seize
À peine suis-je arrivée à la maison que Sabine m'appelle : je ne dois pas l'attendre pour dîner. J'hésite à lui parler de mon nouveau job d'été. Tôt ou tard, il faudra bien que je lui annonce la nouvelle. Au moins, elle n'insistera plus pour me faire entrer dans son cabinet. Mais vu la nature de mon futur travail, j'appréhende sa réaction.
Même si je passe sous silence la partie voyance de mon contrat (je ne vais certainement pas y faire la moindre allusion), elle risque de trouver suspect que je choisisse de passer l'été dans une librairie ésotérique. Qui sait ce qu'elle est capable d'imaginer ?
Sabine est trop rationnelle pour comprendre. Elle a choisi de vivre dans un univers carré, logique de A à Z, à mille lieues du chaos du monde. Je déteste lui mentir, mais cette fois, je ne vois pas comment m'en sortir autrement. Il est hors de question qu'elle apprenne que je peux prédire l'avenir et monnaye mes talents sous le pseudonyme d'Avalon.
Je vais lui raconter que j'ai trouvé un poste de vendeuse dans une librairie générale, ou chez Starbucks, tiens, pourquoi pas ? Évidemment, il faudra que je soigne les détails si elle décide de creuser un peu le sujet.
Je rentre la voiture au garage, monte dans ma chambre et jette mon sac à terre. Puis, j'ouvre mon placard et ôte mon tee-shirt. Je suis sur le point de déboutonner mon jean, quand j'entends la voix de Damen.
-
Ne te gêne surtout pas pour moi !
Je fais volte-face, les bras croisés sur la poitrine, le cœur palpitant. Damen sifflote entre ses dents et tapote le lit à côté de lui pour que je le rejoigne.
Je repasse mon tee-shirt et m'affale près de lui.
-
Je ne t'avais pas vu. Ni senti ta présence, d'ailleurs.
-
Tu avais l'air perdue dans tes pensées.
-
Qu'est-ce que tu fabriques ici ?
À vrai dire, je me moque de la réponse. Je suis heureuse qu'il soit là, un point c'est tout.
-
Sabine rentre tard ce soir, alors je me suis dit que...
-
Comment le sais-tu ?
Quelle question ! C'est presque trop facile pour lui, il peut lire les pensées de n'importe qui. Même les miennes, quand je lui en laisse l'accès. Je ne me protège presque jamais en sa présence, mais ce soir, il le faut. Je veux pouvoir lui expliquer ma version des faits avant qu'il n'assiste dans ma tête à ma confrontation avec Roman et en tire des conclusions hâtives.
Il se penche vers moi.
-
Et comme tu n'es pas venue après les cours...
-
Je pensais te laisser un peu tranquille avec les jumelles. Vous laisser le temps de vous apprivoiser...
Il pouffe de rire.
-
Oh, c'est fait depuis longtemps. La journée a été, disons, riche en rebondissements. Tu nous as manqué, ajoute-t-il en me caressant du regard les cheveux, le visage et les lèvres. J'avais tellement envie que tu sois là...
-
Tu aurais été le seul, je crois.
Damen m'effleure la joue, l'air inquiet.
-
Que veux-tu dire ? Qu'est-ce qui ne va pas ?
J'attrape un oreiller et le serre contre moi. J'aurais été mieux inspirée de me taire.
-
Rien. C'est que... Si tu veux mon avis, les jumelles étaient ravies de mon absence. Elles sont persuadées que tout est ma faute. Et, franchement, je ne peux pas leur en...
Quelque chose me coupe la parole et le souffle.
Damen m'a touchée.
Vraiment touchée.
Pour de vrai.
Ni gants, ni télépathie. Un vrai contact à l'ancienne, peau contre peau. Enfin...
presque.
-
Comment... ?
Damen éclate de rire devant mon air ahuri.
-
Ça te plaît ?
Il me saisit la main et lève le bras. Le mince voile d'énergie qui sépare nos deux épidermes vibre doucement.
-
J'ai passé la journée à mettre ce système au point. Je ne laisserai rien nous séparer, Ever. Jamais, tu entends ?
Je l'observe à travers l'énergie qui scintille entre nous, submergée par le champ des possibles. Pouvoir enfin sentir la chaleur de sa peau ! Certes, le voile de protection tempère un peu le délicieux frisson. Mais c'est un tel bonheur de le toucher après tout ce temps !
Je me love contre Damen, tandis que le halo d'énergie épouse mon mouvement. Je retrouve la joie de me serrer contre lui, de caresser son visage du bout des doigts.
-
C'est beaucoup mieux. Ton gant de cuir commençait à me lasser.
Damen se redresse, l'air faussement outragé.
-
Mon gant te lassait ?
J'éclate de rire et l'attire contre moi pour m'enivrer de son odeur légèrement musquée.
-
Allez, avoue que c'était une véritable hérésie vestimentaire. Je craignais que Miles ne finisse par tomber en syncope ! Dis-moi, comment as-tu réussi à capturer la magie de l'Été perpétuel pour la faire fonctionner ici ?
Le visage dans mon cou, il murmure :
-
Il ne s'agit pas de l'Été perpétuel, mais de la magie de la matière, de l'énergie qui nous entoure. Et puis, tu n'ignores pas que ce qui est possible dans l'Été perpétuel l'est également ici.
Ses paroles me rappellent Ava, les robes et parures extravagantes qu'elle se fabriquait là-bas et sa déception puérile de les voir s'évanouir à son retour dans notre dimension.
Damen devance mon objection.
