trente et un

Nous atterrissons main dans la main. Je jette un regard circulaire.

-

Ce n'est pas possible ! C'est...

-

Amsterdam. Enfin, version Été perpétuel. C'était plus près que l'original.

J'admire les canaux, les ponts, les moulins et les champs de tulipes rouges.

Damen plonge son regard dans le mien.

-

Tu ne reconnais pas ? La mémoire va te revenir. Je l'ai recréée de toutes pièces.

C'est Amsterdam au dix-neuvième siècle, à l'époque où nous nous y sommes rencontrés. Sans me flatter, je suis assez fier de moi, c'est une excellente reproduction.

Il me prend par la main et m'entraîne dans un dédale de rues. Nous nous arrêtons pour laisser passer un fiacre, et poursuivons notre chemin jusqu'à un vaste porche béant.

Une foule sans visage se presse à l'intérieur. Nous y pénétrons à notre tour. Damen ne me quitte pas des yeux, guettant une réaction, un souvenir. Je préfère m'iso-ler un peu pour m'imprégner de l'atmosphère du lieu, m'imaginer à cette époque - une grande perche rousse aux yeux verts - foulant le parquet de la vaste salle aux murs blancs, ornés de tableaux que Damen a reproduits à l'identique.

Nous sommes probablement dans la réplique de la galerie où nous avons fait connaissance. Je suis un peu déçue de ne pas retrouver de repères. Brusquement, les visiteurs et les tableaux s'estompent. Tout devient flou, sauf une seule toile.

Je m'approche. La chevelure est digne du Titien - une débauche de roux, d'or et de brun, contrastant merveilleusement avec la peau crémeuse. La peinture est si nette et lisse qu'on croirait presque pouvoir plonger dans la toile.

Je détaille le corps de la jeune fille. Elle est nue, quoique sa pudeur soit préservée. Sa longue et opulente chevelure retombe en grosses boucles sur ses épaules, jusqu'à la taille. Ses mains sont croisées sur sa cuisse, légèrement protubérante. Ses yeux me captivent. Le regard vert émeraude est aguicheur, comme si elle exhibait sa nudité devant son amant.

Mon cœur s'emballe, mon estomac se noue et j'en oublie la présence de Damen à mes côtés. Une idée me trotte dans la tête. Je sais ! La jeune fille du portrait, c'est moi !

Le moi d'avant !

La muse qui inspira l'artiste et s'éprit de Damen dans cette même galerie !

Mon malaise grandit. Je ne peux plus parler, ni bouger. Je viens de comprendre.

L'amant invisible qu'elle provoque du regard n'est pas Damen.

C'est un autre.

Un inconnu.

- Tu la reconnais, n'est-ce pas ? interroge Damen à mi-voix. Ce sont les mêmes yeux.

La couleur change, mais leur essence subsiste.

Il se tient tout près de moi. Ses longs cils masquent à peine la tristesse de son regard.

Je détourne la tête.

-

J'avais quel âge ? je questionne d'une voix étranglée.

-

Dix-huit ans.

Dix-huit ans. Le visage lisse et juvénile, mais déjà la maturité d'une femme.

Damen m'implore mentalement de rompre le silence, de verbaliser ce qui le fait tant souffrir.

-

Tu étais superbe. Et il est parvenu à capter ta beauté à la perfection.

Nous y sommes.

Le ton de sa voix m'en apprend davantage que les mots. Il connaît l'identité de l'artiste. Il sait devant qui je m'étais dévêtue sans vergogne.

Je m'efforce de déchiffrer la signature au bas du tableau - une série de consonnes et de voyelles qui ne me parlent pas.

-

Bastiaan de Kool, souffle Damen.

Je le dévisage, muette comme une carpe.

-

C'est le nom de l'artiste qui a réalisé ce portrait. Qui t'a peinte, toi.

J'ai les jambes en coton et suis prise de vertige. Mes certitudes s'effondrent. Ce que je croyais savoir sur moi, sur nous - les fondations de notre relation - me paraît soudain bien fragile.

Damen m'observe sans rien dire. Inutile d'en rajouter. Nous sommes conscients de la vérité qui se déploie devant nous.

-

Si tu veux le savoir, c'était fini entre vous avant même que la peinture n'ait séché. Du moins, j'avais réussi à m'en convaincre. Je commence à avoir des doutes.

Je ne comprends pas. Qu'est-ce que cette peinture - ce portrait d'une autre vie - a à voir avec notre vie actuelle ?

Ses yeux se voilent, son regard devient distant, indéchiffrable.

-

Veux-tu le rencontrer ?

-

Qui ça ? Bastiaan ?

Le nom sonne naturellement dans ma bouche.

Damen hoche la tête. Il est prêt à le faire apparaître devant moi, à condition que je le veuille. J'ai envie de refuser, mais il insiste.

-

Je crois que tu devrais. Ce n'est que justice.

Il ferme les yeux, fait surgir un grand type dégingandé et s'éloigne pour me laisser l'examiner à loisir.

Je m'approche et tourne autour de cet inconnu immatériel.

Sa haute taille accentue sa minceur, mais sa fine musculature se dessine sous ses vêtements de bonne coupe. Il a le teint pâle, presque autant que moi. Ses cheveux bruns sont un peu ébouriffés. Une frange épaisse souligne son extraordinaire regard.

L'image s'efface et je me souviens de respirer.

-

Veux-tu le revoir ?

J'observe les derniers pixels s'effacer devant mes yeux.

Inutile. Je connais son identité.

Jude.

L'artiste hollandais du dix-neuvième siècle s'est réincarné au vingt et unième.

Bastiaan de Kool et Jude ne font qu'un !

Le sol se dérobe. Je cherche quelque chose à quoi me retenir, mais la galerie est vide.

-

Ever !

La voix de Damen résonne dans tout mon être. Il me serre dans ses bras et je m'abandonne contre lui. Sa présence me rassure, me réconforte. Il matérialise une banquette de velours et m'aide à m'y installer.

Il ne pensait pas me voir bouleversée à ce point, je le devine sur son visage.

Je redoute de croiser son regard. Je crains d'y lire quelque chose de différent, de changé, maintenant que nous savons tous les deux qu'il n'est pas l'unique amour de ma vie.

Que j'ai aimé un autre homme.

Que j'ai retrouvé aujourd'hui.

Je me sens coupable, comme si j'avais trahi Damen avec Jude, même inconsciemment.

-

Je... je ne sais pas quoi dire. Je...

Damen me serre plus étroitement contre lui.

-

Chut. Tu n'y es pour rien. Ce n'est pas ta faute, tu m'entends? C'est le karma...

j'ai encore des comptes à régler.

Je suis son raisonnement, mais refuse de le pousser jusqu'au bout.

-

Je ne vois pas de quoi tu parles ! Plus d'un siècle s'est écoulé ! Et tu m'as dit que c'était de l'histoire ancienne, avant même que la peinture n'ait fini de...

-

Je n'en suis plus si sûr !

Je résiste à l'envie de prendre mes jambes à mon cou. J'aimerais partir. Cet endroit m'oppresse.

Damen a le visage fermé, inflexible.

-

Je crois que j'ai perturbé le cours des choses. À chacune de tes incarnations, j'ai débarqué dans ta vie sans crier gare. Je t'ai forcé la main, en quelque sorte. J'ai décidé de ton destin à ta place...

Il observe une pause et déglutit avec peine.

-

Un destin qui n'aurait jamais dû être le tien, conclut-il d'une voix tremblante.

Ses propos m'effraient. Le pire est à venir, je le sens.

-

De quoi parles-tu ?

-

C'est évident, non ?

Il bondit souplement sur ses pieds et vient se camper devant moi. Je lui coupe la parole.

-

Cette histoire est ridicule ! C'est le destin qui nous a permis de nous retrouver à chacune de nos réincarnations. Nous sommes des âmes sœurs, tu l'as dit toi-même !

Et c'est toi encore qui m'as appris que les âmes sœurs finissent toujours par se retrouver, quoi qu'il arrive !

Je tends la main vers lui, mais il s'écarte et se met à faire les cent pas dans la pièce.

Son regard est dur, sa voix glaciale. Il est furieux contre lui-même, visiblement.

-

Le destin, Ever ? Si le destin voulait que l'on se retrouve, pourquoi ai-je passé des siècles à arpenter la Terre entière à ta recherche, hein ?

Il s'immobilise devant moi.

-

Tu penses vraiment que c'est le destin, toi ? Tu ne crois pas que je l'ai un peu aidé ?

J'ouvre la bouche pour répondre, mais les mots me manquent.

Damen se précipite vers le mur, où trône la jeune fille rousse. Fière de sa nudité, elle ne lui accorde même pas l'aumône d'un regard - elle n'a d'yeux que pour l'autre.

-

Pendant quatre siècles, j'ai réussi à ignorer ce détail. Je m'étais mis dans la tête que nous étions faits l'un pour l'autre, que j'étais prédestiné à te retrouver. L'autre jour, quand tu es rentrée de la librairie, j'ai senti un changement dans ton énergie. Et hier soir à la boutique, j'ai compris.

Il me tourne le dos. Sa mince silhouette se découpe sur la toile.

Je repense à son attitude étrange — presque hostile — envers Jude. À présent, j'y vois plus clair.

Damen pivote vers moi.

-

À la seconde où j'ai croisé son regard, j'ai deviné que c'était lui, poursuit-il. Et toi, Ever ? Tu n'as pas éprouvé une impression de déjà-vu, la première fois ?

Je voudrais détourner la tête, mais je ne peux pas. Il ne comprendrait pas. Je me rappelle l'instant où Jude m'a surprise dans le magasin - mon cœur qui s'emballait, mes joues en feu, mon estomac dansant la gigue. La minute d'avant, je me sentais parfaitement bien, et au plus mal la minute d'après. Jude s'était contenté de poser son regard vert sur moi...

Cela ne voulait pas dire...

Impossible...

À moins que... ?

Je me lève à mon tour et m'approche de Damen. Je voudrais le tranquilliser. Me tranquilliser. L'assurer que je n'y attache aucune importance.

Or, nous sommes dans l'Été perpétuel, où tout n'est qu'énergie. Damen peut lire dans mes pensées, même masquées.

Je plonge les mains dans mes poches, piètre tentative pour me remettre d'aplomb dans ce monde qui chavire.

-

Tu n'y es pour rien, Ever. Ne culpabilise pas, je t'en prie. Je suis profondément désolé, si tu savais. Enfin, « désolé » n'est pas le mot. Il n'est pas assez fort. Tu mérites tellement mieux ! Il n'y a qu'une chose à faire pour me racheter...

Sa voix se brise. Nos deux visages sont proches à se toucher. Il recule d'un pas, la mine sombre, déterminée.

-

J'ai décidé de m'éloigner, Ever. C'est tout ce qui est en mon pouvoir pour l'instant. À partir d'aujourd'hui, je ne me mêlerai plus de ton destin. Toi seule décideras de ta vie.

Ma vue se trouble. J'ai dû mal entendre.

Ce n'est pas possible. Si?

Il est là, devant moi. Mon âme sœur, l'amour de toutes mes existences. Le seul être au monde sur qui je pensais toujours pouvoir compter. Et il me quitte ?

-

Je n'ai pas le droit d'envahir ta vie comme je l'ai fait par le passé. Je ne t'ai jamais laissé la liberté de décider. Tu veux savoir le pire ? Je n'avais même pas la décence de me battre à armes égales. J'ai utilisé mes pouvoirs, toutes les tactiques possibles pour supplanter mon rival. Je ne peux plus revenir sur ces quatre cents dernières années. Ni te priver de l'immortalité que je t'ai donnée. J'espère qu'en prenant mes distances aujourd'hui, je vais enfin te permettre de choisir librement.

-

Entre Jude et toi ?

Ma voix est à la limite de l'hystérie. Je voudrais qu'il arrête de tourner autour du pot et s'explique clairement.

Nos regards se soudent.

-

Il n'y a pas à choisir ! C'est ridicule ! Jude n'est que mon patron, il ne m'intéresse pas ! Et il ne s'intéresse pas davantage à moi !

-

Quelque chose t'a échappé, on dirait.

-

Mais non ! Pourquoi ne veux-tu pas comprendre qu'il n'y a que toi ?

Pour toute réponse, Damen ravive les couleurs de la toile. Malgré moi, mon regard est attiré vers cette fille magnifique. Ce n'est qu'une étrangère. Mon âme a peut-être habité son corps un jour, mais ce n'est plus moi.

Je voudrais l'expliquer à Damen, je ne trouve pas les mots. Seule une plainte muette, un cri inexprimé s'échappe de mes lèvres : « Non, ne t'en va pas, je t'en prie ! »

-

Je ne serai pas loin. Je resterai toujours près de toi, à veiller sur toi. Seulement nous ne nous verrons plus. Je ne peux plus... C'est la seule chose à...

Je ne le laisse pas terminer :

-

J'ai déjà tenté de vivre sans toi, de remonter dans le temps et de t'oublier, tu te rappelles ? Et tu as vu le résultat ? Le destin m'a renvoyée ici, près de toi !

Les larmes me brouillent la vue, mais je ne les refoule pas. Pour qu'il se rende compte du mal que sa générosité inconsidérée me cause.

-

Ever, rien ne prouve que tu sois revenue pour moi. Le destin t'a peut-être ramenée ici pour Jude. Et maintenant que...

-

D'accord. Alors parlons de ce courant qui passe entre nous : tu m'avais dit qu'il s'agissait de l'énergie que partagent deux âmes sœurs. Tu ne le pensais pas ? Tu vas encore me dire que tu t'es trompé, peut-être ?

Il se passe une main lasse sur le visage.

-

Ever, je...

-

Tu es aveugle ? Tu n'as pas encore compris que je ne veux que toi !

Il me caresse doucement la joue - un geste dont je vais bientôt être privée. Il ne dit rien, mais je lis dans ses pensées.

-

Ne crois pas que c'est facile. Je ne m'étais jamais rendu compte à quel point il est dur d'être désintéressé. Manque d'expérience, comme tu le sais. Par ma faute, tu ne reverras jamais ta famille, et tu risques même de perdre ton âme au pays des Ombres. Écoute, il n'est peut-être pas encore trop tard pour que tu prennes tes propres décisions — sans mon influence !

Cette discussion m'épuise. Je tranche :

-

J'ai déjà choisi. C'est toi que je veux, point final. J'ai connu Jude il y a un siècle, dans un pays où je ne suis d'ailleurs jamais retournée. La belle affaire ! C'était dans l'une de mes nombreuses vies ! Pourquoi en faire un tel drame ?

Il ferme les yeux avec un soupir.

-

Il n'y en a pas eu qu'une, Ever.

Amsterdam disparaît, et je vois défiler Paris, Londres, Boston. Chaque ville a gardé l'architecture et l'aspect de l'époque où j'y ai vécu. Seules trois personnes peuplent ces lieux déserts.

Moi, en pauvre servante parisienne, en enfant gâtée londonienne et en fille de puritain. Et Jude, toujours à mes côtés : garçon d'écurie à Paris, duc à Londres, simple paroissien à Boston. Différent, mais le même regard.

Une saynète se déroule dans chaque tableau. Damen apparaît, somptueux, magnifique, comme toujours. Il use de mille artifices pour me conquérir, et je me désintéresse aussitôt de Jude.

Je reste muette d'étonnement. Et même si je comprends mieux ce que Damen cherche à me dire, cela ne change rien à mes sentiments.

-

Tu as pris ta décision et je la respecte. Cela ne m'enchante pas, mais tant pis.

Ce que j'aimerais savoir, c'est combien de temps tu comptes disparaître. Deux jours ?

Une semaine ? Quand comprendras-tu que rien de tout cela ne compte ? Je me moque de tes histoires de karma, de culpabilité et de séduction déloyale ! C'est toi que je veux. Toi et personne d'autre.

-

Je ne peux pas te donner de date précise. Tu as besoin de temps pour... te détacher de moi.

-

Ah bon ? Tu parles de me laisser choisir, et puis tu m'imposes un jeu dont tu as inventé les règles tout seul ! Je ne marche pas dans ces conditions. La limite est ce soir. C'est mon dernier mot.

Il fait non de la tête, mais je distingue un certain soulagement dans son regard.

Il déteste cette situation autant que moi. Lui aussi veut en voir la fin. L'étau qui m'étreint le cœur se desserre, tandis que se rallume une étincelle d'espoir.

Damen serre les mâchoires. Il a décidé de jouer les altruistes. C'est ridicule !

-

Jusqu'à la fin de l'année, décrète-t-il. Cela te laisse largement le temps.

-

Non, demain soir. J'aurai pris ma décision demain en fin de journée.

-

Ever, nous avons la vie devant nous. Pourquoi nous presser ?

-

D'accord, alors jusqu'à la fin de la semaine prochaine.

-

La fin de l'été.

Il ne changera pas d'avis.

Je reste sans voix. Moi qui nous imaginais passer trois mois à nous prélasser sous le soleil de Laguna Beach, je tombe de haut. L'été promet d'être lugubre et solitaire.

Je tourne les talons, esquivant la main que Damen me tend.

Il veut que je choisisse ma voie en toute indépendance ? Alors, autant commencer immédiatement.

Je quitte la galerie et traverse Amsterdam, Paris, Londres et la Nouvelle-Angleterre sans un regard en arrière.

trente-deux

Au coin de la rue, je me mets à courir comme une dératée. Mes pieds ne touchent plus terre. Je veux tout laisser derrière moi - Damen, la galerie et le reste... Les pavés cèdent la place au bitume, et le bitume à l'herbe. Je galope sans m'arrêter devant nos repaires favoris. Cette fois, je veux un endroit pour moi seule, où Damen ne puisse me rejoindre.

