Chapitre 11

« Ne bouge plus, Élie, ne fais aucun bruit, d’accord ? »

Le garçon répondit au chuchotement de Clara d’un hochement de tête effrayé. L’aube s’était déployée un peu plus tôt sur les collines. Des odeurs de pin et de terre brûlée paressaient dans l’air encore tiède.

Ils avaient passé la nuit au beau milieu d’un enchevêtrement d’arbustes et de buissons en espérant que les roicos renonceraient, mais ils avaient vu les sept ou huit hommes lancés à leur poursuite se déployer en contrebas, se répartir tous les vingt mètres environ et se lancer dans l’exploration systématique des collines. Clara serra nerveusement la crosse du fusil d’assaut que lui avait remis Elmana. Cette dernière lui avait rapidement montré comment on déverrouillait le cran de sûreté et pressait la détente, mais elle n’était pas certaine d’avoir l’envie ni même le réflexe de s’en servir.

Constatant qu’elles ne parviendraient pas à distancer les chaloupes et qu’elles n’auraient pas le temps de s’installer dans l’embarcation remorquée par le Bodo, elles avaient décidé d’accoster la terre proche et d’essayer de semer les roicos dans la végétation. Elles avaient trouvé une première cachette qui leur avait permis d’attendre la tombée de la nuit, puis elles s’étaient enfoncées dans les terres, traînant Élie qui avait peur de l’obscurité naissante et poussait des gémissements à fendre l’âme. Elles avaient dû s’arrêter, gênées dans leur progression par les ténèbres qui leur masquaient les traîtrises du terrain. Les roicos avaient également décidé d’attendre le lever du jour, estimant sans doute que la nuit interdirait aux fuyards de les distancer.

Pourquoi cet acharnement à les poursuivre ?

La mort de deux femmes et d’un enfant handicapé ne changerait pas l’issue de la guerre. Contrairement à ce qu’avait prétendu l’Anglais sur le Bodo, d’autres témoins avaient certainement vu le sous-marin émerger à la surface des eaux de la baie. L’effet de surprise ne jouerait pas. À l’heure qu’il était, le gouvernement des Douze et le commandement militaire étaient probablement informés qu’un engin ennemi s’était infiltré dans la baie de San Pablo et avaient pris les mesures nécessaires. Il leur faudrait rapidement installer une sorte de filet explosif en travers du Golden Gate, le chenal d’entrée de la baie, sans quoi d’autres sous-marins pourraient la franchir en toute tranquillité, transporter des troupes à l’intérieur de l’Arcanecout et prendre ainsi les défenseurs à revers. Clara se demanda si, finalement, la vengeance n’était pas la motivation principale de ces hommes : il leur paraissait sans doute intolérable que deux femmes en apparence inoffensives eussent tué trois des leurs.

Elmana colla ses lèvres contre l’oreille de Clara.

« On peut pas rester ici, chuchota-t-elle. Ils vont nous débusquer comme des lapins au terrier. Ou alors, on se lève et on leur tire dessus avec ça. »

Elle désignait les fusils d’assaut qu’elles n’avaient pas oublié d’emporter en quittant le bateau.

« Peut-être qu’avec l’effet de surprise… »

Elles en tueraient deux ou trois, mais elles ne pourraient pas les abattre tous, et, comme ils étaient des combattants aguerris, ils reprendraient rapidement l’avantage. D’un autre côté, Elmana avait raison : les attendre sans bouger en espérant qu’ils passent à côté d’eux sans les repérer ne leur laissait qu’une chance infime. La chaleur du soleil qui venait de faire son apparition à l’est chassait la fraîcheur relative de l’aube. Des grattements, des grincements, des craquements retentissaient alentour. De temps à autre, les formes grises et sautillantes d’écureuils s’évanouissaient entre les buissons et les arbustes.

« Rampons vers le haut de la colline en essayant de ne pas faire trembler la végétation », suggéra Clara à voix basse.

Elmana répondit d’une moue dubitative avant de désigner Élie d’un mouvement de menton.

« Tu crois qu’il peut le faire ?

— On ne le saura pas si on n’essaie pas. Tu ouvriras la voie. Il te suivra. Je fermerai la marche. D’accord ? »

Un sourire amer s’esquissa sur les lèvres brunes d’Elmana.