-
Les objets de là-bas ne peuvent pas en sortir, c'est vrai. Mais si l'on a compris que la magie repose sur le principe de l'énergie, il devient possible de faire apparaître les mêmes objets dans notre monde. Comme ta Lamborghini, par exemple.
Ce souvenir me fait rougir. Dire que Damen, il n'y a pas si longtemps, était fou des bolides !
-
Ma Lamborghini ? Je m'en suis débarrassée dès que je suis rentrée à la maison, je te signale.
Damen me passe la main dans les cheveux, un sourire malicieux aux lèvres. J'espère que le voile protecteur qu'il a fabriqué me permettra de goûter bientôt à leur douceur.
-
Et moi, je l'ai perfectionnée, figure-toi, quand je n'étais pas occupé à matérialiser tout et n'importe quoi pour les jumelles.
-
C'est-à-dire ?
-
Si tu savais ! Ça a commencé par une télé à écran plat. Ou plutôt, plusieurs : elles ont exigé d'en avoir une dans chaque chambre, plus deux au salon, tu imagines ?
Bref, une fois que je les ai installées et branchées, cinq minutes plus tard, elles s'étaient métamorphosées en consommatrices enragées.
Je me demande s'il plaisante. Dans l'Été perpétuel, les jumelles ne semblaient pas attachées outre mesure au côté matériel de la vie. À moins, maintenant qu'elles ne peuvent plus obtenir ce qu'elles veulent grâce à la magie, qu'elles ne soient devenues comme tout le monde et désirent ce qui est à présent hors de portée.
-
Elles sont la cible rêvée des publicitaires, tu te rends compte ? se désole Damen.
-
Peut-être, mais ce n'est pas comme si tu avais vraiment acheté toutes ces choses. Tu t'es contenté de fermer les yeux, et hop ! Au fond, heureusement qu'elles ne t'ont pas traîné dans tous les magasins de la ville au risque de faire flamber ta carte de crédit. Tiens, d'ailleurs, c'est vrai, je ne t'ai jamais vu avec un portefeuille...
Damen me plaque un baiser sur le bout du nez.
-
C'est vrai, je n'en ai pas besoin. Mais même si je n'ai pas acheté tout ce fatras, la pub est vraiment une arme redoutable, voilà ce que je voulais dire.
Je m'écarte légèrement. Je sais qu'il s'attend à un sourire ou une plaisanterie de ma part, or j'en suis incapable.
-
Que tu payes ou non, attention à ce que tu leur offres. Ne va pas en faire des chipies pourries gâtées, ni les habituer à un mode d'existence qu'elles ne voudront plus quitter. N'oublie pas qu'il s'agit d'une solution temporaire, j'ajoute devant son air perplexe. Nous devons les prendre en charge, le temps de trouver une manière de restaurer leurs pouvoirs et de les renvoyer chez elles, dans l'Été perpétuel.
Damen roule sur le dos et s'absorbe dans la contemplation du plafond avant de se retourner vers moi.
-
Puisque tu en parles...
Je frémis en attendant la suite.
-
J'y ai beaucoup réfléchi. Comment savoir si dans l'Été perpétuel elles sont vraiment chez elles ?
J'ouvre la bouche pour argumenter, mais Damen lève l'index.
-
Ever, tu ne crois pas que c'est à elles de choisir si elles veulent ou non y retourner ? Ce n'est pas à nous de décider à leur place.
-
C'est bien ce qu'elles veulent ! En tout cas, c'est ce qu'elles m'ont dit hier, chez Ava. Elles m'en voulaient et m'accusaient d'être la cause de leurs malheurs. Rayne, surtout. Tu veux dire qu'elles ont changé d'avis ?
-
Je crois qu'elles ne savent plus très bien ce qu'elles veulent. Elles sont un peu déboussolées et sont tentées par les possibilités qui s'offrent à elles si elles restent ici.
Seulement, elles ont toujours une peur panique de sortir au grand jour. Nous devrions leur laisser le temps de retomber sur leurs pieds. Et si cela veut dire les garder ici un peu plus longtemps que prévu, pourquoi pas ? Après tout, je leur dois une fière chandelle. N'oublie pas que c'est grâce à elles que je t'ai retrouvée.
Je veux bien faire mon possible pour aider les jumelles, mais je redoute les conséquences de leur présence sur ma relation avec Damen. Elles ne sont chez lui que depuis quelques heures, et je regrette déjà de ne plus l'avoir pour moi seule. C'est très égoïste de ma part, et encore, ce n'est que le début. Nul besoin d'être extralucide pour savoir qu'elles exigeront de sa part une attention quasi permanente. Nos moments d'intimité risquent d'en souffrir cruellement.
-
Ah, c'est là-bas que tu les as rencontrées ? Dans l'Été perpétuel, pendant que tu me cherchais ? Rayne m'a dit pourtant que tu les avais aidées, pas le contraire.
-
Non, nous nous connaissons depuis très longtemps. Depuis Salem, en fait.
J'en reste bouche bée. Salem ? La chasse aux sorcières ?
Damen anticipe ma question.
-
C'était avant que la situation ne s'envenime. Je les ai rencontrées par hasard.
Elles avaient fait l'école buissonnière et s'étaient égarées. Je les ai raccompagnées chez elles, leur tante n'en a jamais rien su.
Il sourit à ce souvenir. Je brûle de relever que, depuis le début, il avait encouragé leur côté « petite peste » ; heureusement il ne m'en laisse pas le loisir.
—
Leur existence n'était pas rose, tu sais. Très jeunes, elles ont perdu tout ce qui leur était cher. C'est quelque chose que je peux comprendre. Pas toi ?