J'escalade les gradins du terrain de football de mon ancien lycée et m'installe à la meilleure place, tout en haut à droite. Là, je me souviens, j'avais fumé ma première (et dernière) cigarette et Brandon m'avait embrassée pour la première fois. De là-haut, Rachel et moi nous pavanions dans nos uniformes de pom-pom girls. La vie était si simple !

Je pose les pieds sur le banc devant moi, le front enfoui au creux de mes genoux, les épaules secouées de sanglots. Le temps de retrouver mon souffle, je me mouche bruyamment, m'essuie les yeux et observe des joueurs sans visage crâner à l'entraînement devant leurs petites amies, cheveux au vent, occupées à colporter les ragots du jour. J'espérais que cette scène familière me rassérénerait, or c'est le contraire.

Du coup, je décide de la faire disparaître.

Ma vie présente n'a plus rien à voir avec cela.

Ma vie future non plus.

Je n'envisage pas mon avenir sans Damen, aucun doute possible. Je reconnais être un peu nerveuse et gênée en présence de Jude. Le courant passe entre nous, mais c'est probablement l'effet de nos rencontres antérieures. Une reconnaissance inconsciente, disons. Mon âme scieur, ce n'est pas lui.

Jude a sans doute exercé une certaine influence au cours de mes existences passées, et après ? Son rôle dans ma vie actuelle se limite à celui de patron. Et encore, je n'aurais jamais cherché un job d'été si Sabine ne m'y avait forcée. Il n'y a là qu'une curieuse succession de coïncidences, des bribes de vies qui refusent de se dissiper.

Je n'ai pas contribué à générer cette situation.

Je n'y suis pour rien.

Pourtant, je brûle de savoir quelle a pu être notre relation. Ai-je vraiment posé nue pour lui ou ce portrait n'était-il que le fruit de son imagination ?

Quoi qu'il en soit, ces questions en appellent d'autres.

Ne serais-je pas restée vierge pendant quatre cents ans, comme je le croyais ?

Ai-je fait l'amour avec Jude, et pas avec Damen ?

Est-ce la raison de ma maladresse en sa présence ?

Je contemple le stade à mes pieds, qui se change tour à tour en Colisée romain, pyramides égyptiennes, Acropole d'Athènes, Grand Bazar d'Istanbul, place Saint-Marc à Venise, médina de Marrakech — toutes ces merveilles que j'adorerais visiter un jour.

Je visionne ce diaporama, obsédée par une pensée atroce.

Trois mois sans Damen.

Trois mois à le savoir tout proche, et hors de portée.

Trois mois à apprendre assez de magie pour résoudre nos problèmes et le rassurer sur notre avenir. Parce que mon avenir, c'est lui, et lui seul.

Devant moi, le Grand Canyon devient le Machu Pic-chu, puis la Grande Muraille de Chine.

Cela peut attendre.

Je dois rentrer.

Revenir sur terre.

Retourner à la librairie avant la fermeture. Jude doit m'apprendre à déchiffrer le livre une bonne fois pour toutes.

trente-trois

J'ai évité Sabine toute la semaine. Je croyais devoir déployer des ruses de Sioux, mais entre le lycée, mon travail et la dernière représentation de Hairspray, je n'ai pas eu besoin d'inventer des prétextes. Jusqu'à ce dimanche matin, à l'instant où je m'apprête à jeter mes céréales dans l'évier.

Sabine entre dans la cuisine en tenue de sport, ruisselante de sueur et débordante de vitalité.

-

Bonjour, Ever ! Il faut qu'on parle, non ? Tu as assez repoussé cette conversation.

J'attrape mon jus d'orange et hausse les épaules sans répondre.

-

Tout se passe bien à ta librairie ?

Je hoche la tête, le nez dans mon verre.

-

Autrement, je peux toujours te trouver un stage de dernière minute au cabinet, si tu veux.

Je finis mon verre en deux gorgées, le rince et vais le mettre dans le lave-vaisselle.

-

Pas besoin. Ça va très bien.

Elle plonge son regard dans le mien.

-

Ever, pourquoi ne m'as-tu pas dit que Paul était ton professeur ?

J'accuse le coup et feins de m'intéresser à mon bol de céréales, le temps d'imaginer une réponse.

-

Parce que Paul, avec son jean de marque et sa belle montre, n'est pas mon prof.

Mon prof, c'est Monsieur Munoz, un type à lunettes et pantalons à pinces.

Je porte une cuillerée de céréales à ma bouche pour éviter son regard.

-

Et ça t'ennuie que je sorte avec ton professeur ?

J'avale mes céréales - effort surhumain, étant donné les circonstances.

-

Non, tant que vous ne vous mêlez pas de mes affaires.

Elle se dandine d'un pied sur l'autre.

-

Sabine, vous n'avez quand même pas parlé de moi ? Si?

Elle écarte ma question d'un joyeux éclat de rire, les joues roses de bonheur.

-

Rassure-toi, Paul et moi avons un tas d'autres choses en commun !

Je joue avec mes céréales. Mon muesli est en train de virer à la bouillie. J'hésite à interrompre cette conversation en lui révélant que son flirt avec Paul ne peut pas durer, puisqu'elle doit rencontrer le beau et séduisant jeune homme qui travaille dans le même immeuble qu'elle.

Je décide d'attendre encore un peu.

-

Ah ? Quoi, par exemple ?

-

Eh bien, pour commencer, nous sommes tous les deux fascinés par la Renaissance italienne.

Je dissimule un sourire. En un an, enfin presque, je ne l'avais encore jamais entendu mentionner cette « passion ».

-

Nous adorons la cuisine italienne.

Ça alors, c'est un signe du destin ! Les deux seules personnes au monde qui aiment les pâtes et les pizzas !

-

Et il se trouve qu'à partir de vendredi, il va passer une bonne partie de son temps dans l'immeuble où je travaille.

Je me fige, bouche bée. J'en oublie de respirer.

-

Il a accepté d'intervenir en tant qu'expert dans une affaire de...

Je vois ses lèvres et ses mains bouger, mais le choc a coupé le son. Je n'entends que le hurlement silencieux qui résonne dans mon crâne. NON!

Ce n 'est pas possible !

Pas. Possible.

Pas possible ?

Je me rappelle la vision qui m'était apparue - Sabine dînant au restaurant avec quelqu'un travaillant dans son immeuble. M. Munoz. Dire que je ne l'avais pas reconnu sans ses lunettes et son uniforme de professeur ! L'avenir de ma tante est avec M. Munoz !

Sabine tend la main vers moi d'un air inquiet.

-

Ever ? Ça va ?

Je recule pour éviter son contact et me force à sourire. Sabine mérite d'être heureuse -

et après tout, M. Munoz aussi ! Mais pourquoi faut-il qu'ils soient heureux ensemble ? Pourquoi faut-il que, parmi tous les beaux célibataires de Californie, elle choisisse justement celui qui connaît mon secret ? Mon professeur d'histoire, par-dessus le marché !

Je pose en vitesse mon bol dans l'évier et me dirige vers la porte.

-

Mais oui, bien sûr que ça va. Je me sauve. Je vais être en retard.

trente-quatre

Jude appuie sa planche de surf contre le mur.

-

Ever, nous sommes dimanche. On ouvre à onze heures, tu te rappelles ?

Je hoche la tête, sans relever les yeux du Livre des Ombres dans lequel je suis plongée. Il jette sa serviette sur le dossier d'une chaise et vient se poster derrière moi.

-

Tu veux un coup de main ?

J'indique une feuille de papier à côté de moi.

-

Si tu veux parler d'une autre liste de méditations ou de codes, non merci. Celle-ci me suffit amplement. En revanche, si tu as enfin l'intention de m'apprendre comment lire ce truc sans effectuer le lotus ou le grand écart avec un cône de lumière au-dessus de la tête, alors oui, je suis d'accord.

Je fais glisser le livre vers lui du bout des doigts. J'évite de regarder ses yeux, son sourire, ses fossettes.

Il pose une main sur le bureau et se penche sur le livre. Je sens son énergie entrer en contact avec mon champ magnétique.

-

Avec des pouvoirs comme les tiens, il y a peut-être un autre moyen. Au fait, j'ai remarqué que tu effleures le livre sans jamais le toucher. Il t'effraie ?

Sa voix m'apaise. Je laisse son énergie m'envahir sans la bloquer. Je veux pouvoir dire à Damen qu'il avait tort, que j'ai testé mes réactions devant Jude et ne ressens aucune chaleur quand il s'approche. Jude est amoureux de moi - je l'ai compris quand il a posé la main sur moi l'autre jour. Mais c'est un amour à sens unique. Je ne suis pas sur la même longueur d'onde. Je n'éprouve à son contact qu'une sorte de sérénité languide qui dissipe mes angoisses et me détend les nerfs.

Il me tapote l'épaule et me tire de ma rêverie. Puis il me fait signe de le rejoindre sur le canapé, dans un coin de la pièce. Il installe le livre en équilibre sur ses genoux et m'invite à fermer les yeux, faire le vide, placer ma main sur la page et en absorber le contenu.

Rien ne se passe. Je résiste de toutes mes forces. Je n'ai pas oublié le terrible choc qui m'a secouée la dernière fois. Et au moment où je me dispose à accueillir le flot d'informations, je suis assaillie par une énergie presque trop confidentielle à mon goût.

Jude m'observe avec attention.

Tu ressens quelque chose ?

C'est curieux, j'ai l'impression de lire un journal intime. Et toi ?

-

Aussi.

Je pensais que ce serait, je ne sais pas, moi, un recueil de sortilèges répertoriés d'après un système de classification précis, un par page par exemple.

Il sourit, dévoilant deux adorables fossettes et une dentition inégale mais craquante.

-

Comme dans un grimoire ?

La signification précise du mot m'échappe.

-

Disons que ce serait plutôt un livre de recettes, précise-t-il. On y trouve les ingrédients et les rituels nécessaires à tel ou tel sort, y compris les dates propices ou les conditions météo à éviter. C'est très factuel, en un sens.

-

Et ce livre, alors, c'est quoi ?

-

Tu viens de le dire : un journal intime. Le compte-rendu quotidien des expériences et des progrès d'une sorcière. Ce qu'elle a fait, pourquoi, comment, avec quel résultat, etc. Ce qui nécessite l'usage d'un code, ou d'une langue magique, ici, le thébain.

Mes épaules s'affaissent. Je recule chaque fois que je crois faire un pas en avant.

-

Tu cherchais quelque chose en particulier ? Un philtre d'amour ?

Je fronce les sourcils, étonnée.

Son regard s'attarde sur mes lèvres.

-

Tu excuseras mon indiscrétion, mais on dirait qu'il y a de l'eau dans le gaz entre Damen et toi. Je ne l'ai pas vu depuis une semaine.

J'éprouve un pincement au cœur. Une semaine sans Damen, sans message télépathique, sans le réconfort de ses bras.

Seul indice de sa présence : les bouteilles d'élixir rangées dans le réfrigérateur ce matin. Il a dû les apporter pendant mon sommeil, en veillant à ne pas me réveiller.

Le temps s'étire en longueur. La solitude me pèse. Je me demande comment passer l'été sans lui.

Je remarque alors que l'énergie de Jude se rétracte, son aura se frange d'un bleu délicat. Ses dreadlocks lui masquent le visage et la bouche.

-

Bref, quoi que tu recherches, tu devrais le trouver là-dedans. Il suffit de prendre le temps de t'en imprégner. C'est très fouillé, très précis.

-

Où as-tu déniché ce livre ? Tu l'as depuis longtemps ?

Il détourne le regard d'un air gêné.

-

Je l'ai trouvé quelque part, chez une de mes connaissances. Il y a un bail...

-

C'est plutôt vague ! Tu n'as que dix-neuf ans, cela ne doit pas faire si longtemps.

Je me rappelle avoir posé la même question à Damen, avant d'apprendre sa véritable identité.

Un frisson me glace la peau. J'étudie Jude, sa dentition anarchique, sa cicatrice à l'arcade sourcilière, ses dreadlocks et ses yeux si familiers.

Non, il est différent de Damen et moi. C'est un garçon que j'ai souvent croisé dans le passé, ni plus ni moins.

Il se force à rire.

-

Je ne suis pas très doué pour les dates. Je préfère vivre dans le présent. Il y a peut-être quatre ans, cinq au maximum. Je commençais à m'intéresser à la magie.

-

Et Lina l'a découvert ? C'est pour cela que tu l'as caché ?

Il pique un fard.

-

Pas exactement. Elle est tombée par hasard sur un mangeur de chagrin que j'avais fabriqué, et elle a pété les plombs. Elle a cru que c'était une poupée vaudoue.

Je le dévisage sans comprendre.

-

Un mangeur de chagrins ?

-

Une sorte de poupée magique. Que veux-tu que je te dise ? J'étais très jeune, et je pensais l'utiliser pour séduire une fille.

Mon estomac se révulse.

-

Ça a marché ?

-

Lina a détruit la poupée avant que j'aie pu essayer. Heureusement, d'ailleurs.

Cette fille était un vrai poison.

-

Tu fais toujours le mauvais choix, on dirait.

Jude me jette un regard malicieux.

-

Les vieilles habitudes ont la peau dure.

Nous retenons notre souffle, nos regards se soudent. Le temps s'arrête, et au prix d'un immense effort je parviens à me dominer et reprendre le livre.

-

Ever, j'aimerais pouvoir t'aider, seulement j'ai l'impression que ta quête ne concerne que toi.

Je relève la tête pour protester, mais il poursuit :

-

Ne te tracasse pas, je comprends. Si tu cherches un sort spécifique, il y a deux ou trois choses que tu dois savoir. D'abord, il ne faut les utiliser qu'en dernier recours, quand les autres solutions ont échoué. Deuxio, les sorts ne sont que des tentatives visant à transformer les choses. Tu dois avoir les idées claires pour que cela fonctionne. Il faut visualiser l'objectif escompté et diriger ton énergie dans ce sens.

-

Comme pour matérialiser un objet ?

Son regard me fait aussitôt regretter mes paroles.

-

Matérialiser quelque chose prend du temps. La magie, au contraire, a un effet immédiat. Enfin, généralement.

Je me garde de le détromper en précisant que l'on peut faire surgir des objets de façon instantanée, à condition de comprendre le fonctionnement de l'Univers. Cela dit, on ne peut matérialiser que ce que l'on connaît. Sinon, je pourrais recréer l'antidote en deux temps trois mouvements, ce qui serait bien trop simple, n'est-ce pas ?

-

Considère ce livre comme un cahier de recettes avec des notes en bas de page.

Rien n'est immuable. Tu peux modifier les recettes selon tes besoins et choisir les ingrédients en conséquence.

-

Les ingrédients ?

-

Des pierres, des herbes, des bougies, les phases de la Lune...

Je repense aux élixirs que je concoctais avant de remonter dans le temps. À l’ époque, je considérais cela comme de l'alchimie, mais j'imagine que c'est plus ou moins la même chose.

-

Cela pourrait t'aider si tu parviens à formuler ton souhait en rimes.

-

Comme un poème ?

Un écueil de plus : je suis nulle en poésie.

-

Pas besoin d'être Keats ou Byron. Il suffit que cela rime et que le sens soit clair.

Je suis découragée avant même d'avoir commencé.

-

Ever... Réfléchis bien avant de te lancer. Je crois que Lina avait raison. Si tu ne parviens pas à convaincre quelqu'un d'adopter ton point de vue par des moyens, disons, ordinaires, cela signifie sans doute que c'est mission impossible.

Je hoche la tête.

Mon cas à moi est différent.

Il est unique.

trente-cinq

Assise en face de moi, Haven m'examine des chaussures au sommet du crâne, s'attardant au passage sur le cordon qui retient mon amulette.

-

Je suis passée te voir au travail, hier.

-

Ah oui ?

J'écoute d'une oreille distraite. J'observe Honor qui bavarde entre deux éclats de rire avec Stacia, Craig et le reste de la bande. Tout a l'air normal, mais je sais que les apparences sont trompeuses. Honor n'est plus vraiment le petit toutou de Stacia. C'est une nouvelle adepte des « arts magiques », comme dit Jude. Ce que Stacia ignore.

Haven démolit le glaçage de son gâteau sans me quitter des yeux sous ses faux cils, sa dernière lubie.

-

Oui, je voulais t'inviter à déjeuner, mais le superbe garçon derrière la caisse m'a dit que tu n'étais pas disponible.

Miles abandonne son téléphone pour se mêler à la conversation.

-

Un garçon superbe ? Qui est-ce ? Pourquoi ne me dit-on jamais rien ?

J'ouvre de grands yeux.

Elle est venue me voir à la librairie ! Comment a-t-elle appris où je travaille ? Et que sait-elle encore ?

-

Il travaille avec Ever, explique obligeamment Haven. Il est vraiment trop mignon. Si tu le voyais ! Ever s'est abstenue de nous en parler. Elle veut le garder pour elle seule.

J'affecte un air nonchalant pour masquer ma panique.

-

Qui t'a dit où je travaille ?

-

Les jumelles.

De mieux en mieux !

-

Je les ai croisées à la plage. Damen leur apprend à surfer.

Je souris du bout des lèvres.

Miles ajoute son grain de sel.

-

Je comprends mieux pourquoi tu faisais le black-out sur ton nouveau job. Tu ne voulais pas que tes deux meilleurs amis rencontrent ton séduisant collègue, hein ?

