Élan Gris et Jean se hissèrent sur une plate-forme de bois où étaient entassées des bottes de paille. Les chiens surgirent de la nuit et se regroupèrent au pied de l’échelle rudimentaire. Quatre énormes molosses aux pelages blancs ou tachetés, yeux luisants, babines retroussées, crocs impressionnants. Des démons crachés par les ténèbres. Comme ils ne pouvaient pas grimper, ils sautaient sur place en poussant des aboiements assourdissants.
« Qu’est-ce que vous avez donc flairé là, mes tout beaux ? Une satanée bestiole ? »
Deux hommes émergèrent à leur tour dans la grange. Jean les distingua avec netteté malgré l’obscurité : l’un d’eux était un vieil homme de grande taille au visage couturé de rides – ou de cicatrices –, en partie dissimulé par un chapeau cabossé ; l’autre, plus jeune, plus petit, n’avait qu’une touffe de poils en guise de cheveux au sommet du crâne et son faciès lunaire semblait dépourvu de reliefs, hormis les yeux, globuleux et inexpressifs. Armés chacun d’un fusil de chasse, ils s’approchèrent de l’échelle et levèrent la tête pour observer la plate-forme.
« À part un foutu renard des neiges, je vois pas quelle bestiole aurait pu grimper là-haut ! » marmonna le plus âgé.
Le plus jeune cracha une succession incompréhensible de sons dans lesquels Jean crut percevoir le mot « homme ».
« Ma foi, t’as sans doute raison, Jack. Mais qui serait assez dingue pour se balader en pleine nuit par un temps pareil ? Hé, là-haut, y a quelqu’un ? »
N’obtenant aucune réaction, le vieil homme arma son fusil et entreprit de monter à l’échelle.
« Restez où vous êtes, cria Élan Gris. Nous sommes armés. »
Le vieil homme recula sans montrer le moindre signe de frayeur. D’une voix puissante mais calme, il ordonna à ses chiens de se tenir tranquilles ; ils cessèrent aussitôt de sauter et d’aboyer.
« Nous ? Vous êtes donc combien là-haut ?
— Peu importe, répondit Élan Gris. On ne vous veut aucun mal. Juste passer la nuit au chaud.
— Qu’est-ce que vous fichez dehors à cette heure ?
— Nous cherchons à rentrer chez nous.
— C’est où donc, chez vous ?
— De l’autre côté des Rocheuses.
— Ah, vous êtes de fichus Canouts ! Qu’est-ce que vous fabriquez dans le royaume du Centre ?
— Nous ne sommes pas venus de notre plein gré. »
Sans lâcher son fusil, le vieil homme s’accroupit avec difficulté pour flatter le poitrail de l’un de ses chiens.
« Vous êtes des prisonniers évadés, pas vrai ? »
Le silence d’Élan Gris et de Jean équivalant à un aveu, le vieil homme hocha la tête en continuant de caresser le chien.
« Vous êtes de fichus ennemis, reprit-il. Et, en tant que sujet du royaume du Centre, je devrais en principe vous combattre. »
Il se releva.
« Mais ce ne serait pas raisonnable. D’abord parce que vous êtes en position de force, là-haut. Et que je dois m’occuper jusqu’à la fin de mon fils Jack, qu’est guère outillé pour affronter le monde. Ensuite parce que les affaires du royaume sont pas mes affaires. Je me sens américain, moi, pas sujet de Sa foutue Majesté le roi du Centre, ce pantin. J’ai toujours rêvé d’une Amérique unie, comme avant les guerres de Reconquête, pas de royaumes qui se font la guerre pour un oui pour un non. Vous êtes américains vous, aussi, non ?
— Je suis un Rouge », dit Élan Gris.
Le vieil homme marqua un temps de silence, la tête penchée, les yeux rivés sur les chiens qui se pressaient autour de ses jambes.
« Je dois bien avouer que je porte pas trop les foutus Rouges dans mon cœur… Sans doute parce que ces mécréants ont massacré quelques-uns de mes ancêtres.