Bien sûr que si. Ma mesquinerie me fait honte. Reste l'aspect pratique des choses.
Avec leur tempérament fantasque, sans parler de leur passé tricentenaire, leur intégration ne sera pas de tout repos. Je feins d'avoir l'air plus soucieuse de leur bien-
être que du mien en objectant :
—
Qui va les élever ?
—
Nous. Toi et moi. Nous sommes les seuls capables de les comprendre.
Je pousse un gros soupir. J'aimerais m'écarter, prendre mes distances, mais la tendresse que je lis dans son regard me fait fondre.
-Ecoute, je nous vois mal dans le rôle de parents, ou de famille d'accueil. Nous sommes beaucoup trop jeunes !
Je crois marquer un point, mais Damen éclate de rire.
-
Parle pour toi ! Avec ma longue expérience de la vie, je pense pouvoir tenir le coup. Et puis, ce ne doit pas être bien compliqué...
Je repense à mes tentatives aussi brouillonnes qu'inefficaces pour guider ma sœur, dans son existence tant réelle que fantomatique... Je n'ai guère envie de recommencer avec deux ados, qui me détestent en plus...
-
Tu n'imagines pas dans quoi tu t'embarques. Discipliner deux fortes têtes de treize ans, c'est un peu comme vouloir atteler un chat. Impossible !
Damen est décidé à dissiper mes craintes.
-
Ever, je comprends tes angoisses. Mais dans cinq ans à peine elles seront majeures, et nous, libres comme l'air. Cinq années, ce n'est pas grand-chose au vu de l'immortalité...
-
À condition qu'elles décident de partir à dix-huit ans, ce qui n'est pas gagné. De nos jours, les enfants s'incrustent à la maison jusqu'à trente ans ! Le syndrome Tanguy, tu connais ?
-
Très drôle, mais on ne se laissera pas faire, rétorque-t-il avec un sourire espiègle. Nous leur apprendrons la magie nécessaire pour être autonomes, et puis nous les mettrons gentiment, mais fermement à la porte et reprendrons notre vie à deux.
Son regard, son sourire, sa main frôlant ma joue... Impossible de rester fâchée. Ni concentrée sur le problème des jumelles, d'ailleurs.
Ses lèvres effleurent mon cou.
-
Cinq ans, ça ne compte pas quand on a vécu six siècles, répète-t-il.
Je me serre contre lui. Il a raison, bien sûr. Seulement, pour moi qui n'ai jamais atteint vingt ans dans mes incarnations précédentes, cinq ans de baby-sitting me paraissent une éternité.
Damen me prend dans ses bras et je me sens bien, en sécurité, délivrée de tout souci.
-
On est d'accord ? On peut passer à autre chose ?
Je lui rends son étreinte, les mots sont devenus inutiles. Je ne désire plus qu'une chose, sentir ses lèvres sur les miennes, enfin.
Damen roule sur le dos et je me retrouve sur lui. La tête au creux de son cou, je sens son cœur battre au rythme du mien. Le voile de lumière qui nous sépare n'empêche pas nos corps de se fondre. Mes lèvres cherchent les siennes. Je me perds dans ce baiser tant espéré. Rien ne compte plus que notre désir trop longtemps contenu.
Avec un grognement sourd, Damen m'agrippe par la taille, me plaquant encore plus étroitement contre lui. Plus rien ne nous sépare, excepté quelques vêtements qui ne demandent qu'à être arrachés.
Le souffle court, je m'applique à défaire sa ceinture, tandis qu'il remonte mon tee-shirt. En faisant glisser son jean, je m'aperçois que le voile protecteur a disparu.
-
Damen !
Il bondit hors du lit, le souffle court.
-
Ever... Je... je suis désolé... Je croyais qu'on ne risquait rien.
Je rajuste mon tee-shirt, les joues en feu, le cœur sur le point d'exploser. J'ai failli le perdre, une fois de plus. Je baisse la tête et me cache sous le rideau de mes cheveux.
-
Pardonne-moi, Damen. Je ne sais pas ce qui m'a pris, j'ai dû écarter le voile et...
Damen se rassoit à côté de moi et me saisit tendrement le menton. Je sens que le voile a réapparu entre nous.
-
Tu n'as rien à te reprocher, Ever. Je ne pensais plus qu'à toi, et j'ai perdu le contrôle.
-
Ne t'excuse pas, tu n'y es pour rien.
-
Si. Je suis ton aîné, je devrais savoir me maîtriser.
Il fixe un point devant lui, les mâchoires serrées, les sourcils froncés. Et puis son visage s'éclaire.
-
J'y pense : quelle preuve avons-nous que cette histoire d'ADN est vraie ?
Comment savoir si Roman ne bluffait pas, que ce n'est pas une mauvaise blague de sa part ?
Il a raison. Je repense à cette soirée catastrophique, au moment où j'ai ajouté mon sang à l'antidote de Roman. Je n'ai que sa parole, or je sais ce qu'elle vaut.
Damen s'anime.
-
Roman est un menteur, nous ne pouvons pas croire ce qu'il raconte.
-
C'est vrai, mais comment le prouver ? Imagine un instant qu'il ne bluffait pas.
Nous n'allons quand même pas prendre ce risque !
Un sourire aux lèvres, Damen bondit sur ses pieds et s'approche de mon bureau. Il ferme les yeux et fait surgir une bougie blanche dans un candélabre doré, une dague en argent à la poignée incrustée de pierres précieuses, et un miroir au cadre doré qu'il pose à plat sur le bureau. Après quoi, il me fait signe de le rejoindre.