« Dire qu’on était parties à la pêche, hier… On se retrouve maintenant à la chasse, avec nous dans le rôle du gibier… »

Clara se tourna vers Élie et plongea son regard dans le sien.

« Nous allons partir. Suis Elmana et fais exactement comme elle. Tu as compris ? »

Aucune lueur ne s’alluma dans les yeux gris-bleu du garçon.

Elmana commença à marcher à quatre pattes au milieu des buissons en évitant les extrémités des branches. Élie hésita quelques secondes avant de se lancer sur ses traces. Clara lança un dernier coup d’œil en direction du bas de la colline. La vitesse à laquelle les roicos se rapprochaient la surprit. Elle pensa à Jean. Elle ressentait un peu ce qu’il éprouvait sur les cimes des Rocheuses. Un face-à-face avec l’ennemi qui serrait la poitrine et accélérait les battements de cœur, la proximité de la mort, une envie de vivre soudaine, brutale, presque suffocante. Elle ne pourrait pas quitter cette terre avant de l’avoir revu et de s’être jetée dans ses bras.

Des larmes jaillirent de ses yeux. Elle raffermit sa détermination d’une inspiration rageuse, glissa la lanière du fusil d’assaut sur son épaule, puis commença à ramper à son tour vers le sommet de la colline.

La terre sèche se désagrégeait sous ses mains et ses genoux en soulevant de minuscules volutes de poussière. Clara craignit qu’elles ne donnent l’alerte à leurs poursuivants. La crosse du fusil lui choquait sans cesse le bas du dos. Elle mourait de soif. Même si Elmana, Élie et elle-même se sortaient indemnes des griffes des roicos, ils devraient trouver rapidement trouver de quoi boire et manger. Pas évident dans un environnement aussi désertique. Elle accéléra pour rattraper Élie dont les mouvements saccadés, maladroits, indiquaient une nervosité grandissante.

Par endroits les buissons formaient des barrières infranchissables qui obligeaient Elmana à effectuer d’importants détours. Clara n’osait pas se retourner pour vérifier la progression des roicos. Ils avançaient sans un bruit, sans un cri, ne donnant aucune information sur leur position. Elle ne percevait rien d’autre que les frottements de leurs propres coudes et genoux sur la terre sèche. Une épaisse couche de poussière ocre se déposait sur leurs cheveux et leurs vêtements. Elle avait l’impression d’évoluer avec une lenteur désespérante. Le sommet de la colline semblait reculer au fur et à mesure qu’ils s’en rapprochaient. La chaleur augmentait rapidement. Des gouttes de sueur lui tombaient dans les yeux.

Élie s’arrêta, se retourna et lui lança un regard de bête traquée. Elle jugula avec énergie sa propre frayeur et l’encouragea à repartir d’un sourire. Il obtempéra après quelques secondes d’hésitation. Elmana, qui n’avait rien remarqué, avait déjà disparu dans la végétation de plus en plus touffue qui n’offrait pratiquement plus de passage. Élie ne prenait plus de précautions et heurtait certaines branches basses de plein fouet.

Elmana attendait un peu plus loin, visiblement inquiète. Elle exprima son soulagement d’une mimique lorsque Élie apparut enfin derrière elle et se remit aussitôt en chemin.

La végétation s’éclaircit soudain. Ils débouchèrent sur une étendue nue, hérissée d’arêtes rocheuses arrondies. Encore une centaine de mètres avant d’atteindre le sommet, et le terrain n’offrait plus aucune cachette.

« Seigneur ! soupira Elmana. Nous voilà coincés !

— Il faut courir, souffla Clara.

— Ils n’auront plus qu’à nous canarder comme des pigeons !

— Tu as une autre solution ? »

Elmana n’eut pas le temps de répondre : Élie s’était relevé et lancé dans une course éperdue en direction du sommet, prenant les deux femmes au dépourvu. Ses pas précipités soulevaient des gerbes de poussière derrière lui. Elles n’eurent pas d’autre choix que de se redresser et de quitter l’abri de la végétation pour foncer sur les traces du garçon.