— Comme vos ancêtres ont sûrement massacré quelques-uns des miens », répliqua Élan Gris.
Le vieil homme releva son chapeau cabossé, dévoilant une crinière blanche et ondulée.
« Vrai que ça va souvent dans les deux sens, ces affaires-là. Tu as toujours vécu en Arcanecout, le Rouge ?
— Je viens d’une réserve du royaume du Nord.
— Quelle idée saugrenue t’a pris de te lancer dans un voyage pareil ? Tu aurais pu y laisser ta peau : n’importe qui a le droit de tuer un Rouge surpris hors de sa réserve.
— J’ai seulement suivi la voie de ma vision. L’Arcanecout est l’endroit où je dois vivre.
— Qu’est-ce qu’il a donc de mieux que le royaume du Nord ou du Centre, ton Arcanecout ?
— C’est le lieu de tous les possibles. Le lieu où tout commence à chaque instant. Le lieu où les êtres humains osent.
— Bah, la vie se charge de ramener les rêveurs à la raison. » Le vieil homme parut tout à coup ployer sous le poids de ses souvenirs. « Mes ancêtres sont venus en Amérique la tête pleine de rêves, et ils ont fini par trimer autant et même plus qu’en Écosse d’où ils venaient.
— Il faut essayer, encore et encore, jusqu’à ce que le rêve devienne réalité, intervint Jean.
— Ah, une voix que je ne connais pas. À ton accent, mon gars, je dirais que tu es originaire de Nouvelle-France.
— De France exactement.
— Un beau pays à ce qu’il paraît… T’es un clandestin, hein. Je suis un vieux ronchon, sans doute, mais la vie m’a enseigné que le réel et le rêve coïncident rarement. Peu importe dans le fond. Je suppose que vous avez faim ? Ça vous dirait de manger un morceau avant de vous reposer ? »
Jean consulta Élan Gris du regard. Le jeune Lakota lui avait raconté sa mésaventure dans le royaume du Centre, et l’invitation du vieil homme pouvait fort bien se révéler elle aussi un stratagème.
« Qu’est-ce que nous risquons ? chuchota Élan Gris. Avec cette tempête de neige, il ne peut pas aller prévenir les soldats. Ni envoyer le moindre signal. Et puis nous devons manger si nous voulons tenir le coup. Il faudra seulement rester méfiants. »
Jean l’approuva d’un hochement de tête.
« Qu’est-ce que vous marmonnez là-haut ? tonna le vieil homme.
— On se disait qu’on acceptait votre invitation. »
« Je m’appelle Zacharie, Zak pour les intimes. Et Jack est mon fils. Mon dernier fils.
— Vous en avez donc eu d’autres ? demanda Jean.
— Deux. Tous les deux plus vieux que Jack. Ils sont morts l’année dernière de la grande épidémie de grippe. Ainsi que ma femme. Cette saloperie de maladie me les a pris tous les trois. »
Il se secoua comme pour chasser les souvenirs pénibles accrochés à sa tête et à ses épaules. Les planches brutes décorant les murs de la maison donnaient à celle-ci un aspect rustique, tout comme le mobilier en bois massif et les diverses peaux étalés sur le plancher. Le poêle en fonte et la cheminée rendaient l’endroit très agréable. Jean, dont les pieds et les mains se dégelaient peu à peu, avait l’impression de revivre. Les chiens s’étaient couchés devant l’âtre, et Jack, qui s’était laissé choir dans un fauteuil à bascule, s’était rapidement assoupi pendant que son père préparait le repas pour ses hôtes.
« Vous êtes coupés de tout ici, fit Jean après avoir dévoré de bon appétit le bacon, les œufs et les haricots garnissant son assiette.
— L’hiver, on vit sur nos réserves. On met tout à congeler dans une pièce bourrée de blocs de glace.
— Pourquoi restez-vous dans le coin ? »
Zak haussa les épaules.