-
Excuse-moi, je vais mettre la galanterie de côté et passer en premier.
La main tendue au-dessus du miroir, il pique sa ligne de vie de la pointe du couteau.
Quelques gouttes de sang tombent sur la surface lisse et s'agglutinent aussitôt. Damen allume la bougie pour désinfecter la lame avant de me la tendre. Sa main a déjà cicatrisé quand je m'entaille légèrement la paume. J'oublie la douleur en regardant mon sang couler sur le miroir et rejoindre celui de Damen.
Nous retenons notre souffle. Sur la surface du miroir, nos deux sangs se mêlent et se confondent, illustration parfaite de ce que Roman nous a défendu : la rencontre de nos deux ADN.
Nous escomptons une réaction violente, une punition terrible en réponse à nos fautes respectives. Mais rien ne se passe.
Damen me dévisage.
-
Ça alors ! Tout va bien, tu vois. Il n'y a pas de...
Une gerbe d'étincelles jaillit. Le sang se met à bouillir dans un sifflement alarmant.
La chaleur est telle qu'un gros nuage de fumée se forme au-dessus du miroir et envahit la chambre. Les crépitements ne cessent qu'une fois le sang évaporé. Sur le miroir noirci, il ne reste plus qu'un petit tas de cendres.
Ce qui attend Damen si nous nous touchons.
Nous échangeons un regard interloqué. Rien à ajouter, le message est clair.
Roman ne plaisantait pas.
Damen et moi ne pourrons jamais nous aimer.
À moins que je ne paye le prix que Roman m'a fixé.
Damen s'efforce de cacher sa déception, mais je vois à quel point il est ébranlé.
-
Bon. Il faut croire que Roman n'est pas le fieffé menteur que je pensais. Du moins, pas cette fois.
-
Ce qui veut dire qu'il possède bien l'antidote. Il ne me reste plus qu'à...
-
Ever, non, n'y pense pas. Roman est imprévisible et dangereux. Je préfère que tu gardes tes distances, je t'en prie...
Il s'arrête et passe la main dans ses cheveux avec nervosité.
-
J'ai besoin d'un peu de temps pour trouver une solution, d'accord ? ajoute-t-il sur le pas de la porte.
Il préfère garder ses distances après le choc qu'il vient d'encaisser, je le comprends.
En guise de baiser, il m'envoie une tulipe rouge qui atterrit sur la paume de ma main à peine cicatrisée. Quand je relève les yeux, il a disparu.
dix-sept
Le lendemain, au retour des cours, je trouve Haven assise sur le perron. Elle a les yeux rougis de larmes. Son mascara a coulé et sa longue frange bleue lui colle aux joues. Elle presse contre son cœur une chose emmitouflée dans une couverture.
Sans desserrer son étreinte, elle se met debout en reniflant :
-
J'aurais dû t'appeler pour te prévenir, mais je ne savais plus quoi faire.
Elle écarte un pan de l'étoffe. Un chat noir aux grands yeux verts, l'air plutôt mal en point, pointe sa truffe rose.
Je remarque que l'aura de Haven, comme celle du chat, manque de couleur et d'éclat.
-
Il est à toi ?
-
Elle, c'est une chatte, précise-t-elle en serrant la pauvre bête sur son cœur.
J'aimerais bien l'aider, mais je ne sais pas trop comment. Mon père était allergique, de sorte que nous n'avons jamais eu de chat à la maison.
-
Elle est malade ? C'est à cause d'elle que tu as séché les cours aujourd'hui ?
Haven hoche la tête et me suit dans la cuisine, où je verse un peu d'eau dans une soucoupe. Elle s'assoit, pose le chat sur ses genoux et approche le récipient, mais l'animal détourne la tête avec répugnance.
-
Tu l'as adoptée depuis longtemps ?
—
Quelques mois. C'est un secret. À part Josh, mon frère et la femme de ménage, qui a juré de ne rien dire, personne n'est au courant. Ma mère sauterait au plafond si elle l'apprenait. Un animal dans son intérieur design, quelle horreur ! Je la garde dans ma chambre, sous mon lit. Mais je laisse la fenêtre entrouverte pour qu'elle puisse sortir. Je trouve cruel de l'enfermer, même si je sais que les chats le supportent bien.
Son aura d'ordinaire jaune vif est devenue grise et terne. En observant l'animal, je comprends qu'il n'en a plus pour très longtemps. J'essaie de ne pas trahir mon inquiétude.
—
Comment s'appelle-t-elle ?
Haven esquisse l'ombre d'un sourire.
-
Mascotte, parce que je la considère un peu comme un porte-bonheur. Je l'ai trouvée sur le rebord de ma fenêtre le jour où Josh m'a embrassée pour la première fois. Je trouvais cela romantique, un signe du destin. Quoique je commence à en douter...
Je ne supporte pas de voir ma meilleure amie dans ce triste état. Il me vient une idée.
Peut-être pas une solution miracle, mais après tout, je n'ai rien à perdre.
—
Je peux peut-être t'aider.
-
Ce n'est plus un chaton, tu vois. Elle est âgée. Le vétérinaire m'a dit que je ne pouvais rien pour elle, à part lui assurer une fin heureuse. Le problème, c'est que ma mère a décidé de réaménager les chambres — alors que mon père menace de vendre la maison. Résultat : entre la décoratrice, l'agent immobilier et mes parents qui se crêpent le chignon, c'est un vrai champ de bataille. Comme Josh auditionne pour jouer dans un groupe et que Miles est pris par son théâtre, je suis venue te voir. Ce qui ne veut pas dire que tu es un bouche-trou, hein ! se récrie-t-elle, quand elle se rend compte de la teneur de ses propos. Tu passes beaucoup de temps avec Damen, je ne voulais pas vous déranger, tu comprends ? D'ailleurs, je peux m'en aller si vous aviez des projets pour la soirée.