Sans ralentir l’allure, Clara jeta un regard par-dessus son épaule. Les roicos étaient tout proches, une cinquantaine de mètres tout au plus. L’un d’eux poussa un glapissement. Elle contracta les épaules, la nuque et le dos dans l’attente d’une rafale de fusil d’assaut, mais ils ne tirèrent pas, ils s’ébranlèrent à leur tour, sautant par-dessus les buissons. Elle comprit qu’ils voulaient leurs proies vivantes, sans doute pour jouer un moment avec elles avant de les exécuter. Elle se rappela la lettre de Jean, cette invitation pressante à fuir San Francisco et à se réfugier sur les hauteurs avant l’arrivée des armées ennemies. Elmana et Élie peinaient dans la pente de plus en plus raide. Les cris d’encouragement des soldats se rapprochaient. Ils n’allaient pas tarder à déferler sur le terrain nu, où il leur serait plus facile de combler l’intervalle.

Clara leva les yeux sur le sommet. Plus qu’une trentaine de mètres.

Elle tenta encore d’accélérer l’allure, louvoyant entre les arêtes saillantes des roches, oubliant la fatigue qui se déployait en elle comme un oiseau aux ailes brisées, les brûlures à ses cuisses, la douleur à sa gorge et à ses poumons. Elle fut traversée par l’envie de se débarrasser du fusil qui l’alourdissait, puis elle se raisonna : sans arme, elle serait entièrement à leur merci.

Une première rafale retentit. Les balles sifflèrent sur leurs talons en projetant des éclats de terre et de pierre. Les roicos tiraient seulement pour les effrayer, pour les affoler. Élie poussa un cri et s’immobilisa. Clara arriva à sa hauteur, l’attrapa par le bras et le força à repartir.

« Ne t’arrête pas, Élie. On y est bientôt. »

Les balles soulevaient des sillons de poussière autour d’eux. Des éclats de rires accompagnaient le staccato des armes.

« Salopards ! » fulmina Elmana.

Elle se retourna et lâcha à son tour une rafale en imprimant un mouvement circulaire à son fusil d’assaut. Surpris, les roicos eurent tout juste le temps de plonger au sol avant d’être fauchés. Elle pressa la détente jusqu’à ce qu’ils se fussent tous abrités derrière des arêtes rocheuses, puis elle pivota sur elle-même et reprit l’ascension. Des pierres et des mottes sèches roulaient sous ses pas en provoquant de mini-éboulements.

Ils atteignirent le sommet de la colline avant que leurs poursuivants ne se remettent en chasse. De l’autre côté, un plateau, un autre paysage, tout aussi désertique, mais plus tourmenté, hérissé de rochers déchiquetés qui formaient une forêt pétrifiée. Ils fonçaient droit devant eux jusqu’à ce qu’ils se fussent engouffrés entre les premiers monolithes, parfois hauts de plus de trois mètres. Ils s’enfoncèrent dans un passage étroit sans doute creusé par les eaux qui les conduisit dans un véritable labyrinthe.

Clara, en tête, enfilait les sentiers au hasard. Les ombres rasantes s’étendaient en pénombre et généraient une fraîcheur qui contrastait fortement avec la chaleur montante du jour. Bien que hors d’haleine, ils ne pouvaient pas prendre le moindre temps de répit. Les cris des roicos retentissaient de nouveau, dans lesquels on décelait l’excitation de la chasse mêlée de fureur.

« Là ! » cria Elmana.

Elle désigna une faille dans une paroi, pas large, mais suffisante pour autoriser le passage d’un homme. Clara, qui ne l’avait pas repérée, acquiesça d’un signe de tête. Au moins, ils pourraient reprendre leur souffle dans cette cachette et attendre que les roicos abandonnent la partie. Elmana se glissa la première par l’ouverture. Élie refusa de la suivre, visiblement terrorisé. Clara le prit par l’épaule et essaya de le pousser vers la fissure. Il résista, arc-bouté sur ses jambes, avec cet air buté qui, en général, annonçait une longue période de bouderie. Les vociférations et les claquements de pas des roicos résonnèrent tout près. Ils n’allaient pas tarder à déboucher dans le passage.

Clara serra Élie dans ses bras et lui murmura à l’oreille qu’ils devaient à tout prix se réfugier dans cette grotte, qu’il n’avait rien à craindre à l’intérieur, qu’elle veillerait sur lui, qu’ils seraient à l’abri là-dedans, que les méchants hommes qui les pourchassaient ne les retrouveraient pas. Il ne bougeait pas, tétanisé. Elle s’efforça de garder son calme, de ne pas lui transmettre sa peur, et l’entraîna tout doucement vers la faille. Il cessa de résister. Les cris se rapprochaient encore. Elle évita de regarder en arrière et de précipiter le mouvement, elle continua de le tirer vers la fissure légèrement occultée par un repli de la paroi rocheuse. Elle craignit jusqu’au dernier moment qu’Élie ne regimbe, ne se débatte et ne lui échappe. Il pouvait faire preuve, dans certaines circonstances, d’une force surprenante, herculéenne, presque impossible à maîtriser. Mais il n’eut aucune réaction lorsqu’elle s’engouffra dans l’ouverture et qu’elle le tira énergiquement à l’intérieur.