-

Pas mon collègue, mon patron. Et puis, ce n'est pas un secret. Je n'ai pas encore eu l'occasion d'aborder le sujet, c'est tout.

Haven s'esclaffe.

-

C'est vrai que nos conversations sont tellement brillantes que tu n'as pas eu le temps de mentionner la question ! Tu crois que je vais avaler la couleuvre ?

Miles intervient.

-

Je veux une description !

Haven pose son gâteau, époussetant les miettes de son jean noir avec un grand sourire.

-

Imagine l'archétype du surfeur zen : musclé juste ce qu'il faut, bronzage californien, des dreadlocks blondes qui lui arrivent à la taille, des yeux turquoise à se damner, sans oublier deux adorables fossettes. Tu vois le tableau ? Multiplie par dix et tu auras une petite idée.

-

Ever, c'est vrai ?

J'éprouve un intérêt soudain pour mon sandwich. Haven reprend.

-

Les mots sont insuffisants pour le décrire dans toute sa splendeur, ajoute Haven. Je ne vois que Damen et Roman pour rivaliser avec lui. Mais ils sont hors catégorie et ne comptent pas. Quel âge a-t-il, au fait ? Il a l'air bien jeune pour être ton patron.

-

Dix-neuf ans.

Je n'ai pas la moindre envie de m'étendre sur mon travail ni sur Jude. Damen m'avait avertie...

Aussi, je décide de changer de sujet au plus vite.

-

En parlant de beau garçon, comment va Josh ?

L'aura de Haven se tortille.

-

C'est fini, depuis l'histoire du chaton. Tu l'aurais vu avec son sourire triomphant, sûr d'avoir trouvé la panacée à tous mes problèmes. Comment peut-on être bête à ce point ?

-

Arrête, Haven, intervient Miles. Il essayait de te remonter le moral et...

Elle l'interrompt abruptement.

-

Tu parles ! S'il avait eu la moindre idée de ce que j'éprouvais, il n'aurait pas essayé de remplacer Mascotte. C'était du sadisme de m'offrir un adorable chaton auquel je me serais attachée et que j'aurais vu vieillir et mourir, comme l'autre.

Miles lève les yeux au ciel.

-

Ce n'est pas toujours le cas... dis-je.

-

Ah oui ? Nous en avons déjà parlé, Ever. Tu n'as pas été capable de me donner un seul exemple de quelque chose qui ne risque pas de disparaître. Tu peux faire le malin, Miles, avec tes ricanements et tes soupirs excédés. On va voir si tu trouves quoi que ce soit qui ne...

Miles lève les mains en signe de reddition. Il déteste la confrontation.

Haven savoure sa victoire amère.

-

Croyez-moi, si je n'avais pas rompu, il l'aurait fait tôt ou tard. Je le voyais venir.

Miles se replonge dans ses textos.

-

Peut-être, mais moi je l'aimais bien. Et je trouvais que vous formiez un joli couple.

Haven lui envoie une miette de gâteau d'une pichenette.

-

Dans ce cas, tu n'as qu'à aller le consoler !

-

Non, merci. Un peu trop maigre et mimi à mon goût. Le boss d'Ever, en revanche...

J'observe son aura. Il n'est pas sérieux. Enfin, pas vraiment.

Et nous voilà repartis pour un tour ! Quelle plaie !

-

Il s'appelle Jude. Si j'ai bien compris, il a la fâcheuse manie de s'intéresser aux filles qui ne le remarquent même pas. Réflexion faite, rien ne t'empêche de tenter ta chance, Miles.

Je range mon déjeuner, intact à part le sandwich que j'ai mis en pièces.

Miles se passe une main dans les cheveux.

-

Tu devrais l'inviter à ma soirée d'adieu, histoire de mettre un peu de sel.

-

À propos, coupe Haven. Ma mère a entièrement vidé le salon. Je n'exagère pas : il n'y a plus de meubles, ni moquette ni murs, rien ! Tant mieux, car ils ne risquent pas de vendre la maison dans cet état. Alors impossible de préparer ta fête chez moi. J'ai pensé que...

-

On pourrait l'organiser chez ma tante.

Deux paires d'yeux surpris me fixent. J'ai un peu honte. Nos soirées pizza le vendredi au bord du Jacuzzi ont cessé depuis que Damen est entré dans ma vie. Or, il n'est plus là, même si c'est temporaire, donc rien ne m'empêche de reprendre les bonnes vieilles habitudes.

-

Tu es sûre que Sabine sera d'accord ? demande Miles avec des sentiments mêlés.

-

Certaine. Mais ne t'étonne pas de voir débarquer M. Munoz.

J'ai la grande satisfaction de constater que leur réaction n'est pas très différente de la mienne quand j'ai appris la nouvelle : bouche bée, les yeux comme des soucoupes.

-

Ils sortent ensemble.

Et voilà, c'est dit.

Haven repousse sa frange bleu vif et pose les coudes sur la table.

-

Attends une seconde. Si j'ai bien suivi, ta tante Sabine sort avec notre mignon prof d'histoire ?

Miles éclate de rire.

-

Tu trouves même les profs mignons, maintenant ?

-

Oh, ça va. Comme si tu ne l'avais pas remarqué, toi aussi. Franchement, pour un vieux - surtout un prof à lunettes et pantalons moches - il est canon.

J'éclate de rire malgré moi.

-

Pitié ! « Canon », c'est un peu fort, quand même ! Mais pour info, quand il sort du lycée, il porte des lentilles et un jean couture.

Haven se lève avec un sourire.

-

Il faut absolument que je voie ça ! C'est décidé, on fait la fête chez toi !

Miles me jette un regard prudent.

-

Damen a prévu de venir ?

-

Euh... je ne sais pas. Peut-être. Il est assez pris, en ce moment, avec les jumelles et le reste...

Je me dandine comme un canard. Autant avoir « grosse menteuse » tatoué sur le front. Haven s'en mêle.

-

C'est pour ça qu'il a séché les cours toute la semaine ? Je marmonne une vague histoire d'examens anticipés. Ils font oui de la tête pour ne pas me contrarier. Je vois bien à leurs regards et leurs auras qu'ils n'en croient pas un mot.

-

N'oublie pas d'inviter Jude, dit Miles. Haven sourit.

-

Oui ! Cela me fera un plan B, au cas où... Miles et moi nous exclamons en chœur :

-

C'est quoi, ton plan A ?

-

Tu n'as pas traîné, dis donc !

Haven s'éloigne déjà avec un petit geste de la main.

-

Vous verrez bien !

trente-six

Pour tenir la promesse faite à M. Munoz de ne plus sécher sa classe, j'assiste donc au cours d'histoire (de nous deux, je suis la seule à être mal à l'aise). En revanche, n'ayant rien garanti aux autres professeurs, je m'éclipse dès la sonnerie pour me rendre à la librairie.

Pendant le trajet, je pense si fort à Damen qu'il se matérialise à côté de moi, avec son regard sombre plein de douceur, un bouquet de tulipes rouges à la main. Je le fais disparaître aussitôt. La présence de son double m'est insupportable, alors qu'il m'est interdit de le voir en chair et en os pendant encore trois longs mois.

Je ne peux pas patienter si longtemps. Je refuse. Je veux le retrouver et combler ce vide affreux. Le seul moyen est de déjouer les ruses de Roman. Découvrir l'antidote et en finir une bonne fois.

Sauf que je ne sais pas où le trouver. Comme Damen, il semble jouer la fille de l'air depuis quelque temps. Et je ne tiens pas à remettre les pieds chez lui.

Je me gare dans la petite cour derrière la boutique, pousse la porte sans ménagement et me hâte de consulter l'agenda posé sur le comptoir.

- Si j'avais su que tu comptais sécher les cours, je t'aurais pris d'autres rendez-vous, lance Jude, plutôt surpris.

-

Je ne sèche pas les cours. Bon, d'accord, je sèche les cours. C'est la dernière semaine. Tu ne vas quand même pas appeler le secrétariat du lycée ?

-

Bien sûr que non. Mais si tu m'avais prévenu, j'aurais apporté ma planche.

J'empoigne une pile de livres - de nouvelles acquisitions - et m'approche des étagères, histoire de prendre mes distances et d'éviter l'atmosphère de sérénité qui l'entoure.

-

Tu peux aller la chercher, si tu veux. Je garde la boutique.

Il me fixe sans bouger.

-

Ever...

Je devine la suite et préfère le rassurer tout de suite.

-

Tu n'es pas obligé de me payer. Je ne suis pas venue faire des heures supplémentaires. D'ailleurs, que tu me payes ou non, pour moi, c'est pareil.

-

Tu le penses vraiment ?

Je prends le temps de ranger quelques livres avant de répondre.

-

Absolument.

-

Pourquoi es-tu là alors ? C'est à cause du Livre des Ombres, c'est ça ?

Je me retourne et croise hardiment son regard.

-

On ne peut rien te cacher !

Il sourit.

-

Je ne dirai rien à Damen, n'aie pas peur.

Je lui lance un regard noir. De quoi se mêle-t-il ?

-

Excuse-moi, mais j'ai bien vu qu'il n'apprécie pas l'idée que tu consultes ce livre.

Je ne réagis pas. Je préfère ne pas discuter de Damen avec Jude.

Une fois dans le bureau, j'entreprends de déverrouiller mentalement le tiroir, lorsque je m'aperçois trop tard de la présence de Jude.

-

Oh ! Le tiroir est fermé à clé. J'avais oublié.

Je n'ai pas le moindre avenir au cinéma. Je suis la pire actrice du monde.

Jude s'appuie contre le mur. Son regard en dit long.

-

Ce qui ne t'a pas empêchée de l'ouvrir, la dernière fois. Ni d'entrer dans la boutique en mon absence, le premier jour.

Je me mords les lèvres. Si j'admets qu'il a raison, je viole la règle numéro un de Damen.

-

Je... je ne peux pas.

Jude ne cille pas. Inutile de mentir, c'est ridicule.

-

Je ne peux pas si tu es là.

Il met les mains sur ses yeux avec un grand sourire.

-

Et maintenant ?

Je m'assure qu'il ne triche pas, ferme les yeux à mon tour, débloque la serrure et pose le livre sur la table.

Jude s'installe en face de moi.

-

Tu es vraiment spéciale, Ever.

Mes doigts se crispent sur le livre.

-

Enfin, je veux dire... Tu possèdes des dons très particuliers. C'est incroyable.

Tu parviens à absorber les informations d'un livre ou d'une personne en quelques secondes. Et pourtant...

Je n'aime pas la tournure de la conversation.

-

Tu ne remarques même pas qui se trouve à côté de toi. Tout près.

Je crains une grande déclaration, mais il sourit, le regard fixé sur ma droite, comme s'il y avait quelqu'un. Moi, je ne distingue rien.

-

Quand tu as débarqué dans cette boutique, j'ai d'abord cru que tu allais devenir mon professeur. Tu sais que les coïncidences n'existent pas - l'Univers est bien trop précis. Tu n'es pas ici par hasard, même si tu...

-

C'est Ava qui m'y a conduite la première fois. Je suis revenue voir Lina, pas toi.

-

Je sais, mais il n'empêche que tu es arrivée en l'absence de Lina. Et que c'est sur moi que tu es tombée.

Je n'ose le regarder en face. Pas après ce qu'il vient d'énoncer. Je n'ai pas oublié ma visite à Amsterdam avec Damen.

-

Tu connais l'expression : « Le maître apparaît quand le disciple est prêt » ?

Je hausse les épaules.

-

Cela signifie qu'on ne rencontre pas n'importe qui n'importe quand. Nous ne nous sommes pas trouvés par hasard. Je suis sûr que j'ai beaucoup à apprendre de toi

- et j'aimerais t'enseigner quelque chose en échange. Si tu veux.

Je n'ai pas vraiment le choix. J'acquiesce en silence.

Il incline la tête, les yeux toujours rivés sur ma droite.

-

Quelqu'un voudrait te dire bonjour. Elle m'a prévenue que tu étais sceptique de nature et que tu me donnerais du fil à retordre.

Je n'ose ni bouger ni respirer. Si c'est une plaisanterie, s'il se moque de moi, je le...

-

Le nom de « Riley » te dit quelque chose ?

J'essaie de dégeler mon cerveau pour me rappeler si je lui ai parlé de ma sœur un jour. Il attend patiemment et je finis par hocher la tête.

-

Elle prétend être ta sœur. Ta petite sœur. Et elle n'est pas seule, il y a quelqu'un avec elle. Enfin... un chien.

-

Un labrador, je précise malgré moi.

-

Clarabelle.

Je fronce les sourcils.

Si Riley lui souffle les bonnes réponses, pourquoi se trompe-t-il ?

-

Non, Caramel.

-

Elle dit qu'elle ne peut pas s'attarder trop longtemps. Elle est très occupée en ce moment. Mais elle veut que tu saches qu'elle ne t'oublie pas, contrairement à ce que tu penses.

Je laisse échapper ma frustration.

-

Ah oui ? Alors pourquoi ne se montre-t-elle pas ? Pourquoi se cache-t-elle ?

Jude a un sourire amusé.

-

Elle a une assiette de gâteaux à la main... euh... des brownies, je crois. Elle demande s'ils étaient bons.

Ma gorge se serre. Je me rappelle les gâteaux de Sabine, il y a quelques semaines. La plus petite part portait mon initiale, et la plus grosse, celle de ma sœur. C'était le grand jeu de Riley, quand ma mère en confectionnait.

Je dévisage Jude, mais les mots restent bloqués au fond de ma gorge.

-

Elle voudrait aussi savoir si tu as apprécié le film. Celui qu'elle t'a montré dans...

Dans l'Été perpétuel.

Je ferme les yeux pour refouler mes larmes. Je me demande si ma bavarde de sœur va lui révéler ce secret aussi. La phrase reste en suspens.

Je m'éclaircis la gorge.

-

Oui... Réponds-lui oui à tout. Dis-lui aussi que je l'aime, qu'elle me manque beaucoup. Et qu'elle embrasse les parents de ma part. Il faut absolument qu'elle trouve un moyen pour qu'on puisse se parler. J'ai besoin de...

-

C'est là que j'interviens. Elle propose que je serve d'intermédiaire. Elle ne peut se manifester que dans tes rêves. Mais elle t'entend.

Ma méfiance redouble. Notre « intermédiaire » ? Est-ce vraiment le souhait de Riley ? Lui fait-elle vraiment confiance ? En quel honneur ? Est-elle au courant de notre passé ? Et cette histoire de rêves ? La dernière fois qu'elle m'est apparue, c'était plutôt dans un cauchemar ! Un piège infernal, truffé d'énigmes auxquelles je ne comprenais rien !

Je scrute Jude avec perplexité. Et s'il avait tout inventé ? Les jumelles lui ont peut-

être parlé de Riley ? À moins qu'il n'ait trouvé des articles à propos de l'accident sur Google.

-

Elle s'en va, déclare-t-il en faisant au revoir de la main à ma petite sœur invisible. As-tu quelque chose à ajouter avant qu'elle ne parte ?

J'agrippe les bords de ma chaise, la tête baissée. Je me sens suffoquée, oppressée, comme si le plafond et les murs rétrécissaient autour de moi. Je ne sais plus qui croire, ni à qui me fier. Damen, Jude, Riley... Le monde entier me paraît irréel.

Une chose est sûre.

Je dois sortir d'ici.

Prendre l'air.

Je saute sur mes pieds et m'enfuis en courant. La voix de Jude résonne derrière moi.

Je ne sais pas où je vais. J'ai besoin d'espace. Et je veux mettre la plus grande distance possible entre lui et moi.

trente-sept

Je sors en trombe de la boutique et fonce à la plage. Ma tête menace d'exploser. Je laisse derrière moi un nuage de sable sans prêter attention aux gens qui secouent la tête, éberlués - ils ont dû rêver, personne ne court aussi vite.

Surtout pas une adolescente de seize ans.

J'abandonne mes tongs au bord et avance dans l'eau. Je me penche pour rouler le bas de mon jean avant de me raviser. À quoi bon ? Une vague déferle et me fouette les mollets. Enfin quelque chose de concret, de tangible - un problème simple, facile à résoudre, contrairement à ceux auxquels je suis régulièrement confrontée.

Moi qui croyais avoir apprivoisé la solitude, je me trompais. Jusqu'ici, j'avais toujours eu quelqu'un vers qui me tourner. Sabine, Riley, Damen et les autres... Mais Riley ne se montre plus, Sabine est accaparée par M. Munoz, Damen a décidé de prendre des «

vacances », et je ne peux guère me confier à mes meilleurs amis !

Quel intérêt d'être dotée de pouvoirs surnaturels, d'être capable de contrôler l'énergie et de matérialiser ce qui me chante, si je ne peux pas obtenir la seule chose qui compte vraiment pour moi ?

À quoi bon être éternelle, si c'est pour mener ce genre d'existence ?

J'avance encore, jusqu'à avoir de l'eau à mi-cuisse. Jamais je ne me suis sentie aussi seule et misérable sur une plage bondée, par une belle journée ensoleillée. Soudain, Jude surgit de nulle part et, les mains plaquées sur mes épaules, il tente de me ramener vers la plage. Je résiste. J'aime la force des vagues contre mes jambes, la mer qui m'inspire l'appel du large.

Jude ne lâche pas prise.

-

Et si on rentrait maintenant ? murmure-t-il d'une voix douce, comme si j'étais une petite chose fragile et incontrôlable.

Je garde les yeux fixés sur l'horizon.