Je m'adosse au comptoir et lui sourit. Comment formuler la chose ?
-
Ne te tracasse pas. Damen mène sa vie à lui, tu sais. Cela m'étonnerait qu'il passe ce soir.
La détresse de mon amie m'est odieuse. Même si je sais qu'il n'est pas moral d'interférer avec le cycle de la vie et de la mort, je trouve intolérable de voir Haven souffrir alors que j'ai une demi-bouteille d'élixir dans mon sac.
Haven soupire et gratte Mascotte sous le menton.
-
C'est trop triste. Je suis sûre qu'elle a eu une longue vie bien remplie. Pourquoi la fin est-elle si dure à accepter ?
Je l'écoute à peine, l'esprit ailleurs.
-
C'est curieux, quand on y pense, poursuit-elle sur sa lancée. On est là, tout va bien - ou à peu près - et une minute plus tard, plus rien. On disparaît à jamais, comme Évangeline.
Ce n'est pas tout à fait exact, mais je n'ai pas envie de discuter.
-
Je me demande à quoi cela rime, au fond. Je ne vois pas l'intérêt de s'attacher à quelqu'un ou quelque chose si l'on sait que primo, cela ne dure pas et deuxio, on souffre atrocement quand cela se termine. Si tout a un début, un milieu et une fin, alors à quoi bon commencer ? Pourquoi se donner de la peine si la seule issue possible, c'est The End.
Haven souffle sur sa frange qui lui tombe sur les yeux.
—
Je ne parle pas seulement de la mort, précise-t-elle, même si c'est la seule certitude que nous ayons, mais de la vaculté de toute chose, le fait que rien ne dure jamais. C'est vrai, rien n'est fait pour demeurer éternellement. Rien.
Je hoche la tête. Comme si j'étais moi aussi une simple mortelle attendant l'échéance.
—
Oui, pourtant...
—
Attends. Avant de me faire un sermon sur les bons côtés de la vie et les mérites de l'optimisme, donne-moi un exemple de quelque chose qui n'ait pas de fin.
Elle me scrute d'un regard aigu qui me met mal à l'aise. M'aurait-elle percée à jour ?
Serait-ce une ruse ? Je respire un grand coup et la regarde attentivement. Non, elle se bat contre ses propres démons, pas contre moi.
—
Tu vois, tu ne sais pas. Tu aurais pu me citer Dieu ou l'amour universel, mais la question n'est pas là. Mascotte va mourir, mes parents sont au bord du divorce et, soyons lucides, Josh et moi ne finirons pas nos jours ensemble. Alors, autant prendre les devants et rompre tout de suite, quitte à le faire souffrir. Je suis sûre de deux choses : un, nous allons nous séparer un jour, et deux, l'un de nous deux en pâtira. Il n'y a pas de raison que ce soit moi ! À partir d'aujourd'hui, je serai la fille Teflon, si l'on peut dire. Rien ne m'atteint, et je ne m'attache à rien, voilà !
Elle renifle et détourne les yeux, les joues ruisselantes de larmes.
J'ai l'intuition qu'elle me cache quelque chose, mais je la prends au mot.
—
Tu as raison. Tout a une fin...
Excepté Roman, Damen et moi !
-
... Et il est probable que ta relation avec Josh se termine un jour. C'est connu, les couples qui se forment au lycée ne résistent pas au temps.
Haven n'a pas l'air convaincue.
-
C'est comme ça que tu envisages ta relation avec Damen ? Périmée après le bac
?
Je baisse les yeux. Je suis la pire des menteuses, même si je m'applique.
-
Euh... j'essaie de ne pas trop y penser. Et puis, ce n'est pas parce qu'une expérience se termine qu'elle était forcément mauvaise, que l'on doive en souffrir ou qu'elle ne méritait pas d'être vécue. On n'a pas le choix, pour aller de l'avant, il faut faire un pas après l'autre. Et si l'on essaie d'éviter ce qui pourrait nous faire du mal, on n'ira jamais nulle part. On ne grandira jamais.
Haven acquiesce. Elle admet mes arguments, mais ne veut pas s'avouer vaincue.
-
Il faut aller de l'avant, affronter le monde en espérant que tout ira pour le mieux, j'ajoute dans l'espoir de la convaincre. Il se peut même qu'on apprenne deux ou trois choses en cours de route. Ce que je veux dire, c'est que tu ne peux pas fuir la réalité sous prétexte que rien n'est éternel. La vie est pleine de surprises - bonnes ou mauvaises -, elle vaut la peine d'être vécue. Réfléchis : si tu n'avais pas recueilli ton chat, si tu n'avais pas accepté de sortir avec Josh, tu aurais raté tous les moments merveilleux que tu as passés avec eux.
Haven meurt d'envie de me contredire, mais ne dit mot.
-
Josh est un garçon adorable, et il est fou de toi. Ce serait du gâchis de l'envoyer promener sur un coup de tête. Il est imprudent de prendre des décisions radicales quand on se sent déprimé.
—
Et un déménagement ? C'est une raison valable, non ?
J'accuse le coup. Je ne m'y attendais pas.
—
Josh va déménager ?
Haven caresse Mascotte entre les oreilles.
—
Non, moi. Mon père n'a qu'une idée en tête, vendre la maison et partir. Tu penses qu'il ne nous a pas demandé notre avis, à mon frère et à moi.