« Enfin, chuchota Elmana. Qu’est-ce que vous fichiez, bon sang ? »

Ses yeux brillants émergeaient de la pénombre comme des étoiles égarées. On ne voyait plus grand-chose à l’intérieur de la cavité, fraîche, plus profonde que ne le laissait supposer l’entrée. Clara posa l’index sur ses lèvres pour lui signifier de garder le silence. Un roico venait de surgir dans le passage. Son souffle précipité résonnait avec une netteté angoissante entre les parois. Clara ne lâcha pas la main d’Élie qui tremblait dans la sienne. Leur respiration se suspendit. Pourvu que leur poursuivant ne remarque par la faille et n’ait pas l’idée d’explorer la cavité. Il s’éloigna. Il en vint un autre, puis deux. Ceux-là non plus ne prêtaient aucune attention à la fissure qui se confondait avec les autres reliefs. L’extrémité du canon d’un fusil d’assaut racla la roche. Leurs expirations résonnaient comme des soupirs. Eux aussi avaient faim et soif, eux aussi ressentaient la fatigue d’une nuit inconfortable, eux aussi souhaitaient en finir avec cette traque qui se prolongeait au-delà du raisonnable. Ils passèrent sans s’arrêter et se dispersèrent dans le dédale.

Elmana attendit que le silence fût retombé sur les environs pour s’enfoncer dans le ventre de la cavité.

« Manquerait plus qu’y ait un ours ou une autre bestiole du même genre là-dedans », murmura-t-elle.

Leurs yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité. La grotte, profonde, se divisait un peu plus loin en deux salles dont l’une, immense, était étayée par des piliers aux larges bases circulaires.

« Ce serait bien s’il y avait une source d’eau fraîche dans le coin », ajouta Elmana.

Aucun bruit d’écoulement ne troublait le silence. Ils explorèrent un moment les environs, puis, ne trouvant pas de nouveau passage, ils décidèrent de se reposer dans la plus petite des salles.

Élie s’allongea sur le sol, se recroquevilla sur lui-même et s’endormit presque aussitôt.

« Je l’envie, marmonna Elmana. Mais j’ai beau être crevée, je serais incapable de dormir. J’aurais trop la trouille que les roicos me surprennent pendant mon sommeil. J’aimerais pas me retrouver au paradis ou en enfer sans que je me sois rendu compte de rien. De toute façon, j’y ai jamais trop cru, à vrai dire, au paradis ou à l’enfer.

— Les roicos finiront bien par abandonner la partie et retourner dans leur sous-marin…

— Pas sûr. C’est peut-être un commando chargé de semer la terreur dans la population de San Francisco.

— Leurs tenues seraient trop facilement repérables.

— Ben, il leur suffit de récupérer des frusques normales et de se glisser parmi la population.

— Possible. C’est la raison pour laquelle, si personne ne l’a encore fait, nous devons d’urgence prévenir les autorités.

— Ouais, à condition qu’on puisse sortir de là. T’as qu’à essayer de dormir, je monte la garde. »

Clara ne se fit pas prier. Elle s’allongea à son tour. Terrassée par la fatigue de leur nuit et de leur cavalcade matinale, elle finit par s’assoupir malgré la dureté du sol rocheux.

 

Des bruits la réveillèrent.

Il lui fallut quelques secondes pour reprendre conscience. Élie dormait toujours à ses côtés, roulé en boule à quelques pas d’elle.

Elle se redressa. Fouilla la pénombre du regard. Ne repéra pas la silhouette d’Elmana dans les environs.

Le brouhaha se rapprochait.

Des voix, des claquements de chaussures sur le sol. Plusieurs hommes sans doute. Elle se saisit du fusil d’assaut, déverrouilla le cran de sûreté, comme le lui avait montré Elmana, et dirigea le canon vers l’endroit d’où venaient les bruits, prête à presser la détente.