-

Si tu t'es moqué de moi, si c'était une mauvaise blague, je te préviens que...

Une vague approche. Il me sert plus fort contre lui.

-

Bien sûr que non. Tu connais mon histoire et tu sais de quoi je suis capable. Ce n'est pas la première fois que je l'aperçois à ton côté. Elle est souvent là. Mais c'est la première fois qu'elle m'adressait la parole.

-

Tu sais pourquoi ?

-

Elle attendait peut-être de savoir si elle pouvait me faire confiance. Un peu comme toi.

Ses yeux verts ne me lâchent pas. Ils disent la vérité, il n'y a aucun doute. Il ne ment pas, ne joue pas. Il a vraiment vu Riley et ne cherche qu'à m'aider.

-

Je suis persuadé que c'est pour cette raison que nous nous sommes rencontrés, ajoute-t-il à mi-voix. Ta sœur a dû s'en mêler.

Riley - ou quelque chose qui nous dépasse tous.

Je contemple l'océan. Je me demande si Jude m'a reconnue, lui aussi. S'il ressent les mêmes émotions bizarres que moi, la même attirance étrangement familière. Et si oui, que faut-il en penser ? Est-il vraiment question d'équilibrer nos karmas, de régler une bonne fois notre histoire commune ?

Ne pourrait-il s'agir d'une simple coïncidence ?

Je peux t'apprendre à voir les fantômes, si tu veux, propose-t-il. Je ne garantis pas le résultat, mais je te promets de faire mon possible.

Je me dégage de son étreinte et avance encore. Peu m'importe si je suis trempée jusqu'à la taille.

Chacun d'entre nous en est capable, Ever. Nous avons tous une intuition personnelle. La seule difficulté, c'est de surmonter ses réticences et d'accepter les possibles. Le reste vient naturellement. Et avec des dons comme les tiens, ce devrait être facile.

Au moment de tourner la tête vers lui, quelque chose attire mon regard.

L'astuce consiste à élever la fréquence de vibration de ton énergie pour l'amener à hauteur de...

Il est trop tard quand nous repérons la vague. Elle se brise juste au-dessus de nous, et seuls les réflexes et la force de Jude m'évitent la noyade.

Ever, ça va ?

Je cherche du regard la source de l'attirance que je ressens, cette emprise pleine de douceur qui n'appartient qu'à lui.

À quelques mètres de nous, Damen sort de l'eau, sa planche sous le bras. Le soleil fait miroiter les gouttes d'eau sur son torse mince et musclé. Rembrandt doit pleurer dans sa tombe de ne pouvoir le peindre. Il laisse derrière lui un sillage limpide, fluide, comme si la mer s'ouvrait en deux.

Je veux l'appeler, crier son nom. Nos yeux se croisent et je vois ce qu'il voit : moi, trempée de la tête aux pieds dans les bras de Jude, par un bel après-midi d'été.

Je me dégage. Trop tard.

Il passe son chemin.

Je le regarde partir, vidée, à bout de souffle.

Ni tulipes ni messages télépathiques. Un vide immense et triste.

trente-huit

Je sors de l'eau, Jude sur mes talons. Il s'égosille pour me convaincre de revenir et, de guerre lasse, finit par renoncer.

Je traverse la rue en direction de la boutique où travaille Haven. J'ai besoin de me confier à une amie, de tout lui raconter, quel qu'en soit le prix.

Mes vêtements trempés me collent à la peau et ne cachent plus grand-chose, mais je ne pense même pas à me changer. Devant la porte du magasin, je tombe sur Roman, qui m'accueille avec un sourire jusqu'aux oreilles.

-

Désolé, interdiction d'entrer pieds nus. Oh, ne bouge surtout pas, que je me rince l'œil, le spectacle me plaît beaucoup !

Je suis son regard et croise les bras sur ma poitrine. J'essaie de l'éviter, mais il est trop rapide.

-

J'aimerais parler à Haven.

-

Voyons, Ever, ceci est un établissement de luxe. Je ne peux pas te laisser entrer dans cet état. Reviens quand tu seras un peu plus... euh... présentable.

Par-dessus son épaule, je discerne une vaste salle, une sorte de caverne d'Ali Baba.

Des lustres en cristal sont suspendus aux poutres, des chandeliers de fer forgé et des cadres dorés ornent les murs, le sol est recouvert de tapis multicolores. L'espace regorge de meubles anciens, de vêtements de marque sur des portants, de vitrines bourrées de bijoux, babioles et autres colifichets.

Ma patience est à bout. J'essaie de me brancher sur l'énergie de Haven, mais je ne la sens pas.

-

Dis-moi au moins si elle est là.

-

Peut-être que oui, peut-être que non.

Il tire de sa poche un paquet de cigarettes et m'en propose une. J'esquisse une grimace exaspérée. Il l'allume sans me quitter des yeux.

-

Bon sang, Ever ! Décoince-toi un peu ! Ce que tu peux être guindée pour une immortelle !

Je disperse la fumée d'un revers de la main.

-

À qui appartient ce magasin ?

Je n'avais jamais encore remarqué son existence. Je me demande quel est le rapport avec Roman.

Il me dévisage, paupières plissées, comme un félin.

-

Je suis très sérieux, Ever. Nul immortel digne de ce nom n'oserait se promener dans cet état. Enfin, je n'ai rien contre les tee-shirts mouillés, au contraire. Mais le reste...

-

À qui appartient ce magasin ?

Une réponse commence à émerger dans ma tête. Il ne s'agit pas d'une simple boutique de fripes et d'antiquités. C'est la collection personnelle de Roman, amassée au cours des siècles, dont il a décidé de tirer profit.

Il s'amuse à faire des ronds de fumée.

-

À un ami. Ce ne sont pas tes oignons, de toute façon.

Je n'en crois rien. C'est lui, le propriétaire, l'employeur de Haven, celui qui signe ses chèques. Je poursuis sans me démonter :

-

Tu as un ami ? Vraiment ? Je le plains !

Il écrase son mégot d'un coup de talon.

-

Et pas qu'un seul ! Contrairement à toi, je ne repousse personne. Je ne garde pas mes dons pour moi. Je partage, Ever. Je donne aux gens ce qu'ils désirent.

Je ne sais pas pourquoi je reste plantée là, à grelotter dans mes vêtements dégoulinants d'eau. Une petite flaque s'est formée à mes pieds. Cette conversation est ridicule, mais on dirait que je suis clouée sur place.

-

Ah oui ? Et tu leur donnes quoi, exactement ?

Le rire de Roman ressemble à un feulement de fauve. J'en ai la chair de poule.

-

Ils veulent ce qu'ils veulent, et tout de suite. Allez, Ever, un petit effort. Je suis sûr que tu peux deviner !

Je perçois un mouvement derrière la vitrine. J'espère voir apparaître Haven. Non, il s'agit de la jeune fille qui se trouvait chez Roman, le jour où j'ai été assez folle pour frapper à sa porte. Nos regards se croisent quand elle s'immobilise sur le seuil.

Elle est d'une beauté à couper le souffle - chevelure noire et brillante, peau nacrée, yeux sombres en amande.

-

J'adore discuter le bout de gras avec toi, Ever, seulement je vais te demander de partir. Désolé, ma cocotte, ce n'est pas bon pour les affaires d'avoir un épouvantail à moineaux devant la porte. Tu saisis ?

Il plonge la main dans sa poche et en sort quelques pièces.

-

Tiens, je suis bon prince, je veux bien te payer ton ticket de bus. Je n'ai aucune idée du prix, il y a si longtemps que...

-

Plus de six cents ans.

Il fait un signe à la fille, qui tourne les talons.

Je m'éloigne à mon tour.

Il n'y avait pas de bus, à l'époque ! Il faut vraiment que tu révises ton histoire, ma pauvre ! crie-t-il dans mon dos.

Je fais la sourde oreille. Je suis presque arrivée au coin de la rue, quand son esprit agrippe le mien.

Réfléchis, Ever. Que veulent les gens à ton avis, hein ? Si tu trouves la réponse, l'antidote est à toi.

Je trébuche et me rattrape au mur. La voix de Roman me vrille le cerveau.

Nous sommes pareils, toi et moi. Tu auras bientôt l'occasion de le vérifier, ma belle.

Soudain, il relâche son emprise et je prends mes jambes à mon cou, son rire hideux résonnant dans mes oreilles.

trente-neuf

Le lendemain, je pars travailler comme si de rien n'était. Je veux oublier l'épisode de la plage, ainsi que notre passé commun, dont Jude n'a d'ailleurs aucun souvenir. Je suis persuadée que ce n'est pas un hasard si notre relation n'a jamais abouti. Il y a une raison.

Et cette raison se nomme Damen.

J'ai beau arriver en avance, Miles et Haven m'ont devancée. Accoudés au comptoir, ils flirtent avec Jude.

La panique me gagne pendant que je les dévisage : Haven triomphante, Miles surexcité, et Jude franchement amusé.

-

Qu'est-ce que vous fabriquez ici ?

Miles m'adresse un clin d'œil.

-

Nous ? On raconte tes secrets et on exagère tes défauts, voilà. Oh, et puis nous avons invité Jude à ma fête, au cas où tu aurais omis de le faire.

Je lance un regard à Jude, les joues en feu. Haven s'en mêle :

-

Quelle chance ! Il est libre ce soir-là !

Le garçon que j'ai fréquenté au cours de mes vies successives, et avec qui mon âme sœur pense que j'ai des comptes à régler, va assister à une fête chez moi dans quelques jours ! Bon, ce n'est pas si grave. J'essaie du moins de m'en convaincre.

Haven s'empare d'un dépliant annonçant le cours de développement psychique de Jude et me l'agite sous le nez.

-

Pourquoi ne m'en as-tu jamais parlé ? Tu sais pourtant que je suis à fond là-

dedans !

-

Ah ? Non, je n'étais pas au courant.

Je m'installe sur un tabouret à côté de Jude et ignore le sourire radieux qu'elle lui adresse. Elle n'avait jamais manifesté le moindre intérêt pour ce genre de choses jusqu'à aujourd'hui, mais je ne relève pas. Je cherche un moyen de les faire déguerpir.

Haven me lance un regard appuyé et insiste :

-

Bien sûr que si ! Je te l'ai dit plusieurs fois ! Heureusement, Jude a promis de me trouver une place.

L'interpellé se lève sans mot dire. Il va chercher sa planche de surf dans la pièce du fond et esquisse un petit signe avant de sortir.

Miles siffle :

-

Je n'arrive pas à croire que tu ne nous aies rien dit ! Quelle égoïste ! Tu sors déjà avec un beau garçon, il te les faut tous ou quoi ?

Haven n'a pas lâché le prospectus.

-

Je ne comprends pas pourquoi tu ne nous as pas parlé de ces réunions, insiste-telle. Heureusement qu'il a accepté de m'inscrire !

Il ne manquerait plus que Haven développe des talents de voyance. Son intuition est déjà assez remarquable comme cela. Je commence mon travail de sape.

-

Ne te fais pas trop d'illusions. Les conférences ont déjà commencé. Il t'a seulement promis d'essayer. Rien n'est sûr.

S'il ne tenait qu'à moi...

-

Au fait, et ton nouveau job ? j'ajoute. Tu auras le temps, tu penses ?

Haven plisse les yeux. Mon manque d'enthousiasme attise sa curiosité.

-

Oui, ils sont très souples avec mon emploi du temps. Pas de souci.

Alerte rouge. J'ouvre l'agenda pour consulter les rendez-vous, histoire de me donner une contenance.

-

Qui ça, « ils » ?

Elle éclate de rire.

-

Les grands de ce monde ! Mes patrons, voyons !

-

Roman en fait partie ?

Miles et elle échangent un regard désabusé.

-

Allô, Ever ? Ici la Terre ! Roman est encore au lycée, je te rappelle !

J'examine son aura, son énergie. J'hésite à m'introduire dans sa tête.

-

Je sais. Mais je suis passée hier, et je suis tombée sur lui. Il m'a dit que tu n'étais pas là.

-

Oui, il me l'a raconté. On a dû se croiser. Bon, n'essaie pas de changer de sujet.

Tu as un problème avec ces conférences ? Pourquoi ne veux-tu pas que j'y assiste ?

Parce que tu as un faible pour Jude, c'est ça ?

-

Non ! Je sors avec Damen, je te rappelle !

Ce n'est plus exactement le cas, et je crains de leur mettre la puce à l'oreille.

Comment en parler avec naturel, alors que j'ai moi-même du mal à l'accepter ? Je sors mon joker.

-

En fait, c'est parce que Honor y assiste elle aussi. Je pensais que tu n'aurais pas très envie de la rencontrer.

Deux paires d'yeux noisette me fixent.

-

C'est vrai ?

-

Stacia aussi ? Et Craig ?

Haven a l'air prête à abandonner si le trio infernal s'est inscrit au grand complet. Je résiste à la tentation de lui mentir.

-

Non, seulement Honor. C'est louche, hein ?

Haven cogite ferme, son aura s'agite. Je devine qu'elle pèse le pour et le contre. A-t-elle vraiment envie de suivre un cours de voyance en compagnie de cette peste de Honor ? Elle jette un regard circulaire.

-

À propos, en quoi consiste ton travail ? questionne-t-elle. Tu donnes des cours, toi aussi ?

-

Moi ? Non !

-

C'est qui cette mystérieuse Avalon ? Elle est douée ?

Je me pétrifie sur place.

-

Ever ! Je te parle ! Il y a une affiche derrière toi : « Vous voulez savoir ce que l'avenir vous réserve ? Une séance de voyance avec Avalon vous le révélera ! » Pfff...

Tu planes complètement ! Je parie que Jude t'a embauchée uniquement parce que tu présentes bien !

Elle ne plaisante qu'à moitié.

Miles intervient :

-

Je vais m'inscrire, tiens ! Peut-être que la fameuse Avalon pourra me renseigner sur les endroits branchés de la communauté gay à Florence !

-

Oh oui ! Moi aussi ! J'ai toujours eu envie de me faire prédire l'avenir, et je crois que le moment est on ne peut mieux choisi, renchérit Haven. Elle est là, aujourd'hui ?

Je manque de m'étrangler. J'aurais dû m'en douter. Damen m'avait mise en garde.

Ils se regardent.

-

Ever ! On te parle ! Tu travailles ici, ou tu fais semblant ?

Je referme le cahier et le range à sa place.

-

Elle est prise toute la journée.

Haven ne se démonte pas.

-

C'est ça, oui. Demain, alors ?

-

Pareil.

-

Après-demain ?

-

Surbookée.

-

La semaine prochaine ?

-

Désolée.

-

Et l'année prochaine ?

Je hausse les épaules.

-

Non, mais c'est quoi, ton problème ?

Je ne sais pas s'ils soupçonnent un gros mensonge, une folie passagère - ou les deux.

J'essaie de rectifier le tir.

-

Ecoutez, je ne voudrais pas que vous gaspilliez votre argent. Elle n'est pas très compétente, en fait. Plusieurs clients se sont plaints.

Miles ricane.

-

Ever, ma choute, tu as le marketing dans le sang, on dirait !

Haven me considère pensivement.

-

Comme tu voudras. Avalon n'est pas la seule voyante en ville. Tu m'as mis la puce à l'oreille et je suis bien décidée à essayer. Je trouverai un moyen, fais-moi confiance.

Elle ajuste son sac sur l'épaule et entraîne Miles derrière elle. À la porte, elle fait halte et se retourne à demi.

-

Il y a vraiment quelque chose qui cloche chez toi, Ever. Écoute, si Jude te plaît, tu n'as qu'à le dire. À Damen au moins, c'est la moindre des choses.

J'affecte un air blasé.

-

Mais non, tu racontes n'importe quoi. Il n'y a rien qui cloche. À part les examens de fin d'année et la soirée de Miles, il n'y a rien d'exceptionnel !

Peine perdue. Ils ne sont pas dupes. Tout le monde a l'air convaincu du contraire.

Sauf moi.

-

Alors, où est Damen ? Comment se fait-il qu'il ne se montre plus au lycée ?

insiste Haven. Tu sais, Ever, l'amitié ne fonctionne pas à sens unique. C'est une question de confiance réciproque. Je ne sais pas pourquoi tu te sens obligée de nous faire croire que tout va pour le mieux dans ton parfait petit monde, que rien ne peut t'atteindre ni te blesser. Crois-le ou non, Miles et moi t'aimons. Tu peux compter sur nous, même en cas de coup dur. Et pour info, on n'y croit pas une seconde, à ton univers admirable où tout va pour le mieux.

Je hoche la tête, incapable d'articuler un mot. Je sais qu'ils attendent une réponse, des confidences, un peu de franchise pour une fois.

Je ne peux pas. Je redoute leur réaction. Et j'ai déjà assez de problèmes comme cela, inutile d'en rajouter.

Je souris et promets de les appeler plus tard. Le regard qu'ils échangent avant de partir est éloquent.

quarante

Jude entre dans le bureau et, à sa grande stupéfaction, il me trouve plongée dans Le Livre des Ombres. Il s'immobilise sur le pas de la porte avant de s'affaler sur une chaise, en face de moi.

J'ai aperçu ta voiture dans la cour, alors je suis entré pour vérifier que tout allait bien.

Je lève la tête, consulte l'heure à l'horloge et referme le livre.

-

Essayer de lire ce bouquin, c'est pire que de tomber dans une faille spatio-temporelle ! J'avance à deux à l'heure, et jusqu'ici je n'ai rien trouvé d'intéressant.

Tu n'es pas obligée de passer la nuit ici. Tu peux l'emmener chez toi, si tu veux.