Pas question de baisser ma garde pour lire dans ses pensées. Je me suis interdit d'espionner mes amis.
Haven relève la tête.
—
Les conversations à la maison sont truffées de mots comme « plus-value » et «
retour sur investissement ». En termes concrets, je ne retournerai pas à Bay View l'année prochaine. Je ne fêterai pas la fin du lycée avec vous. Je ne sais même pas si je serai encore en Californie !
—
C'est hors de question. Tu dois rester avec nous !
—
C'est gentil, mais tu ne peux rien y faire. Tu n'es pas de taille, face à mon père et à ses projets.
Bien sûr que je suis de taille. Si découvrir un antidote pour Damen est une autre affaire, aider ma meilleure amie à conserver son code postal et à sauver son chat est dans mes cordes. Aucun problème. Sauf que je ne peux pas dévoiler à Haven comment je pense m'y prendre.
—
Compte sur moi, nous trouverons une solution. Et si tu venais vivre ici avec moi ?
Sabine n'acceptera jamais, mais si mon offre peut réconforter Haven et lui redonner le sourire...
—
C'est vrai ? Tu demanderas à ta tante ?
—
Bien sûr, je ferai ce que je peux.
Elle ravale ses larmes et regarde autour d'elle.
-
C'est gentil. Je ne t'en demande pas tant. Je suis très touchée. C'est bon de savoir que, malgré nos petits désaccords, tu restes ma meilleure amie.
Je n'en reviens pas. Je croyais que c'était Miles.
Haven éclate de rire.
-
Avec Miles, bien sûr ! ajoute-t-elle. J'ai le droit d'avoir deux meilleurs amis, non ? Un titulaire et un suppléant, quoi.
Elle se mouche à grand bruit.
-
Je dois avoir l'air d'une folle, non ? Dis-moi la vérité, je peux encaisser.
-
Non, non, tu n'as pas du tout l'air d'une folle. Tu parais triste, c'est différent. Et puis, quelle importance ?
-
Une grande importance. J'ai un entretien d'embau-che. Ça ne marchera jamais si j'arrive échevelée et les yeux rouges. Et je ne peux pas emmener Mascotte non plus.
Pauvre bête. Son énergie vitale s'amenuise à vue d'œil. Il n'y a pas de temps à perdre.
-
Je peux la garder, si tu veux. Je n'avais rien prévu de très excitant ce soir, de toute façon.
Haven hésite à me confier son chat agonisant. Alors je prends d'autorité Mascotte dans mes bras avec un grand sourire.
-
Ne t'inquiète pas. Je m'en occupe.
Haven se tâte, puis fourre la main dans son sac pour en sortir un petit miroir. Du bout des doigts, elle efface les traces de mascara sur ses joues avant d'appliquer un trait de crayon noir sur ses paupières.
-
Je n'en ai pas pour longtemps. Une heure ou deux. Tout ce que tu as à faire, c'est de la garder dans tes bras et lui donner un peu d'eau si elle réclame à boire.
Remarque, cela m'étonnerait, elle n'a plus envie de rien, la pauvre.
Un coup de blush, un coup de gloss, un coup de brosse à cheveux, et elle sort en coup de vent.
-
Merci, Ever, lance-t-elle avant de monter dans sa voiture. J'ai vraiment besoin de ce travail. Je veux mettre de l'argent de côté pour pouvoir m'émanciper, comme Damen. J'en ai assez de mes parents et de leurs caprices. Je sais ce que tu vas me dire.
Je n'aurai certainement pas le même train de vie que lui. Mais je préfère encore vivre dans un petit studio minable que de supporter l'égoïsme stupide de mes géniteurs.
Bon, tu es sûre que cela ne t'embête pas, pour Mascotte ?
La situation de Damen est autrement plus complexe qu'il n'y paraît, mais elle ne peut pas le deviner.
-
Pas du tout, file !
Je serre l'animal contre ma poitrine et l'encourage mentalement à tenir le coup encore un moment.
Haven s'installe au volant, met le contact et s'observe dans le rétroviseur.
-
J'ai promis à Roman de ne pas être en retard. C'est encore jouable.
Je me fige, horrifiée.
-
Roman ?
-
C'est lui qui m'a obtenu ce rendez-vous. Allez, salut !
Elle me fait un signe de la main et disparaît, me laissant avec un chat mourant sur les bras et aucune possibilité de la mettre en garde.
dix-huit
Damen m'ouvre la porte.
-
Non, Ever, la réponse est non, déclare-t-il d'emblée.
Je le dévisage, interloquée.
-
Mais tu ne sais même pas de quoi il s'agit !
Mascotte serrée dans mes bras, je commence à regretter d'être venue.
-
Ce chat va mourir et tu aimerais savoir si tu peux le sauver. La réponse est «
non ». Impossible.
J'avais bloqué l'accès à mes pensées pour que Damen n'apprenne pas ma visite chez Roman. Il serait furieux. Mais il n'en a pas besoin pour comprendre la situation.
-
Tu veux dire que ce n'est pas réalisable ? Que l'élixir ne fonctionnerait pas sur un félin ? Ou bien que c'est immoral et que je ne devrais pas me prendre pour Dieu ?
Damen m'invite à entrer.
-
Cela fait-il une différence ?
-
Bien sûr que oui.
À l'étage, la télévision marche à plein volume. Les jumelles sont devenues accros aux séries et aux publicités.
Damen m'entraîne dans le salon et m'invite à m'asseoir près de lui. Je suis un peu froissée par sa réaction. Il ne m'a même pas laissé le temps de m'expliquer. Je m'installe néanmoins sur le canapé et soulève légèrement la couverture de Mascotte.
