les balles projetées par les armes à feu. Élan Gris mettait une telle conviction dans ses croyances qu’il ne servait à rien d’en discuter. En outre, les faits lui avaient donné raison à plusieurs reprises. Il vivait en symbiose avec son environnement, une relation à laquelle les Occidentaux, empêtrés dans leurs principes religieux, avaient renoncé depuis bien longtemps.

« Ils ne vont quand même pas tuer tout le monde ? murmura Jean.

— Ils sèmeront la confusion jusqu’à ce que nous puissions en profiter pour nous évader.

— Comment ? Ces grilles sont solides.

— Il nous faut nous tenir prêts. Le moment propice se présentera bientôt. »

Le silence retomba peu à peu sur les lieux, transpercé par une ultime série de coups de feu.

« Que t’ont-ils dit lorsqu’ils t’ont emmené ? demanda Élan Gris.

— L’officier qui m’a interrogé voulait des renseignements sur notre armée. Même si je l’avais voulu, j’aurais été totalement incapable de lui apprendre quoi que ce soit.

— Ils ne veulent prendre aucun risque.

— Quel risque y a-t-il à affronter une armée dix fois moins nombreuse et nettement moins bien équipée ?

— Il arrive que les moins nombreux l’emportent. C’est une affaire de volonté, de courage. Il faut garder espoir. »

Jean prit conscience qu’il avait perdu espoir depuis que les rumeurs de guerre s’étaient concrétisées et que la mobilisation générale avait été décrétée. Il avait cru jusqu’au dernier moment que la paix l’emporterait, que les autres royaumes laisseraient l’Arcanecout se développer son propre modèle, puis il lui avait dû se rendre à l’évidence. Il avait éprouvé une tristesse déchirante lorsque le gouvernement des Douze s’était résolu à déclarer la guerre aux royaumes d’Amérique et d’Europe. Pas seulement parce qu’il allait être séparé de Clara durant de longs mois et qu’il n’était pas certain de la revoir un jour, mais parce que l’Arcanecout n’avait pas les moyens de résister à une coalition d’une telle envergure et que, selon toute vraisemblance, le grand rêve de millions de gens allait être pulvérisé par les balles, les obus et les bombes. Combien d’années, combien de siècles seraient-ils nécessaires pour se relever d’une telle entreprise d’anéantissement ?

« Vos gueules, les Canouts ! grogna une voix embrumée, éraillée. Vous ferez moins les fiers quand vous gigoterez au bout d’une bonne vieille corde de chanvre ! »

Le bruit s’étant rapidement répandu que deux Canouts avaient été capturés, les insultes et les quolibets fusaient à intervalles réguliers des cellules voisines.

« Avant d’être pendus, vous serez scalpés à vif par nos copains les Rouges ! On va bien rigoler ! On manque un peu de distractions dans le coin ! »

Une salve de ricanements salua ces paroles.

L’un des gardiens et les deux hommes qui avaient escorté Jean quelques instants plus tôt se présentèrent de nouveau dans le couloir.

« Qu’est-ce qui s’est passé, dehors ? demanda l’un des prisonniers.

— On croyait que c’étaient les Canouts, c’étaient des… ours ! répondit le gardien. De foutus ours !

— Des ours ? Tu rigoles ou quoi ?

— Des grands grizzlys. Une bonne quinzaine. Ils ont surgi de la neige et se sont jetés sur tout ce qui bouge !

— Ils ont été tués au moins ?

— Même pas. Ils ont réussi à s’enfuir avant qu’on ait eu le temps d’en abattre un seul !

— Qu’est-ce qu’ils foutaient dans le coin ?

— Ils cherchaient de la nourriture, sans doute. »

Jean croisa le regard luisant d’Élan Gris de l’autre côté des barreaux. Le gardien s’avança vers sa cellule, dont il ouvrit la porte.

« Paraît que t’as pas fini la conversation tout à l’heure… »

1- Voir Ceux qui sauront.