Sabine m'a laissé un message pour m'annoncer qu'elle comptait inviter M. Munoz à dîner à la maison ce soir. J'aime autant ne pas être là.

-

Non, c'est bon. Je n'en peux plus, de toute façon.

Pour un livre qui paraissait si prometteur, je suis déçue.

Je n'y ai trouvé pour le moment que des sorts de localisation, des potions d'amour et un remède douteux contre les verrues. Rien qui indique comment inverser les effets d'un élixir frelaté ou soutirer une info vitale à une tête de mule arrogante.

Jude a l'air de comprendre mon désarroi.

-

Je peux t'aider ?

Je réfléchis une seconde. Et s'il le pouvait vraiment ?

Riley est là ? Tu la vois ?

Non, désolé. Je ne l'ai pas vue depuis...

Depuis hier, sur la plage, quand Damen nous a surpris dans les bras l'un de l'autre. Je préfère ne plus y penser.

-

Comment t'y prends-tu pour apprendre à quelqu'un à... tu sais... à voir des fantômes ?

Il se frotte le menton.

-

Cela dépend. Il y a les réfractaires. Nous sommes tous différents. Certains sont clairvoyants — capables de voir -, d'autres sont clairaudients - capables d'entendre -, et d'autres, enfin, « clairsentients »'.

Jude ne m'apprend rien, j'aimerais qu'il aille droit au but.

-

Capables de sentir une présence, je sais. Et toi, tu te définirais comment ?

Son sourire illumine la pièce et me chavire le cœur.

J'entre dans les trois catégories. Et je perçois aussi les odeurs. Toi aussi, j'en mettrais ma main au feu. Il te suffit d'activer la fréquence de vibration de ton énergie et...

Il lit l'incompréhension dans mon regard.

Tu sais que l'énergie est le moteur de l'Univers ?

Cette théorie rejoint celle que Damen m'exposait, il y a quelques semaines, sur la plage. J'étais alors terrifiée à l'idée de lui avouer mes erreurs. Je pensais me trouver dans la pire situation possible ! Quelle naïveté !

Pendant que Jude se lance dans un cours théorique sur l'énergie universelle, la vibration des éléments et l'immortalité de l'âme, moi, je pense à nous trois - Damen, lui et moi. Quels sont vraiment nos rôles respectifs ?

Je l'interromps.

-

Que penses-tu des vies antérieures ? De la réincarnation ? Crois-tu que notre karma nous ramène sur Terre pour réparer nos erreurs ?

-

Pourquoi pas ? Le karma règne en maître. Eleanor Roosevelt disait qu'elle ne serait pas surprise de débarquer dans une autre vie que la sienne. Je ne vais quand même pas contredire notre chère Eleanor, non ?

Je le regarde pouffer avec insouciance. S'il se rappelait notre passé commun, cela nous permettrait au moins d'en discuter franchement. Je pourrais ensuite rassurer Damen. Et si je prenais l'initiative ?

-

As-tu déjà entendu parler d'un certain Bastiaan de Kool?

Jude fronce les sourcils sans mot dire.

-

C'était... un artiste... un peintre hollandais.

Quelle subtile entrée en matière ! Que vais-je bien pouvoir ajouter maintenant ?

Bon, voilà. En fait, Bastiaan, c'était toi il y a plus d'un siècle. Et tu as même peint un portrait de moi. Incroyable, non ?

Jude me lance un regard surpris. Il ne voit pas du tout où je veux en venir. À moins de l'emmener dans l'Été perpétuel, je n'ai aucun moyen d'éclairer sa lanterne. Tant pis, je dois prendre mon mal en patience et endurer trois longs mois de solitude.

-

Simple curiosité, laisse tomber. Bon, alors, comment dois-je m'y prendre pour accélérer mes vibrations ?

À la fin de la séance, j'en suis au même point et ne peux toujours pas parler aux défunts, pas à Riley, en tout cas. D'autres esprits, en revanche, tentent d'attirer mon attention, mais je les évacue du mieux que je peux.

Jude ferme la boutique et me raccompagne à ma voiture.

-

Ça va prendre du temps, ne t'inquiète pas. J'ai assisté à d'innombrables réunions de groupe avant de retrouver mes pouvoirs.

-

Ah bon ? Je croyais que tes dons étaient innés.

-

Ils l'étaient. Mais je les avais si bien refoulés qu'il m'a fallu de l'entraînement pour les recouvrer.

L'idée de séances de groupe me fait frémir : bienvenue chez les extralucides anonymes !

-

Riley se manifeste dans tes rêves, tu sais.

Je fais la moue. Le seul rêve où j'aie cru la voir était un affreux cauchemar. Non, cela ne pouvait pas être elle.

-

C'est très courant, je t'assure. Les fantômes choisissent toujours la solution de facilité.

Au lieu de rester bêtement plantée là, les clés à la main, je devrais m'en aller et rentrer sagement chez moi.

-

Quand on dort, le subconscient reprend les rênes, précise-t-il. Les convictions étriquées qui nous empêchent d'appréhender la formidable magie de l'Univers fondent comme neige au soleil. La vérité refait alors surface : seul un mince voile d'énergie nous sépare des esprits. La communication peut parfois sembler confuse, mais je doute que ce soit leur faute. Je ne sais pas s'ils ont recours aux signes pour se protéger, ou si nous avons l'esprit trop obtus pour comprendre leurs propos.

Je frissonne de la tête aux pieds. Je n'ai pas froid. Au contraire. Ses paroles, son regard, sa présence me bouleversent.

J'essaie de digérer ce qu'il vient de m'apprendre. Si Riley m'est apparue en rêve, que cherchait-elle donc à me faire comprendre en me montrant un Damen qui ne me voyait pas ? J'envisage le problème telle une explication de texte, un rébus particulièrement ardu. Voulait-elle dire que Damen n'y voit pas clair, qu'il ne sait pas reconnaître ce qu'il a sous les yeux ? Et dans ce cas-là, quelle est la portée du message ?

La voix grave de Jude me tire de ma rêverie.

-

Ce n'est pas parce qu'une chose est invisible qu'elle n'existe pas.

Je le sais pertinemment. Lui qui disserte sur l'existence d'autres dimensions et de l'au-delà, qui m'explique que le temps n'est qu'un concept sans fondement réel - je me demande comment il réagirait si je lui faisais un petit cadeau. Si je le transportais dans l'Été perpétuel pour lui démontrer à quel point il a raison.

Il surprend mon regard et s'interrompt.

Je baisse les yeux, tandis qu'il se rapproche.

-

Ever, je...

Je secoue la tête, monte dans ma voiture et démarre. Je jette un coup d'œil dans le rétroviseur : Jude est toujours là, immobile, le regard douloureux.

J'inspire à fond et me concentre sur la route. Quel qu'ait été le passé, l'avenir n'appartient qu'à moi, à moi seule.

quarante et un

Nous avions programmé la soirée pour le samedi suivant. Mais le départ de Miles était prévu pour le début de la semaine d'après, et comme il avait un tas de démarches à effectuer, nous avons décidé de l'avancer à jeudi, le dernier jour de cours de l'année.

J'ai beau savoir que Damen tient toujours parole, je suis un peu déçue de ne pas le voir apparaître en littérature, ce matin-là.

Stacia plisse les paupières avec un sourire sardonique en me voyant entrer. Pour la énième et dernière fois de l'année, elle tente de me faire un croche-pied. Honor joue le jeu et glousse à côté d'elle, sans oser me regarder, maintenant que je connais son secret.

Je m'installe à ma table, au fond de la classe. Les autres sont assis par deux. Je suis l'intruse, la solitaire. J'ai passé l'année à m'attacher à Damen, et il refuse de venir. Il m'impose cette chaise vide à côté de moi.

Un iceberg à la place du soleil.

M. Robins s'obstine à déblatérer sur un sujet qui n'intéresse personne, pas même lui.

Pour me distraire, j'abaisse ma garde et pointe ma télécommande quantique vers chacun de mes petits camarades. La salle se change en un son et lumière cacophonique qui me rappelle l'existence avant Damen.

M. Robins lui-même n'écoute pas ce qu'il dit ! Il ne pense qu'au moment où il va enfin refermer la porte derrière nous. Craig a prévu de larguer Honor avant la fin de la journée, histoire d'avoir les coudées franches cet été. Stacia n'a aucun souvenir de son flirt avec Damen, mais cela n'influe en rien sur sa volonté d'entamer l'année de terminale à son bras. Elle a découvert la crique où il aime surfer, et compte passer l'été sur cette plage dans une collection de bikinis tous plus osés les uns que les autres. L'idée ne m'enchante guère, mais je décide de ne pas y penser. Je me concentre sur Honor. Elle n'a pas l'intention de s'ennuyer durant ces vacances. Pas la moindre allusion à Stacia ni à Craig dans ses projets. Seule la magie l'intéresse.

Je me concentre sur ses pensées. Je soupçonnais une simple attirance pour Jude, or il n'en est rien. Elle en a plus qu'assez d'évoluer dans l'ombre de Stacia. Elle attend le moment où elle pourra enfin inverser les rôles.

Soudain, elle tourne la tête et me nargue par-dessus son épaule. Elle a senti mon regard, et me défie de lui mettre des bâtons dans les roues.

Stacia lui donne un coup de coude en murmurant le mot « hystérique ».

Je feins l'indifférence. Stacia rejette ses cheveux en arrière et se penche vers moi.

- Où est Damen ? Ta potion magique ne fait plus effet ? Il a compris que tu n'étais qu'une sorcière ?

Je me cale sur ma chaise, parfaitement détendue, les yeux rivés aux siens. Elle tressaille et se retourne vers le tableau. Elle qui me prend pour une sorcière, si elle savait que son fidèle caniche est en train de fomenter un coup d'État magique !

Honor, elle, soutient mon regard avec une détermination proprement inédite. Je détourne les yeux. Après tout, c'est leur affaire. Il s'agit de leur amitié, je n'ai rien à voir là-dedans.

Je réactive mon bouclier et gribouille machinalement un champ de tulipes sur une page de mon cahier.

À mon arrivée devant la salle d'histoire, je surprends Roman en train de bavarder avec un inconnu. Tous deux s'interrompent et me dévisagent en silence.

Je tends la main vers la poignée de la porte, quand Roman me barre le passage. Il s'amuse de me voir reculer quand ma main lui frôle la hanche.

Il fait un signe de tête à son ami.

-

Vous vous connaissez ?

Son petit cinéma ne m'intéresse pas. Tout ce que je veux, c'est tenir ma promesse envers M. Munoz et en finir avec cette année de malheur. Si je dois mettre Roman au tapis pour y arriver, tant pis pour lui.

Il claque la langue.

-

Oh, ce n'est pas très gentil, Ever. On ne t'a donc pas appris les bonnes manières ? Enfin, je ne voudrais surtout pas te forcer la main, tu me connais. Un autre jour, peut-être ?

Du regard, il intime à son ami de le suivre.

J'ouvre la porte, quand je me rends compte que son compagnon ne possède pas d'aura, il n'a pas la moindre imperfection physique, et a probablement un Ouroboros tatoué quelque part. Est-ce l'un des orphelins florentins, ou une nouvelle recrue ?

-

À quoi joues-tu, Roman ? Son sourire sardónique s'élargit.

-

Tu le sauras bientôt, dès que tu auras résolu l'énigme. Il n'y a pas le feu. En attendant, va donc réviser ton histoire. Cela te fera le plus grand bien.

quarante-deux

J'ai proposé à Sabine d'inviter M. Munoz à notre fête, mais elle a su déceler mon manque d'enthousiasme. Ils ont donc décidé de passer la soirée en amoureux.

J'ai transformé la maison en temple italien version Laguna Beach : des ballons verts, blancs et rouges au plafond, des assiettes d'antipasti en tout genre, et une tour de Pise en pizza. J'ai même accroché aux murs des copies de tableaux célèbres : Le Printemps et La Naissance de Vénus de Botticelli, La Vénus d'Urbino du Titien, le Tondo Doni de Michel-Ange, ainsi qu'une réplique grandeur nature de son David au bord de la piscine. Cela me rappelle la soirée de Halloween, quand Riley et moi avions décoré la maison — Damen m'avait embrassée pour la première fois, j'avais rencontré Drina et Ava, et mon existence en avait été bouleversée.

Je vérifie que tout est en place et m'assois en position du lotus sur le canapé du salon.

Je ferme les yeux et tâche d'accélérer mes vibrations, ainsi que Jude me l'a appris.

Riley me manque tellement que j'ai décidé de m'entraîner chaque jour jusqu'à ce qu'elle se montre.

Je vide mon esprit pour mieux m'ouvrir au monde. Je m'attends à ressentir quelque chose, un courant d'air, un murmure, un signe. Quelques vieux fantômes rancis essaient de s'inviter, mais pas trace de ma chipie de petite sœur.

J'ai bien envie d'abandonner. Subitement, une forme indistincte scintille devant moi.

Je me concentre de toutes mes forces, quand des voix haut perchées me font sursauter.

-

Qu'est-ce que tu fabriques ?

J'ouvre les yeux et saute sur mes pieds. Si elles sont là, c'est que Damen a dû les déposer. J'ai peut-être une chance de le rattraper.

Romy m'arrête dans mon élan.

-

Ne te fatigue pas, ma vieille, Damen n'est pas là. Nous avons pris le bus.

Je reprends mon souffle et mes esprits.

-

Ah ? Bon. Comment ça va ?

Sont-elles venues pour la soirée ? Haven les aurait-elle invitées ?

Les jumelles échangent un regard.

-

Nous devons te parler.

J'espère qu'elles vont me dire que Damen est horriblement malheureux, qu'il regrette sa décision stupide et ne peut pas vivre sans moi.

Rayne s'éclaircit la gorge.

-

C'est à propos de Roman. Nous pensons qu'il est en train de fabriquer d'autres immortels, comme toi.

Romy se croit obligée de tempérer le mépris affiché de sa sœur.

-

Enfin, pas exactement comme toi. Toi, tu es gentille, alors qu'eux sont méchants et vicieux.

Rayne approuve d'un petit signe de tête.

-

Damen est au courant ?

Damen... J'ai envie de dire et redire son nom, de le hurler sur les toits.

-

Oui, seulement il refuse d'agir sous prétexte que, tant qu'ils ne font rien de mal, il n'a pas à s'en mêler.

-

Et vous croyez qu'ils font quelque chose de mal ?

Elles échangent un nouveau regard complice.

-

Nous ne sommes pas sûres. Rayne commence à retrouver son sixième sens et j'ai eu quelques visions fugitives, mais nos progrès sont lents. On s'est dit que nous pourrions jeter un coup d'œil au Livre des Ombres. Il pourrait peut-être nous aider.

Je reste méfiante. Les manigances de Roman et de sa cour les inquiètent-elles vraiment, ou est-ce un prétexte pour consulter le livre à l'insu de Damen ? Non, il y a du vrai. J'ai vu trois nouveaux immortels graviter autour de Roman. Ce simple fait suggère qu'ils sont dangereux, même si nous n'avons aucune certitude.

Je ne veux pas avoir l'air de céder trop facilement.

-

Damen est d'accord ?

Nos regards s'affrontent. Nous savons toutes les trois qu'il s'y opposerait, s'il le savait.

-

Nous avons besoin d'aide, insiste Rayne. Damen est trop lent, trop prudent. À

ce rythme, nous fêterons nos trente ans avant d'avoir retrouvé nos pouvoirs. Je ne sais pas pour qui c'est le plus frustrant : pour nous ou pour toi.

Je me garde bien de la contredire.

-

Nous avons besoin de quelque chose de magique, qui marche vraiment et vite.

Donc, nous avons pensé à toi et au livre.

Je leur jette un bref coup d'œil, puis consulte ma montre. Mes invités n'arriveront pas avant quelques heures. J'ai largement le temps de faire un saut à la librairie.

Rayne m'encourage.

-

Va, cours, vole, fais comme tu veux. Nous t'attendons ici.

J'ai bien envie de courir. C'est un des rares moments où je me sens invincible, prête à affronter tous les problèmes. Le hic est qu'il fait encore jour, aussi je prends ma voiture. En arrivant, je trouve Jude occupé à verrouiller la porte d'entrée.

-

Ever ? Et ta soirée ?

-

J'ai oublié quelque chose. J'en ai pour deux secondes. Ne m'attends pas, je fermerai.

Il flaire le mensonge, mais m'ouvre obligeamment la porte sans protester. Je fonce au bureau, Jude sur mes talons, et tire Le Livre des Ombres de sa cachette.

-

Tu ne devineras jamais qui est passé cet après-midi.

Je fourre le livre dans mon sac sans vraiment écouter.

-

Ava.

Je le regarde, interdite.

-

Non ! Que voulait-elle ?

-

Retrouver son travail, je suppose. Elle exerce en free-lance, regrette la stabilité de la boutique. Elle a eu l'air surprise d'apprendre que je t'avais embauchée à sa place.

-

Tu le lui as dit ?

-

Euh... oui. Puisque vous êtes amies, je croyais que...

-

Et qu'a-t-elle fait ? Qu'est-ce qu'elle a dit ? Raconte !

-

Il n'y a pas grand-chose à dire. Elle a eu l'air étonnée, sans plus.

-

De ma présence - ou du fait que tu m'as embauchée ?

-

Comment veux-tu que je le sache ?

-

Elle t'a parlé de Damen ? De Roman ? Ou de moi ? Fais un effort, s'il te plaît !

Jude tourne les talons.