« Où veux-tu donc qu’on aille, mon gars ? Ce ranch est le seul bien que possède ma famille. Pour combien de temps encore ? Jack n’est pas capable de s’en occuper, et quand je serai parti, y a fort à craindre que tout ça revienne aux charognards à l’affût des terres. »
Le vieil homme remplit les tasses du café qui mijotait sur le poêle, après avoir pris la précaution de se munir d’un bout de chiffon pour ne pas se brûler à l’anse de la cafetière métallique.
« Les Blancs sont tous à l’affût des terres, intervint Élan Gris. Mais comment peut-on posséder des terres ? Les herbes, les arbres, les sentiers, les ruisseaux, les rivières, les animaux ne portent aucun nom. C’est comme si on voulait posséder la pluie, le soleil, le vent.
— Faut bien des clôtures pour élever des troupeaux, argumenta Zak. Pour cultiver le blé ou le maïs.
— À quoi sert de cultiver les terres ? Wakan Tanka est généreux avec tous ses enfants.
— Le Dieu des Blancs nous a ordonné de cultiver la terre. Vous, les Rouges, vous avez une tout autre vision des choses. Vous en êtes restés au stade primitif de la chasse. »
Jean crut que la remarque du vieil homme blesserait Élan Gris, mais ce dernier se contenta de sourire.
« Ce n’est pas parce que vos actions sont faites au nom de Dieu qu’elles sont justes, déclara-t-il d’une voix calme. Vous prétendez que votre Dieu est tout amour et vous êtes responsables des plus grands massacres qu’ait connus l’humanité. »
Zak parut frappé, voire offensé, par les mots d’Élan Gris, puis, après quelques instants de réflexion, il secoua la tête à plusieurs reprises.
« Ma foi, t’as pas tout à fait tort, on a sans doute manqué de charité chrétienne en quelques occasions… À propos… » Il hésita, s’empara de la pipe qu’il avait bourrée de tabac un peu plus tôt, craqua une allumette et aspira jusqu’à ce que les premières volutes de fumée s’élèvent du fourneau et s’échappent d’un coin de sa bouche. « Vous avez l’intention de retourner en Arcanecout, pas vrai ?
— Nous n’avons pas d’autre endroit où aller, répondit Élan Gris.
— Pas facile ce que j’ai à vous demander… » Zak tira plusieurs bouffées de sa pipe ; une tristesse incommensurable imprégnait ses yeux délavés. « Vous m’avez l’air d’être des gars bien, vous deux, même si j’ai pas toujours eu une bonne opinion des Rouges. Ni des maudits Français, d’ailleurs, mais c’est parce que cette bourrique de Martha, ma femme, était tout émoustillée lorsqu’elle entendait parler français et que, dame, j’en étais foutrement jaloux… »
Jean but une gorgée du liquide gris et bouillant que leur hôte avait pompeusement baptisé café. Il se sentait peu à peu gagné par une irrésistible somnolence. Le réchauffement de son corps se traduisait par un réveil brutal des douleurs semées sur son corps par les bottes et les poings de l’officier.
Le vieil homme désigna Jack endormi dans le fauteuil à bascule, un chien à ses pieds.
« C’est à propos de lui. Je suis pas sûr de passer l’hiver. Je suis même persuadé du contraire : une saloperie me bouffe les entrailles. Je peux pas le laisser seul ici, il tarderait pas à me rejoindre dans la tombe. Je voudrais que vous… enfin, que vous l’emmeniez avec vous en Arcanecout.
— Nous ne sommes pas certains d’y arriver, objecta Élan Gris.
— En échange je vous fournis tout ce dont vous avez besoin pour passer de l’autre côté des Rocheuses. De la nourriture, des munitions, de l’alcool, des couvertures, des raquettes, et deux chiens. Pas d’argent, parce que, dame, j’en ai pas ! J’en ai jamais eu, à vrai dire…
— Admettons que nous réussissions, intervint Jean. Il n’y a pas beaucoup d’avenir non plus en Arcanecout. Les armées coalisées vont bientôt lancer leur offensive, et nous ne sommes pas assez nombreux ni assez bien équipés pour leur résister. »
Zak tira un moment sur sa pipe d’un air pensif.