J'espère que Damen se laissera attendrir en voyant la pauvre bête.
Je lui fais face et j'attaque :
—
Tu ne devrais pas tirer des conclusions hâtives, Damen. Rien n'est tout noir ni tout blanc. Il n'y a que des nuances de gris.
Le regard de Damen s'adoucit. Il se penche vers moi et caresse Mascotte entre les oreilles.
—
Je suis désolé, Ever. Je ne sais pas si l'élixir agit sur les animaux. Je n'ai jamais essayé. Et même si...
-
C'est vrai ? Tu n'as pas essayé ? Tu n'as jamais eu un petit animal que tu aimais et dont tu ne supportais pas de te séparer ?
—
Non, pas vraiment.
Je reste interloquée, ne sachant comment interpréter sa réponse.
—
J'ai grandi à une époque où les bêtes n'étaient pas encore des animaux de compagnie. Quand j'ai découvert l'élixir, j'ai compris que je n'avais pas intérêt à m'attacher à des créatures mortelles.
J'acquiesce d'un signe de tête, et en surprenant le regard qu'il jette sur Mascotte, je pressens qu'il est peut-être possible de négocier.
-
Il est très dur de se séparer d'un animal qu'on a chéri, tu vois ?
Damen incline la tête et me regarde fixement.
-
Tu me demandes si je sais ce qu'on éprouve en perdant un être cher ?
Je baisse les yeux. Je me fais l'effet d'une gamine écervelée. Ça m'apprendra à parler à tort et à travers.
-
Et puis, il ne s'agit pas seulement de sauver un chat ou de lui assurer la vie éternelle, ajoute Damen.
En admettant que l'hypothèse soit envisageable chez les animaux. As-tu pensé à la réaction de Haven ? Comment lui expliquer que le chat qu'elle t'a confié à moitié mort se soit miraculeusement rétabli ? Il pourrait peut-être même redevenir un chaton, qui sait ?
Je soupire. Je n'avais pas vu plus loin que le bout de mon nez, comme d'habitude.
L'élixir, quand il fonctionne, ne se contente pas de vous guérir. Il vous transforme physiquement, je le sais d'expérience.
-
Le problème, ce n'est pas de savoir si l'élixir est efficace ou non sur les animaux, poursuit-il. Je n'en ai d'ailleurs aucune idée. Ce n'est pas non plus de se prendre pour Dieu et décider qui doit mourir ou qui doit vivre. Nous savons tous les deux que je ne suis pas compétent en la matière. Non, il s'agit de préserver notre secret. Je ne doute pas de tes bonnes intentions, mais tu risques d'éveiller les soupçons de Haven. Elle va se poser des questions auxquelles tu ne sauras pas répondre sans entrer dans les détails. Elle a senti que l'on cachait quelque chose. Il est plus que jamais nécessaire de faire profil bas.
J'ai la gorge serrée. C'est le comble du ridicule : posséder des pouvoirs magiques extraordinaires, et ne pas pouvoir s'en servir pour aider ceux qu'on aime.
Damen pose gentiment sa main sur mon bras après s'être assuré de la présence du voile.
-
Je regrette, Ever. C'est triste, mais c'est dans l'ordre des choses. Les animaux s'y résignent bien mieux que les humains, crois-moi.
Je me blottis contre lui. Il sait me réconforter, même dans les situations pénibles.
-
Je le sais, mais Haven me fait de la peine. C'est la guerre entre ses parents, elle risque de déménager...
Elle remet tout en question, un peu comme moi quand mon monde a basculé.
-
Ever...
Ses lèvres sont toutes proches. Je ferme les yeux et lui donne un long baiser... Notre minute de tendresse est interrompue par les piaillements des jumelles dévalant l'escalier.
-
Damen ! Romy ne veut pas que je... J'halluciné ! C'est un chat ?
-
Depuis quand Rayne a-t-elle appris à dire « j'halluciné » ? je demande à Damen par la pensée.
Il se contente de rire.
-
Ne t'approche pas trop, et surtout ne crie pas, lui intime-t-il. Il est très malade.
Je crois qu'il n'en a plus pour longtemps.
-
Pourquoi ne pas le sauver, alors ?
Romy nous rejoint et trois paires d'yeux implorent Damen.
Il prend un ton de père de famille autoritaire.
-
Parce que ça ne se fait pas, point final.
Rayne se penche sur Mascotte.
-
Pourtant, tu as sauvé Ever, et elle n'est pas aussi mignonne que lui.
-
Rayne... bougonne Damen.
La petite pouffe de rire.
-
Je plaisante ! Ça ne se voit pas ?
Je sais que c'est faux, mais je préfère ne pas insister. Je dois vite ramener Mascotte à la maison avant le retour de Haven. Je m'apprête à me lever, quand Romy s'agenouille devant moi, une main sur la tête du chat. Les yeux clos, elle se met à réciter une incantation que je ne comprends pas.
-
Romy, je t'interdis d'utiliser la magie sur cet animal, intervient Damen.
Romy soupire et s'accroupit par terre.
-
De toute façon, ça ne marche pas. Tu ne trouves pas qu'il ressemble à Sortilège au même âge ? demande-t-elle à sa sœur.
Rayne lui donne un coup de coude.
-
Tu parles de quelle incarnation ?
Et les deux fillettes d'éclater de rire.
-
C'était notre chat, explique Rayne en s'essuyant les yeux. Nous avions prolongé un petit peu la durée de sa vie.