- Je n'ai rien d'autre à dire, désolé. Elle n'est pas restée longtemps. Allez, viens, si tu ne veux pas être en retard à ta fête.

quarante-trois

Jude propose de m'accompagner pour m'aider aux préparatifs. De crainte qu'il ne découvre que je suis venue prendre Le Livre des Ombres, j'invente un prétexte et l'envoie acheter des gobelets verts, blancs et rouges avant de foncer à la maison remettre le précieux grimoire aux jumelles.

Deux paires de mains avides se tendent vers moi comme des poussins affamés, mais je tiens le livre hors de portée.

-

Quelques règles de base. Je ne peux pas vous le donner, car il ne m'appartient pas. Et vous ne pouvez pas non plus le rapporter chez Damen, il en ferait une jaunisse. Donc, la seule solution, c'est que vous veniez le consulter ici.

Je lis la déception sur leur visage, mais elles n'ont pas le loisir de faire la fine bouche.

-

Tu as réussi à le déchiffrer ? demande Romy.

-

J'ai essayé. Le résultat n'est pas très concluant. On dirait un journal intime.

Rayne ricane dans sa barbe.

-

Il faut creuser un peu, lire entre les lignes, m'explique Romy. Tu n'as fait qu'effleurer la surface. Non seulement le livre est rédigé en langue magique, mais les mots eux-mêmes forment un code.

-

Un code dans le code protégé par un sort, renchérit Rayne. Jude ne t'a rien dit ?

Non, Jude ne m'a pas prévenue. L'ignore-t-il ou bien... ?

Romy me fauche le livre et se rue dans l'escalier, Rayne à ses trousses.

-

Viens, nous allons te montrer.

Au salon, nous nous asseyons en cercle en nous tenant les mains, le temps de réciter l'incantation qui va desceller le livre. Le mot de passe, en quelque sorte. Nous répétons trois fois la formule suivante :

Révèle-nous, livre unique,

Ton contenu magique.

Accorde-nous de voir

Tes sorts et tes pouvoirs.

Je pose la main à plat sur la couverture de cuir élimée. Le livre s'ouvre de lui-même, les pages tourbillonnent, puis s'immobilisent. Je n'en crois pas mes yeux. Les runes illisibles sont devenues une recette claire et simple !

Abandonnant les jumelles toujours absorbées dans leur lecture, je me précipite dans ma chambre. Je sais exactement quoi faire.

J'ouvre mon placard et m'empare de la boîte reléguée sur l'étagère du haut. Elle renferme les cristaux, bougies, herbes et essences que j'ai utilisés pour fabriquer mes élixirs avant la Lune bleue. Seuls manquent un cône d'encens au bois de santal et un athamé - un poignard rituel à double tranchant, au manche incrusté de pierreries.

Je les matérialise et place le tout sur mon bureau. Après quoi, j'ôte mon talisman et le range dans la commode, à

côté de la pochette argentée que Sabine m'a offerte à l'automne. La robe que je compte porter ce soir est trop décolletée pour dissimuler les pierres. D'autant que je n'en aurai plus besoin après le rituel.

Je n'aurai plus besoin de rien.

Je me déshabille et fais couler un bain. D'après le livre, cette première étape est primordiale pour purifier le corps et détendre l'esprit, le débarrasser de l'énergie négative. C'est surtout un temps de méditation sur l'objectif envisagé, le moment de visualiser le résultat à atteindre.

J'ajoute une pincée de sauge et d'armoise, et entre dans la baignoire. Je tiens dans le creux de la main un cristal qui aide à la concentration. Je ferme les yeux et murmure : Lave et purifie mon âme et mon corps,

Libère mon esprit, réveille mes pouvoirs,

Aiguise la magie qui fuse en moi ce soir,

Et assure-moi ainsi du succès de mon sort.

En même temps, j'imagine la scène : bourrelé de remords, Roman m'implore de lui pardonner sa conduite et me tend l'antidote qui rachètera ses méfaits.

Je me repasse ce petit film jusqu'à en avoir la peau toute fripée. Je sors du bain et enfile un peignoir de satin blanc que je ne porte jamais et qui sera parfait pour l'occasion.

Sur mon bureau, j'allume l'encens et passe la lame trois fois au-dessus de la fumée.

J'en appelle à l'Air :

Souffle et chasse les ombres

Qui voilent cet athamé,

Révèles-en la lumière.

J'en appelle au Feu :

Brûle les impuretés

Et sublime le métal

De cette lame sacrée.

Je conjure aussi l'Eau et la Terre, puis jette une pincée de sel sur la lame afin de la placer sous la protection des plus hautes puissances magiques.

Avec le reste du sel, je dessine sur le sol un cercle pareil à celui que Rayne avait tracé autour de Damen, dans la chambre bleue d'Ava. Puis j'en fais trois fois le tour, l'encens à la main.

Ce cercle que j'entoure,

Que la magie le parcoure.

J'implore ta bienveillance

Et sollicite ta puissance.

J'entre dans le cercle, allume les bougies et m'enduis les mains d'huile. J'invoque à nouveau la force des éléments, puis crée un fin cordon de soie blanche et matérialise Roman, grandeur nature.

Où que tu ailles, mon sort te suivra,

Où que tu te caches, il te retrouvera.

Par ce lien, tes actions se soumettent aux miennes.

Par mon sang, tes pensées deviennent miennes.

Je brandis l'athamé et effleure ma ligne de vie de la pointe de la lame. Une violente bourrasque s'engouffre dans le cercle. Le tonnerre gronde au-dessus de ma tête. Le cordon de soie blanc absorbe chaque goutte de mon sang. Une fois qu'il en est imbibé, je l'attache au cou de Roman, le somme une nouvelle fois de me révéler ce qu'il sait, et le fais disparaître.

Je me lève en nage, frissonnante, folle de joie. Dans quelques heures, j'aurai mon antidote, et aucun obstacle ne se dressera plus entre Damen et moi.

Le vent retombe. Je me penche pour éteindre les bougies et ramasser les pierres, lorsque les jumelles font irruption dans ma chambre et restent bouche bée devant la scène.

-

Qu'est-ce que tu fabriques ?! s'écrie Rayne.

-

Du calme, les filles. J'ai tout arrangé. Les choses vont rapidement rentrer dans l'ordre.

Je m'apprête à sortir du cercle, quand Rayne hurle :

-

Non!

-

Ne bouge pas, ajoute Romy. Crois-nous sur parole, pour une fois, et fais ce qu'on te dit.

À quoi jouent-elles ? Le sort a fonctionné, je le sais. Je sens son énergie dans mes veines. Roman ne va pas tarder a...

Rayne interrompt mes pensées.

-

Bien joué, Ever. Alors là, bravo. Tu n'as pas remarqué que c'était une nuit sans lune ? Il ne faut jamais pratiquer la magie par une nuit noire ! Jamais, pauvre idiote !

Tu ne te doutes pas de l'ampleur des conséquences ? De la magie noire ! Tu aurais pu le comprendre seule si tu avais les neurones en état de marche !

La réaction de Rayne, sa colère mêlée de terreur me surprend. Je ne vois pas ce que la lune vient faire là-dedans. Le sort a marché. Le reste, c'est du détail. À moins que... ?

-

Sous quels auspices as-tu lancé ton sort ? intervient Romy.

Je me remémore mon incantation.

J'implore ta bienveillance

Et sollicite ta puissance.

J'étais très fière de ma rime, sur le moment. Je la leur répète.

Rayne ferme les yeux.

-

C'est pas vrai !

Romy soupire.

-

Pendant les nuits sans lune, la déesse s'éclipse et la reine des Ténèbres prend sa place. Concrètement, au lieu de faire appel aux pouvoirs de lumière, tu as sollicité l'aide des puissances de l'ombre.

Et je leur ai demandé de me lier à Roman !

-

Y a-t-il un moyen de réparer cette bourde avant qu'il ne soit trop tard ?

-

Il est déjà trop tard. Tu n'as plus qu'à attendre la prochaine lune pour tenter de renverser le sort. Si c'est possible.

-

Mais...

Je commence à mesurer l'énormité de ma bêtise. Damen m'avait informée que les novices se mêlant de magie se laissaient facilement dépasser et entraîner sur la voie obscure...

Rayne rumine sa rage dans son coin.

-

Il n'y a pas grand-chose à faire, dit Romy. Tâche de purifier ton corps et tes outils, brûle ton athamé et croise les doigts pour que tout aille bien. Avec un peu de chance, nous pourrons alors te laisser sortir du cercle sans que s'échappent les vibrations néfastes que tu as générées.

-

Avec un peu de chance ? C'est une plaisanterie ? C'est vraiment si grave ?

Rayne lâche un soupir excédé.

-

Tu n'as pas idée de ce que tu as déclenché, ma pauvre !

quarante-quatre

Miles et Holt sont les premiers à arriver, main dans la main. La décoration laisse Miles bouche bée.

-

Je n'ai même plus besoin d'aller à Florence, on dirait ! Merci, merci, merci !

Il me serre fort dans ses bras avant de reculer d'un pas.

-

Oh pardon ! Tu n'aimes pas qu'on te touche, j'avais oublié !

Je lui rends son étreinte.

-

Ne t'inquiète pas !

Je suis heureuse, et je n'ai pas l'intention de laisser le pessimisme des jumelles me gâcher la soirée.

Elles sont restées plantées devant moi avec des mines d'enterrement pendant que j'effectuais une méditation d'ancrage et de protection. Je les soupçonne d'en rajouter un peu dans le mélodrame. Après la première montée d'énergie à l'issue du rituel, tout est redevenu normal. Je ne ressentais même plus le besoin de méditer, mais j'ai obéi pour les calmer un peu.

Je reste persuadée que leur réaction était démesurée. Je suis immortelle, dotée d'une force et de pouvoirs qu'elles ne conçoivent même pas. Il est peut-être dangereux pour elles de jeter un sort par une nuit sans lune, mais je doute que cela m'affecte le moins du monde.

J'ai à peine le temps de servir un verre à Miles et Holt que la sonnette se met à tinter sans interruption. L'équipe de Hairspray au grand complet envahit le salon, et je ne sais plus où donner de la tête.

Miles me donne une bourrade dans les côtes en désignant Jude qui se sert un verre de punch sans alcool.

-

On dirait qu'il n'est pas venu avec Haven, finalement. C'est bon à savoir.

Là-dessus, il s'éloigne avec un clin d'œil.

Jude s'approche tout sourire.

-

Magnifique, cette soirée ! J'ai bien envie de partir en Italie, moi aussi !

J'approuve distraitement. Je me demande s'il me trouve changée — une énergie nouvelle, un pouvoir accru ? Il se borne à lever son verre avec insouciance.

-

Paris ! J'ai toujours rêvé de visiter Paris. Londres et Amsterdam aussi. Toutes les grandes capitales européennes, en fait.

J'avale de travers. Les villes de notre passé commun ! En conserve-t-il un vague souvenir quelque part dans son inconscient ?

Je toussote avec embarras.

-

Vraiment ? C'est drôle, je te voyais plutôt en barou-deur écolo, écumant les mers du Sud en quête de la vague parfaite !

Il rit.

-

Pourquoi pas ? Tiens, regarde qui arrive !

Je me retourne pour voir entrer Haven. On dirait une petite souris, coincée entre Roman, l'extravagante beauté brune que j'ai aperçue l'autre jour à la boutique où elle travaille, et le garçon qui discutait avec Roman devant la salle d'histoire, ce matin.

Trois immortels magnifiques, sans aura ni scrupule. Dire que Haven les a invités chez moi !

Je me concentre sur Roman, tout en cherchant instinctivement mon talisman, me rappelant finalement que j'ai choisi de ne pas le porter ce soir. Pas de panique, je n'en ai plus besoin. Je contrôle la situation. Si Roman est ici, c'est parce que je l'ai décidé.

Haven sourit.

-

J'ai pensé que deux personnes de plus ne feraient pas grande différence, pas vrai ?

Elle a changé. Adieu la frange bleue. Une mèche blond platine épouse la courbe de sa joue et offre un étonnant contraste avec le brun de ses cheveux. Fini aussi la phase «

emo » noir sur noir. Elle porte une robe vintage - un vintage postapocalyptique, en cuir et dentelle. Il me suffit d'un coup d'œil à sa nouvelle amie pour reconnaître l'influence de ce nouveau look.

La mystérieuse beauté brune me tend la main.

-

Bonsoir, je m'appelle Misa.

Je détecte une trace d'accent indéfinissable dans sa voix. Je lui serre la main. Un choc glacial me court dans les veines à son contact. C'est bien une immortelle. Quant à savoir s'il s'agit de l'une des rescapés de l'orphelinat ou si son immortalité est plus récente, mystère !

-

Et tu connais Roman, bien sûr.

Haven esquisse un petit geste de la main, et je remarque que leurs doigts sont entrelacés. Je ne réagis pas. D'ailleurs, cette découverte me laisse froide.

Dans quelques minutes, Roman va se plier à mes exigences et me remettre l'antidote.

C'est l'unique raison de sa présence. Haven indique l'autre immortel d'un léger signe de tête.

Je te présente Rafe.

Voilà donc le petit groupe dont parlaient Romy et Rayne. Il ne manque que Marco, le propriétaire de la Jaguar. Quelles que soient leurs intentions, le simple fait qu'ils accompagnent Roman justifie l'inquiétude des jumelles.

Haven entraîne Misa et Rafe au salon pour les présenter à Miles et aux autres, tandis que Roman se campe devant moi. Son regard se pose sur ma robe bleue, mon décolleté — là où mon amulette devrait se trouver.

J'avais presque oublié à quel point tu es ravissante, quand tu t'en donnes la peine. Ce doit être pour ton nouveau chevalier servant. Au fait, où est Damen ? Lui aurais-tu donné un baiser empoisonné, comme dans les mauvais contes de fées ?

Il n'a pas changé — pas le moins du monde. L'accoutrement du parfait surfeur avec ses cheveux artistement décoiffés, ses yeux trop bleus, son regard lubrique. Pourtant nous savons l'un et l'autre que rien n'est plus pareil. Son petit manège n'est qu'une tentative pathétique pour sauver la face avant de me donner ce que je veux.

Il jette un coup d'œil vers le saladier de punch.

Tu comptes m'offrir un verre, ou faut-il que je me serve tout seul ?

Tu n'aimeras pas. Ce n'est pas ton cocktail préféré, si je me rappelle bien.

Il sort une bouteille de sa sacoche.

Quelle mémoire, ma chère ! Tu veux goûter, Jude ? Ça change la vie...

littéralement.

Jude semble hypnotisé par le liquide rouge qui miroite devant lui.

Sur ces entrefaites, les jumelles dévalent les escaliers et stoppent net en voyant Roman, qui les gratifie d'un grand sourire.

-

Tiens donc ! Les pensionnaires venues d'un autre siècle ! J'adore votre nouveau look, surtout le tien, ma mini-punkette.

Rayne esquisse une grimace de dégoût et tire sur le bas de sa robe.

J'interviens :

-

Remontez là-haut, je...

Je m'apprête à leur dire que je les rejoins dans une minute, quand Jude me devance.

-

Je peux les raccompagner, si tu veux.

Je n'aime pas l'idée d'envoyer Jude chez Damen, qui risque de ne pas apprécier son intrusion. Mais je n'ai pas le choix. Tant que Roman est là, je ne peux pas partir.

Rayne me tire par la manche, alors que je les raccompagne à la porte.

-

Je ne sais pas ce que tu as fait, mais je sens que quelque chose de terrible se trame. Un grand chambardement s'annonce, et cette fois, tu as intérêt à y regarder deux fois avant d'agir.

quarante-cinq

Au retour de Jude, Roman monopolise le Jacuzzi. Il s'amuse à faire des vagues, histoire d'attirer l'attention sur son corps bronzé d'athlète. Il invite tout le monde à le rejoindre, mais je me borne à observer la scène en spectatrice muette. Jude vient s'asseoir à côté de moi.

-

Tu n'appartiens pas au fan-club ?

Je réprime une grimace, sans quitter des yeux Haven qui s'accroche aux épaules de Roman, l'aura en feu d'artifice. Elle ne se doute pas qu'il n'est pas là pour elle. C'est à moi qu'il est lié désormais.

-

Tu t'inquiètes pour ton amie, ou pour autre chose ?

Je joue avec le bracelet en argent orné de cristaux que Damen m'avait offert à l'hippodrome. Pourquoi ne se passe-t-il rien ? Si le sort a fonctionné - et j'en suis certaine - comment se fait-il que Roman ne m'ait pas encore remis l'antidote ?

Je me tourne vers Jude.

Les jumelles sont arrivées à bon port ?

Oui. Damen avait peut-être raison de croire que ce livre est trop puissant pour elles.

Je croise les doigts mentalement pour que Damen ne sache jamais que j'ai saboté son apprentissage.

Jude déchiffre mon silence tendu.

-

Ne t'inquiète pas, je me suis bien gardé de le lui dire.

je soupire de soulagement.

-

Damen ? Tu l'as vu ?

Son nom résonne dans ma tête. Qu'a-t-il bien pu ressentir en découvrant sur le pas de sa porte son rival de quatre siècles, flanqué de Romy et de Rayne ?

-

Il n'était pas là. Les petites étaient si agitées que j'ai préféré l'attendre avec elles. Quelle maison il a, je n'en reviens pas !

Je me demande si Damen a recréé sa pièce aux souvenirs, et si les jumelles l'ont fait visiter à Jude.

-

Évidemment, il était un peu surpris de me trouver devant la télévision dans son salon. Je lui ai expliqué la raison de ma présence, et il ne l'a pas mal pris.