« Il reste une chance, toute petite peut-être, mais une chance quand même. Tandis qu’ici, mon Jack n’en a aucune. Il serait même pas capable de se faire cuire un œuf. Il a l’intelligence d’un gamin de trois ans. Ça empêche pas qu’il peut vous être sacrément utile.
— Comment ça ?
— C’est un tireur exceptionnel. Si vous lui indiquez une cible, qu’elle soit à cinquante ou à trois cents pas, il la rate jamais. Quand on allait à la chasse, je le laissais toujours tirer en premier. Mouche à chaque coup. Ça m’évitait de gaspiller mes cartouches.
— Ça ne vous pose pas problème de vous séparer de votre fils ? »
Zak ne répondit pas tout de suite à la question de Jean. Il se tassa davantage sur sa chaise et, les yeux embués, mordilla nerveusement le tuyau de sa pipe.
« C’est justement parce que je l’aime que je dois m’en séparer, finit-il par murmurer. Avec moi, il a aucun avenir. Avec vous, il garde un petit espoir. J’en crèverai sans doute. Depuis qu’il est né, Martha et moi, on l’a veillé comme une fleur fragile. Il est peut-être pas normal, enfin d’après les critères généralement admis, mais il nous a sacrément gonflé le cœur, et rien que pour ça, il a été pour nous une bénédiction.
— Il acceptera de nous suivre ? De vous quitter ?
— Si je lui demande, il vous suivra jusqu’en enfer s’il le faut. Il a entièrement confiance en moi. Alors qu’est-ce que vous en dites ? »
Jean n’eut pas besoin d’en discuter avec Élan Gris pour se rendre compte qu’ils pensaient la même chose.
« Vous êtes bien certain de votre décision, Zak ? »
Le vieil homme hocha vigoureusement la tête.
« On ne peut plus sûr.
— Vous ne voulez pas venir avec nous ?
— J’aurais pas la force d’arriver au sommet. Je ne ferais que vous retarder. Faudra juste que vous lui donniez à manger et que vous le surveilliez pour qu’il évite de se perdre. De toute façon, avec les chiens, vous retrouveriez facilement sa trace. Et puis, si vous pouviez lui donner de temps à autre un petit signe d’amitié, il s’en porterait que mieux !
— D’accord, il viendra avec nous. »
Zak fixa tour à tour ses deux vis-à-vis avec intensité. Des larmes coulaient cette fois sur ses joues striées de rides.
« On sait jamais, ajouta-t-il. Peut-être qu’il connaîtra des jours meilleurs dans le pays de vos rêves. »
Ils partirent le lendemain au lever du jour, chaussés de raquettes en bois et cordages fabriqués par Zak lui-même. Le vieil homme leur avait fourni des sacs à dos contenant des couvertures, des rations alimentaires, des allumettes, des cartouches, un thermos de café et deux fusils.
« Ils ont appartenu à mes autres fils. Ils vous seront plus utiles qu’à moi. »
Deux chiens s’étaient joints à eux sans que le vieil homme ne leur en donne l’ordre.
« Vif et Teigneux. C’est Jack qui les a élevés. Pour lui, ils se battraient jusqu’à la mort. »
Jack n’avait pas l’air de bien comprendre ce qui se passait. Son père l’avait pris à part, lui avait ordonné d’accompagner les deux visiteurs de l’autre côté des montagnes et l’avait étreint vigoureusement.
Vif, un animal entièrement blanc sans cesse en mouvement, et Teigneux, tacheté de noir et plus massif, grondaient en sourdine. La neige, qui était tombée une grande partie de la nuit, avait enseveli les reliefs environnants, y compris certains arbustes dont seules les cimes émergeaient de la blancheur. Le bleu pur du ciel augurait d’une belle journée.
Élan Gris et Jean se mirent en chemin après avoir remercié et salué leur hôte. Jack se tourna vers son père avant de leur emboîter le pas. Zak lui donna le signal du départ en clignant des paupières, puis le vieil homme se détourna et se réfugia précipitamment dans la maison pour y cacher sa peine.