-

« Pas mal pris » ?

Jude pose sur moi son regard franc et ouvert, tel celui d'un amant.

Je baisse les yeux.

-

Que lui as-tu dit exactement ?

Jude se penche vers moi et me glisse dans le creux de l'oreille :

-

J'ai un peu travesti la vérité. Je lui ai raconté avoir aperçu les jumelles à l'arrêt du bus et décidé de les raccompagner. C'était bien trouvé, non ?

Je reporte mon attention vers le Jacuzzi. Roman juche Haven sur ses épaules, Holt prend Miles sur les siennes, et une joyeuse bataille commence. En surface, du moins.

Une fraction de seconde, je croise le regard de Roman où s'allume une lueur narquoise, comme s'il savait ce que j'ai manigancé. Puis plus rien. Le jeu reprend, et je me demande si je n'ai pas rêvé.

Je n'ose pas regarder Jude. - Génial. Merci.

J'ai bien peur que ce ne soit tout le contraire - et par ma faute, en plus.

quarante-six

Après trois tentatives infructueuses, Miles abandonne l'idée de me faire barboter dans le Jacuzzi avec le reste de la troupe et émerge de l'eau.

Bon, alors ? C'est quoi, le problème ? Tu l'as, ton maillot de bain, je vois les bretelles !

Hilare, il m'extirpe de ma chaise longue et me serre fort contre son torse ruisselant.

Ever, est-ce que je t'ai déjà dit à quel point je t'aime ? Tu le sais, pas vrai ?

J'essaie de me dégager gentiment. Holt m'adresse une petite grimace et tente de convaincre Miles d'arrêter de me dégouliner dessus.

Miles ne s'en laisse pas conter. Il est bien décidé à dire ce qu'il a sur le cœur. Même s'il vacille et a du mal à tenir debout.

Je suis très sérieux, Ever. Avant ton arrivée, j'étais seul avec Haven. Et maintenant que tu es là, nous ne sommes plus seuls, tu vois ce que je veux dire ?

J'échange un regard avec Holt en essayant de réprimer un fou rire.

Oh, comme c'est gentil, Miles !

Holt le soutient sous un bras, et moi sous l'autre. Direction la cuisine, pour un café bien corsé.

Nous installons Miles sur un tabouret au moment où Haven surgit avec son escorte immortelle.

Ils sont tous rhabillés, leur serviette humide à la main.

Vous partez déjà ?

Oui. Misa et Rafe travaillent tôt demain, et Roman et moi avons un rendez-vous.

J'observe Roman.

Ce n'est pas normal ! Il s'en va sans m'avoir remis l'antidote ! Il ne m'a même pas présenté ses excuses comme je l'avais visualisé ! Comment peut-il partir contre ma volonté ? Il est censé m'obéir !

Je les raccompagne à la porte, le cœur battant. Quelque chose ne tourne pas rond. J'ai suivi à la lettre les instructions du livre, et pourtant j'ai le sentiment affreux qu'un grain de sable s'est glissé dans l'engrenage. Rien dans la démarche, le regard ou le sourire de Roman n'indique que la déesse ou la reine des Ténèbres aient exaucé mes vœux. Au contraire.

Où allez-vous ?

Haven lève un sourcil, un petit sourire amusé aux lèvres. Roman passe un bras autour de ses épaules.

Soirée privée. Tu es invitée, si tu veux. N'hésite pas à nous rejoindre, quand ta petite fête sera finie.

Je soutiens brièvement son regard, avant de me concentrer sur Haven pour voir ce qui se passe dans sa tête. Je me heurte à une barrière, comme si l'on avait érigé un mur de brique entre nous.

Roman ouvre la porte.

Tout va bien, Ever ? Tu n'as pas l'air dans ton assiette.

L'arrivée de Jude me dispense de répondre.

-

Quelqu'un a vomi sur le tapis ! clame-t-il.

Le temps de tourner la tête, ils sont déjà dans l'allée.

-

Désolé de te faire faux bond, Ever, me lance Roman. La nuit vient à peine de commencer. On se retrouvera un peu plus tard, qui sait ?

quarante-sept

Je pensais que le coupable était Miles. Eh bien non, je le découvre parfaitement sobre, aidant à réparer les dégâts avec le sourire.

-

C'est de la technique d'acteur, pas vrai ? Viva Firenze ! s'époumone-t-il, le poing dressé.

Je lui tends une serpillière propre. J'ai un peu honte de le laisser s'échiner ainsi, alors qu'il me suffirait de matérialiser un nouveau tapis une fois les invités partis.

-

Tu n'avais rien bu, c'est vrai ?

-

Rien du tout ! C'est ça, le génie : tout le monde a cru que j'étais saoul comme un cochon !

-

Je n'irais pas jusque-là. Un peu pompette, disons !

Jude arrive avec une bassine pour récupérer la serpillière.

-

Tu la mets dans la machine ?

-

Non, voyons, directement à la poubelle ! Miles, sais-tu qui a apporté de l'alcool

?

-

Ce que tu es naïve, ma pauvre Ever ! Désolé de ruiner tes illusions, mais quand tu invites des amis chez toi, ça s'appelle une fête. Et dans une fête, il y a toujours de l'alcool, que tu le veuilles ou non ! Beurk, ce tapis est irrécupérable ! Tu ne veux pas le jeter ? On déplace quelques meubles, et le tour est joué. Sabine n'y verra que du feu.

Le tapis est le dernier de mes soucis. Roman s'est montré plus arrogant et menaçant que jamais. Il a accompagné Haven à un mystérieux rendez-vous que je ne parviens pas à deviner. Et quand il a parlé de se retrouver plus tard dans la soirée, qu'a-t-il voulu dire ? Faisait-il allusion au sort qui nous lie, ou à quelque chose de pire ?

Miles va se laver les mains, et je le suis dans la cuisine. Il me presse contre son cœur.

-

Merci pour la soirée, Ever. Je ne sais pas ce qui se passe avec Damen et je ne voudrais surtout pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais j'ai quelque chose à te dire et j'aimerais que tu m'écoutes. D'accord ?

Je hoche la tête, l'esprit ailleurs.

-

Tu as droit au bonheur, Ever. Tu le mérites. Tant mieux si tu es heureuse avec Jude. Tu ne dois surtout pas te sentir coupable.

Il attend une réponse, une réaction, qui ne vient pas.

-

Bon, quand il y en a un qui vomit, c'est que la fête est finie. On va y aller, Holt et moi. Nous nous reverrons avant mon départ, d'accord ?

-

D'accord. Au fait, Miles, Haven t'a-t-elle dit où ils allaient ?

-

Chez une voyante, je crois.

Mon malaise s'amplifie.

-

Tu te rappelles, l'autre jour, quand tu as refusé de l'inscrire avec cette fille, Avalon ? Elle en a parlé à Roman, et il lui a obtenu un rendez-vous avec quelqu'un d'autre.

Je consulte une montre imaginaire.

-

À cette heure-ci ?

-

Apparemment. Allez, salut !

Il monte dans la voiture de Holt. J'hésite à prendre la mienne pour essayer de rattraper Roman et Haven, réassurer qu'elle va bien.

Je m'acharne à capter son énergie. Silence radio. Je renouvelle la tentative, mais suis interrompue par Jude.

-

Miles a raison, tu devrais jeter le tapis. Ça empeste.

J'opine vaguement.

-

Tu sais comment on peut réparer ça ? reprend-il.

-

Avec du marc de café.

Ma mère avait usé de ce procédé le jour où Caramel avait vomi sur la moquette de Riley.

Il me prend le bras et m'entraîne vers la terrasse.

-

Peut-être. Personnellement, je connais un moyen plus radical : établir une bonne distance entre le tapis et nous. C'est vrai ! Tu t'es donné un mal fou pour tout organiser, décorer, et tu as passé la soirée seule dans ton coin.

-

Ce n'était pas vraiment la mienne. C'était celle de Miles.

Son sourire apaise mes nerfs à fleur de peau.

-

Et alors ? Il n'est pas interdit d'en profiter, non ? Et puis, tu as l'air un peu stressée depuis quelque temps. Tu connais le remède imparable contre le stress ? Les bulles.

-

Les bulles ?

Il pointe le doigt vers le Jacuzzi avec un clin d'œil complice, puis va chercher deux serviettes propres qu'il pose près du bord.

L'eau bouillonne doucement, comme un appel. Au fond, je n'ai rien à perdre. Au contraire, j'ai besoin de m'éclaircir les idées si je veux trouver une solution de repli.

Je tourne le dos à Jude pour ôter ma robe. Pudeur excessive, puisqu'il va me voir en bikini dans quelques secondes, mais je n'ose me déshabiller devant lui.

Cela me rappellerait trop la jeune fille rousse du tableau.

Jude s'approche de l'eau et y trempe l'orteil. Ses yeux s'écarquillent et j'éclate de rire.

-

Tu es sûr de vouloir y aller ?

Je croise les bras devant moi comme si j'avais froid - pour me dissimuler à son regard, en réalité. Comment ne pas remarquer que l'aura de Jude lance des étincelles à mon approche ?

-

Sûr et certain.

Je m'immerge à mon tour dans l'eau chaude. Je me laisse glisser jusqu'aux épaules.

Ce bain de bulles est probablement la meilleure décision que j'aie prise depuis très longtemps. Je ferme les yeux et pose la tête contre le bord.

-

Tu me laisses une petite place ? demande Jude.

Paupières mi-closes, je le regarde retirer son tee-shirt, sortir in extremis son téléphone de sa poche et le poser sur une serviette. Après quoi, il entre dans le bain et s'assoit à côté de moi en riant. Je ne vois plus que ses fossettes, et ces yeux incroyables, couleur aigue-marine, que je connais depuis si longtemps.

Il s'étire, renverse la tête et pose les coudes sur le rebord, derrière lui.

-

C'est la belle vie ! Tu en profîtes tous les jours, j'espère, à moins qu'on ne doive te forcer à y entrer ?

-

Parce que tu m'as forcée, peut-être ?

-

J'ai quand même dû employer la persuasion ! Je ne sais pas si on te l'a déjà dit, mais tu es un peu trop sérieuse, quelquefois. Non pas que ce soit un défaut, au contraire...

Impossible de détourner la tête, son regard m'envoûte littéralement. Je suis lasse de résister à cette attirance. Je ferme les yeux. Juste un baiser. Le baiser de Jude... de Bastiaan. Pour en avoir le cœur net. Savoir si les craintes de Damen sont justifiées ou non.

La main de Jude se pose sur mon genou, m'insufflant son énergie sereine, apaisante, tandis qu'il approche son visage tout près du mien.

La sonnerie du téléphone brise le charme.

-

Je dois répondre, tu crois ?

-

À toi de décider. C'est mon jour de repos.

Il se met debout, attrape une serviette et son portable. J'admire ses épaules carrées, son dos aux muscles bien dessinés. Quelque chose retient mon attention, à moitié caché par son short. On dirait un petit cercle noir...

Jude pivote sur ses talons, le téléphone à la main, sourcils froncés.

-

Allô ? Qui est-ce ?

Il me sourit, mais je sais ce que j'ai vu.

Un petit serpent qui se mord la queue.

L'Ouroboros.

Le symbole mystique, emblème de Roman et de sa bande d'immortels hors-la-loi.

Tatoué au bas du dos de Jude.

Je cherche mon talisman à tâtons. Mes doigts ne rencontrent que ma peau nue...

Serait-ce encore une ruse de Roman ? La raison pour laquelle mon sort n'a pas fonctionné ?

Jude me regarde, l'air surpris.

-

Ever ? Oui, elle est là... d'accord.

Il me tend son téléphone, mais je sors de l'eau à toute vitesse sous ses yeux éberlués.

J'enfile ma robe, qui me colle à la peau mais je m'en moque. J'essaie vainement de déterminer lequel des sept chakras pourrait être le point faible de Jude.

Il sort du Jacuzzi à son tour et me présente son portable.

-

C'est pour toi.

-

Qui est-ce ?

Il me jette un regard inquiet.

-

Ava. Elle dit que c'est très urgent. Tu es sûre que ça va, Ever ?

Non, ça ne va pas du tout.

Je recule d'un pas et tente de percer son aura pour lire dans son esprit. Je me heurte au barrage qu'il a édifié.

-

Comment connaît-elle ton numéro ?

-

Elle travaillait pour moi, je te rappelle. Tu peux me dire ce qui se passe, Ever ?

J'essaie de calmer mon cœur en furie, me répétant que je suis capable de me défendre le cas échéant.

-

Pose le téléphone ici, dis-je en désignant une chaise longue.

-

Quoi ?

-

Pose ce fichu téléphone ! Maintenant, écarte-toi. Tu n'as pas intérêt à approcher, compris ?

Il obtempère à contrecœur.

Je ramasse le portable sans quitter Jude des yeux.

-

Ava ?

-

Ever ? Écoute, il n'y a pas une minute à perdre. Il est arrivé quelque chose de terrible à Haven - elle est au plus mal. Viens vite chez Roman. Nous risquons de la perdre.

-

Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?

-

Ne discute pas et viens ! Tout de suite !

-

Appelle une ambulance ! Ava !

J'entends des bruits étouffés, puis la voix mielleuse de Roman.

-

Non, ma beauté. Ni ambulance ni police. Il faut jouer le jeu et venir en personne. Ta petite camarade voulait qu'on lui prédise l'avenir et malheureusement, pournl'instant, il n'est pas brillant. Sa vie ne tient qu'à un fil, Ever. À un fil, tu as entendu? Alors décide-toi. Tu as intérêt à te presser. Il est temps de résoudre l'énigme.

Je lâche le téléphone et fonce vers le portail. Dans mon dos, Jude me crie de lui expliquer. Quand il commet l'erreur de poser la main sur mon épaule, je lui colle une gifle qui l'envoie valser au bord du Jacuzzi.

- Prends tes affaires et débarrasse le plancher ! Je ne veux plus jamais te revoir !

Je m'élance dans la rue à un train d'enfer. Pourvu qu'il ne soit pas trop tard !

quarante-huit

Je cours à fond de train. Mes muscles me propulsent d'instinct, comme une machine bien huilée. Je parviens chez Roman quelques secondes plus tard.

Des secondes qui me paraissent des heures.

Et je tombe nez à nez avec lui.

Damen.

Arrivé au même moment.

Le temps s'est arrêté. Il est là, devant moi, plus resplendissant que jamais dans la clarté des lampadaires. Il murmure mon nom avec une ferveur analogue à la mienne, me rassurant sur ses sentiments.

Mon émotion bouillonne, déborde. J'ai tant de choses à lui dire. Je me blottis dans ses bras qui m'enlacent étroitement. Je voudrais me fondre en lui, ne plus le laisser repartir. Sa main dans mon dos réchauffe chaque parcelle de mon corps.

Roman ouvre la porte.

- Ah, vous voilà ! Il était temps !

Damen se rue sur Roman et le plaque contre le mur. Je me précipite dans le salon pour trouver Haven étendue sur le canapé, le teint cireux, respirant à peine. Ava est à genoux à côté d'elle.

-

Je sais que tu es de mèche avec Roman. Qu'as-tu fait à Haven ?

Je suis prête à lui décocher un coup bien senti dans son chakra racine, celui qui commande à la vanité et la cupidité. Damen a peut-être déjà éliminé Roman — je n'éprouverais aucune pitié si c'était le cas.

Je me penche sur mon amie et lui saisis le poignet pour sentir son pouls.

Le visage blême auréolé de ses cheveux auburn en bataille, Ava m'implore de ses grands yeux bruns - son regard me rappelle quelque chose, mais quoi ? Je n'ai pas le temps de creuser la question.

-

Je n'y suis pour rien, Ever, je t'assure. C'est la vérité, même si tu ne me crois pas.

-

Tu as raison, je ne te crois pas.

Sous mes doigts, la peau de Haven est glacée. Son aura s'estompe à mesure que sa vie s'éteint. Elle a l'air paisible, détachée, inconsciente du fait qu'elle va bientôt quitter ce monde, à moins que je ne puisse inverser la situation.

-

Ce n'est pas ce que tu crois, Ever ! On m'a demandé de tirer les cartes ce soir, et quand je suis arrivée, elle était déjà dans cet état.

-

Arrête de mentir ! Tu savais très bien que ton cher ami Roman avait besoin de tes services !

-

Non ! J'ai essayé de la ranimer, mais...

-

Mais quoi ? Pourquoi as-tu appelé Jude et pas une ambulance ?

Je cherche mon sac, mon portable : je suis venue les mains vides. Je crée un téléphone, au moment où Roman entre dans la pièce.

Je cherche désespérément Damen des yeux. En vain. Mon cœur se serre.

Roman éclate d'un grand rire.

-

Il n'est pas aussi rapide que moi ! Il a pris un sacré coup de vieux, le pauvre !

Il escamote mon téléphone.

-

Ne sois pas ridicule, poulette. Tu sais très bien que cela dépasse la médecine.

Ta petite protégée a bu une infusion de belladone - un poison violent, autrefois surnommé « l'implacable ». Tu devines pourquoi ? Toi seule peux la sauver maintenant.

Damen surgit derrière Roman ; il a l'air visiblement nerveux et me lance un regard circonspect. Il tente de me signifier quelque chose, mais la télépathie ne fonctionne plus. Je ne perçois qu'un écho indistinct.

Roman écarte les bras en souriant.

-

L'heure est venue, Ever ! Le moment tant attendu !

Il reprend son sérieux et me toise méchamment.

-

C'est très simple, ma beauté. Même toi, tu devrais pouvoir comprendre l'énigme. Tu te rappelles le jour où tu es venue chez moi marchander le prix à payer ?

Je lis l'effroi, l'incrédulité et le chagrin dans les yeux de Damen, et me hâte de détourner la tête.

Roman porte une main à sa bouche.

-

Oups ! Désolé ! J'avais oublié que c'était notre petit secret ! Tu me pardonneras cette légère indiscrétion — question de vie ou de mort, tu comprends ? Bon, petit résumé des épisodes précédents à l'intention d'Ava et Damen : Ever est venue chez moi dans l'espoir de passer un marché. C'est qu'elle est très impatiente de concrétiser sa relation avec son chéri, comprenez-vous ?

Damen lutte pour garder son sang-froid, tandis que Roman verse de l'élixir dans un verre en cristal.

Je ne bronche pas. Mort ou vif, il gagnera à tous les coups. C'est lui qui fixe les règles du jeu. Impossible de savoir depuis combien de temps il orchestrait cette sinistre mascarade et me manipulait comme un pantin, à mon insu.

Damen abandonne la télépathie.

-

Ever ? Il dit la vérité ?

J'évite son regard.

-

Arrête de tourner autour du pot, Roman. Viens-en au fait ! je hurle.

-

Ever ! Tu es toujours aussi pressée ! C'est ridicule pour quelqu'un qui a l'éternité devant soi. Allez, je suis bon prince. Alors, tu n'as pas ta petite idée, un indice ?

Je considère Haven qui agonise. Je ne vois pas du tout où il veut en venir.

-

Tu te souviens quand tu es venue à la boutique ?

Du coin de l'œil, je vois l'énergie de Damen qui s'agite.

-

Je suis venue pour Haven, pas pour toi. Je t'ai croisé par hasard.

-

Je parle de l'énigme. « Donne aux gens ce qu'ils désirent. » La mémoire te revient ?

Je reste muette.

-

Bon, je répète ma question : à quoi tout le monde aspire-t-il, à ton avis ? Allez, un petit effort. Arrête de te regarder le nombril, pour changer, et ouvre-toi un peu aux autres. C'est aux antipodes de l'élitisme étriqué qui vous est si cher, à Damen et à toi.

Exactement le contraire. Je n'hésite pas à partager mes dons, moi. Avec ceux que j'en estime dignes, en tout cas.

Je commence à comprendre le monstrueux défi qu'il me lance, le prix exorbitant qu'il exige de moi.

-

Non !

Ava et Damen ne disent mot. L'enjeu leur échappe.

-

Non, non et non ! Tu ne m'obligeras pas à faire une chose pareille !

Un lent sourire retrousse ses lèvres, tel le chat dans Alice au pays des merveilles.

-

Loin de moi l'idée de te forcer, Ever. Ce ne serait pas drôle. De même que tu ne peux pas m'obliger à faire tes quatre volontés avec un pauvre sort minable — même en appelant les forces de l'Ombre à la rescousse. Quelle bêtise, Ever ! C'est très mal de jouer avec la magie quand on n'y connaît rien. Si j'avais su en vendant ce livre, il y a des années, qu'il tomberait entre tes mains ! Une minute... Peut-être que je le savais, finalement !

Je reçois ces paroles comme une claque. Jude. Roman a-t-il vraiment vendu Le Livre des Ombres à Jude ? Sont-ils complices depuis le début ?

-

Pourquoi fais-tu cela ?

J'en oublie Ava et Damen. À croire qu'ils n'existent plus. Que Roman et moi sommes seuls au monde.

-

C'est très simple. Toi qui vois l'existence en noir et blanc, en bien ou en mal, qui te crois au-dessus des contingences, voici l'occasion de démontrer que tu ne me ressembles pas. Si tu y parviens, j'exaucerai tes désirs. L'antidote sera à toi, et Damen avec. C'est tout ce qui t'intéresse, n'est-ce pas ? Tant d'efforts pour une lune de miel !

Tu n'as qu'à regarder mourir ton amie, et le tour est joué. « Ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants... » À condition que Damen soit à la hauteur, bien entendu.

-

Non ! Jamais !

-

« Non » quoi ? Sois un peu plus claire, ma douce, le temps presse...

Je m'agenouille près de Haven. Ava secoue tristement la tête. Damen - mon amour éternel, mon âme sœur, que j'ai si souvent déçu — m'implore du regard de renoncer à la folie que je m'apprête à commettre.

-

Si tu hésites trop longtemps, elle mourra. Et si tu la ressuscites, tu t'exposes à quelques complications, je ne te le cache pas. Réfléchis bien. Une petite gorgée d'élixir et hop ! elle se réveille en pleine forme, pour toujours. C'est bien ce que veulent les gens, non ? Jeunesse et beauté éternelles. Santé et vitalité. Pas de vieux os, pas de vieilles peaux - et plus jamais peur de la mort. Un avenir lumineux à perte de vue. Qu'en dis-tu, Ever ? Soit tu restes sur ton piédestal avec tes dons et tes pouvoirs : tu prouves que tu n'es pas comme moi, tu laisses mourir ton amie, et l'antidote te revient. Soit tu la sauves, tu lui offres le ticket gagnant, la beauté et la force dont elle n'aurait jamais osé rêver. Et tu ne seras plus obligée de lui dire adieu. Tu as le choix, mais pas toute la nuit pour te décider.

J'entends Damen derrière moi :

-

Ever, mon amour, écoute-moi. Tu ne peux pas le faire. Tu dois la laisser partir.

Il ne s'agit pas de nous - nous trouverons bien une solution, je te le promets. Tu ne la sauverais pas, de toute façon. Tu connais les risques. Tu as entrevu le pays des Ombres, tu ne peux pas la condamner à subir un tel sort.

Roman éclate de rire.

-

Hou là ! Le pays des Ombres ! Maman, j'ai peur ! Dis-moi, Damen, serais-tu toujours accro à la méditation transcendantale ? Tu veux toujours franchir l'Himalaya en quête du Graal ?

Les arguments, le pour et le contre, se bousculent dans ma tête.

Ava intervient :

-

Ever, Damen a raison.

Je la fusille du regard. Comment ose-t-elle me faire la morale ? Je lui avais confié Damen et elle nous a trahis. Elle l'a abandonné alors qu'il était vulnérable. Le vrai petit soldat de Roman.

-

Écoute, Ever, insiste-t-elle. Je sais que tu ne me fais pas confiance, et je ne t'en veux pas. Je t'expliquerai un jour, je te le promets. En attendant, écoute Damen. Il sait de quoi il parle. Tu ne peux pas sauver ton amie. Tu dois la laisser partir.

-

Rafraîchis-moi la mémoire, Ava : n'est-ce pas toi qui t'es enfuie avec une bouteille d'élixir ? Tu veux me faire gober que tu n'y as pas touché ?

-

Tu n'y es pas du tout, Ever !

Je ne l'écoute plus, les yeux braqués sur Roman, qui agite le liquide rouge dans le verre.

-

Alors, Avalon ? Haven voulait connaître son avenir... Je crois que tu es la mieux placée pour nous le révéler, non ? Dommage que Jude ne soit pas là. Nous aurions pu célébrer dignement l'événement — ou organiser une veillée funèbre. À

propos, que lui est-il arrivé ? Quand je vous ai quittés, vous aviez l'air... euh... très proches.

Je déglutis à grand-peine. La vie de Haven ne tient qu'à un fil. Qu'il est en mon pouvoir de couper ou de...

-

Je ne voudrais pas te presser, mais l'heure de vérité est arrivée. Ne déçois pas cette pauvre Haven. Elle était tellement contente à l'idée de connaître son avenir.

Alors, mort immédiate ou vie éternelle ? À toi de jouer.

Damen pose une main sur mon bras. Entre nos épidermes vibre le voile d'énergie, conséquence d'une autre de mes monumentales erreurs.

-

Ever, je t'en prie, ne fais pas ça. Tu sais que ce ne serait pas juste envers elle.

C'est difficile à accepter, mais tu dois lui dire adieu. Tu n'as pas le choix.

Roman brandit le verre sous mon nez.

-

Bien sûr que tu as le choix ! La question est de savoir jusqu'à quel point tu tiens à tes nobles idéaux - et à ton cher Damen.

-

Ever, réfléchis, tu vas enfreindre les lois de la nature, renchérit Ava.

Je ferme les yeux, incapable de bouger, d'agir, de choisir.

Roman me siffle à l'oreille :

-

Bravo, Ever. Tu as prouvé que tu n'es pas comme moi. Au contraire. Tu es une élitiste pure et dure - et cela te donne le droit de perdre ton pucelage avec ce bon vieux Damen. Bien joué ! Et à quel prix ? Trois fois rien, une vie humaine, celle de ta meilleure amie — pauvre petite âme triste et solitaire qui ne désirait qu'une chose : ce que tu possèdes et refuses de partager. Les félicitations s'imposent, non ?

Agenouillée devant Haven, je sens les larmes ruisseler sur mes joues. Ma pauvre Haven, qui n'a rien fait pour mériter cela et paye très cher le fait de m'avoir eue comme amie. Les voix de Damen et Ava se confondent en une mélopée qui m'assure que j'ai effectué le bon choix, que tout ira bien.

Soudain, je distingue le fil d'argent qui relie le corps et l'âme. J'en avais connaissance, sans l'avoir jamais vu. Il s'étire, s'effiloche, prêt à se rompre — à expédier Haven dans l'Été perpétuel.

Je bondis sur mes pieds, arrache le verre des mains de Roman et donne une gorgée d'élixir à Haven.

C'est à peine si j'entends les cris d'Ava, la voix suppliante de Damen, les applaudissements de Roman, son rire gras.

Rien ne compte plus.

Je n'ai d'yeux que pour Haven. Je ne peux pas la laisser partir - la regarder expirer.

Je m'accroupis, sa tête posée sur mes genoux. Au bout de quelques secondes, ses joues reprennent des couleurs. Elle ouvre les yeux et me découvre penchée sur elle.

Elle se redresse et nous dévisage l'un après l'autre.

-

Qu'est-ce que je... ? Où suis-je ?

Je reste sans voix, incapable de trouver les mots. Voilà ce que Damen a dû ressentir en me ressuscitant. Seulement cette fois, c'est pire. Contrairement à moi, il ne savait rien du pays des Ombres.

Moi, si.

Roman s'approche pour aider Haven à se remettre debout. Il me décoche un clin d'œil appuyé au passage.

-

Eh bien, tu vois, Ever et Damen ont décidé de se joindre à nous. L'avenir s'annonce des plus radieux ! Tu as eu un petit malaise, et Ever t'a donné à boire. Elle pensait qu'un peu de sucre te ferait du bien - et elle n'avait pas tort. S'il te plaît, Ava, tu veux bien nous préparer du thé ? J'ai mis la bouilloire sur le feu.

Ava obéit. Ses yeux cherchent les miens, mais je détourne la tête. Je n'ose pas la regarder. Ni elle, ni personne. J'ai trop honte.

Roman enfonce le clou.

-

Content de te voir ralliée à ma cause, Ever. Je te l'avais dit - nous sommes pareils, toi et moi. Liés pour l'éternité. Pas à cause de ton petit sortilège miteux. Non, parce que c'est notre avenir, notre destin. Considère-moi comme ta nouvelle âme sœur. Ne prends pas cet air offensé, susurre-t-il. Jusqu'à présent, tu as suivi le script à la lettre. Tu n'en as pas dévié une seule fois.

quarante-neuf

Damen se penche vers moi et m'enveloppe d'un regard caressant.

-

Ever, regarde-moi.

Je fixe obstinément les yeux sur l'océan, dont les eaux sombres se fondent dans l'obscurité.

Océan d'encre, nuit sans lune - et ma meilleure amie condamnée au pays des Ombres par ma faute.

Je descends de voiture et m'avance au bord de la falaise. Je sens l'énergie de Damen derrière moi, quand il pose une main sur mon épaule.

-

On va s'en sortir, tu verras.

Je fais volte-face.

-

Comment ? Tu comptes lui fabriquer un talisman et la convaincre de le porter tous les jours ?

Il effleure mon cou du bout des doigts, là où aurait dû se trouver mon amulette.

-

J'en doute, puisque j'ai échoué avec toi. Au fait, où est-il ? Pourquoi l'as-tu enlevé ?

Je me tourne face à l'océan. Je ne tiens pas à baisser davantage dans son estime en lui avouant que j'avais tellement confiance dans mon misérable sortilège que j'ai dédaigné la protection qu'il m'avait procurée.

-

Que vais-je dire à Haven ? Comment lui expliquer

que je lui ai donné la vie éternelle, et que si par malheur elle venait à mourir, son âme serait vouée aux ténèbres ?

-

On va trouver un moyen, Ever. On va...

Je m'écarte.

-

Comment peux-tu dire ça? Comment...

-

Comment quoi ?

Il s'approche et me serre contre lui. Je ne résiste pas. Je voudrais pouvoir me glisser sous sa peau, me pelotonner près de son cœur et y rester pour toujours, bien à l'abri au creux de ses bras.

-

Tu te demandes comment je peux te pardonner de ne pas avoir laissé ton amie mourir les bras croisés ? D'avoir sacrifié ce que tu cherches depuis des mois ? Des siècles ? D'avoir gâché l'occasion d'être enfin réunis, tous les deux, pour que ton amie puisse vivre ? C'est bien ça ? C'est très simple, Ever. J'ai agi de même quand je t'ai offert l'immortalité. L'aurais-tu déjà oublié ? À la différence que ton geste était désintéressé, alors que le mien était purement égoïste. Je cherchais surtout à soulager mon chagrin. J'étais persuadé de ne penser qu'à toi, alors que je privilégiais mon propre intérêt. Je ne t'ai jamais laissée libre de tes choix. C'est pour moi-même que je t'ai ramenée à la vie. J'ai fini par le comprendre...

J'aimerais croire que mes intentions étaient nobles et altruistes, mais il se trompe.

Contrairement à lui, je savais que je condamnais Haven à errer dans le pays des Ombres.

-

C'est bien joli, tout ça. Tu oublies que s'il lui arrive quelque chose, j'aurai le sort de son âme sur la conscience.

Damen garde le silence. Il n'y a rien à ajouter. Son regard se perd dans l'océan dont les vagues invisibles s'écrasent à nos pieds.

Le moment est plutôt mal choisi, mais je ne peux m'empêcher d'ajouter :

-

Damen, il faut que tu saches... Quand tu nous as vus sur la plage l'autre jour, Jude et moi, ce n'était pas ce que tu crois. D'ailleurs, je pense que c'est un immortel, comme Roman. Il a un tatouage au bas du dos.

Damen fronce les sourcils. Il doit se demander comment j'ai pu le distinguer en un pareil endroit. Aussi je me hâte de poursuivre :

-

Il était en bermuda dans le Jacuzzi. J'avais organisé une soirée pour fêter le départ de Miles. Bref, quand Ava a téléphoné, il s'est tourné pour répondre, et c'est là que j'ai vu l'Ouroboros. Le serpent se mordant la queue, semblable à celui de Roman.

-

Tu es sûre que c'était exactement le même ?

-

Je ne comprends pas. Que veux-tu dire ?

-

Il bougeait ? S'est-il effacé avant de reparaître ?

-

Euh... non. Je ne l'ai aperçu qu'une fraction de seconde. C'est important ?

Damen va se percher sur le capot de sa voiture.

-

Ever, l'Ouroboros n'est pas mauvais en soi. Loin de là. Roman et sa clique en ont altéré le sens. En réalité, c'est un ancien symbole alchimique signifiant la Création, l'envers de la destruction, la vie éternelle, le renouveau. C'est un classique des tatoueurs. Conclusion, Jude aime le mysticisme, les tatouages et... toi.

Comment lui enfoncer dans le crâne que ce n'est pas réciproque ? Que Jude ne soutient pas la comparaison ?

Il me tend la main en souriant. Il a lu dans mes pensées.

-

Tu es sûre ? Ce n 'est pas la belle voiture et les tours de magie qui t'ont séduite ?

Je m'approche et pose le front contre sa poitrine. Quel bonheur de retrouver nos échanges télépathiques ! Je craignais que Roman n'ait brisé le lien entre nous.

Rien n 'est brisé, Ever. Seule la peur sépare les gens, les isole. L'amour, lui, rapproche et unit.

-

Toi seul comptes pour moi, tu le sais bien.

Je voulais le dire à haute voix afin d'éviter toute confusion. J'espère que la quarantaine est finie, que nos trois mois de mise à l'épreuve ne sont plus à l'ordre du jour.

Damen prend mon visage entre ses mains et pose ses lèvres sur les miennes. C'est la réponse que j'attendais.

Nous avons encore beaucoup à discuter - Roman, Haven, les jumelles, Jude, Le Livre des Ombres, le retour d'Ava... Mais cela peut attendre. Je veux savourer l'instant, la douceur de sa présence.

Je m'installe à ses côtés et presse la tête contre son épaule. Amoureusement enlacés, nous contemplons l'immense étendue liquide et sombre qui s'étire à l'infini, invisible à nos regards.

Éditions de Noyelles, 123, boulevard de Grenelle, Paris www.franceloisirs.com Une édition du Club France Loisirs, Paris réalisée avec l'autorisation des Éditions Michel Lafon

N° ISBN : 978-2-298-03725-8 N° Editeur : 60 622 Dépôt légal : octobre 2010

Imprimé en France par Corlet Imprimeur 14110 Condé-sur-Noireau N° d'impression : 131602