Je jette un coup d'œil à Damen.
-
Ah, tu vois ?
Il fronce les sourcils.
-
Tu ne vas pas recommencer, Ever !
Romy le tire par la manche et le supplie du regard.
-
Dis, on peut avoir un chat ? Un petit chat noir, comme lui ? Ce sont des animaux très propres, et aussi d'excellents compagnons de jeu, tu sais. Alors, Damen, on peut ? S'il te plaît ?
-
Et puis, un chat noir nous aiderait peut-être à retrouver nos pouvoirs magiques, renchérit Rayne.
Un coup d'œil me suffit pour comprendre que la bataille est gagnée d'avance. Les jumelles obtiennent toujours ce qu'elles veulent, on dirait.
Damen affecte un air sévère.
-
On en reparlera plus tard.
Il est le seul à ne pas voir qu'il a déjà perdu la bataille.
Je me relève et gagne la porte du salon avec Mascotte, Damen sur mes talons.
-Tu n'es pas fâchée ? murmure-t-il en me raccompagnant à ma voiture.
Je secoue la tête. Impossible de lui en vouloir très longtemps.
—
Honnêtement, j'espérais que tu serais de mon côté, mais je comprends ton point de vue. J'aurais aimé aider Haven, tu vois ?
J'installe Mascotte dans sa corbeille sur la banquette arrière et referme la portière.
Damen me serre dans ses bras.
—
Ne la laisse pas tomber. Elle a plus que jamais besoin de toi en ce moment.
Il s'incline pour m'embrasser - ses mains me réchauffent au plus profond de mon être
-, puis il recule d'un pas pour me fixer de ses yeux pareils à deux lacs sombres et profonds. Damen, mon ami de toujours, mon roc, dont les intentions sont si droites et sincères. Pourvu qu'il ne découvre pas que j'ai rompu ma promesse de ne pas chercher à voir Roman !
Il saisit mon visage entre ses mains avec un sourire.
Je détourne les yeux. Je repense à Haven, à Roman, à Mascotte... Les erreurs s'accumulent, on dirait. Je me secoue pour chasser ces idées noires.
—
On se voit demain ?
Il me ferme la bouche par un nouveau baiser. La membrane d'énergie qui vibre entre nos lèvres n'amoindrit en rien la douceur de l'instant.
Un double cri nous parvient depuis l'étage.
—
Beurk ! C'est dégoûtant ! On ne veut pas voir ça !
Damen sourit et me regarde monter en voiture.
—
À demain !
dix-neuf
Tout avait pourtant bien commencé. La journée s'annonçait sous les meilleurs auspices. Je me suis levée, douchée, habillée. J'ai fait un détour par la cuisine pour jeter dans l'évier le bol de céréales et le verre de jus d'orange, préparés par ma tante
— pour la laisser croire que j'ai pris un bon petit déjeuner.
En route pour le lycée, j'écoute Miles ressasser ses histoires de Holt et de Florence. Je conduis en pilote automatique, impatiente de revoir Damen. Sa seule présence suffit à dissiper les nuages et illuminer ma vie, même si c'est éphémère.
En arrivant sur le parking de l'école, j'aperçois un monstrueux 4x4, parqué à côté de ma place habituelle. La panique me gagne quand je remarque Damen, appuyé contre cette énorme chose hideuse qui ressemble à une baleine échouée au milieu du bitume.
Miles manque s'étouffer.
- C'est une blague, ou quoi ? Ça ne t'amusait plus de prendre le bus, alors tu as choisi d'en conduire un à la place ?
Je ferme ma portière sans quitter des yeux Damen et son horrible gros machin. J'ai presque envie de remonter dans ma voiture et de prendre la fuite, quand il commence à nous faire l'article de sa monstrueuse machine, ses superbes performances en crash test et ses vastes banquettes arrière. Dans mes souvenirs, il ne se préoccupait pas trop de sécurité à l'époque où il m'emmenait dans sa voiture qu'il conduisait à un train d'enfer.
Damen devine mes réticences.
-
Je te rappelle que tu es immortelle, Ever, ce qui n'est pas le cas des jumelles.
Tant qu 'elles sont sous ma responsabilité, il est de mon devoir de les protéger.
Je me creuse la tête pour trouver une réplique cinglante, quand Haven interrompt le fil de mes pensées.
-
Miles, tu as vu ? Ils recommencent avec leur prétendue télépathie !
Miles hausse les épaules.
-
Aucune importance ! Il y a pire. Damen se balade au volant d'un tank !
Regarde derrière toi.
Haven se retourne pour observer l'horreur en question, garée à côté de ma petite décapotable.
-
C'est un tank ou un minibus de mère de famille ? Ça fait très quadragénaire pépère, en tout cas !
Miles opine.
-
Elle a raison. D'abord le gant, et maintenant ce truc-là ? Je ne sais pas ce qui t'arrive, mon vieux, mais tu files un mauvais coton. Je ne reconnais plus le beau ténébreux au look de rock star qui a débarqué dans cette école il y a quelques mois.
Je m'apprête à manifester mon approbation, lorsque Damen éclate de rire. Sa seule préoccupation, en bon père adoptif qu'il est devenu, c'est la sécurité et le bien-être des jumelles. Rien d'autre ne compte, pas même moi. Je dois admettre qu'il a raison, même si ça me laisse un goût amer dans la bouche.
Miles et Haven continuent à taquiner Damen sur son soudain manque de classe. Je les suis docilement sans mot dire.
Damen me prend la main.
—
Qu'y a-t-il, Ever ? Pourquoi es-tu fâchée ? C'est à cause du chat ? Je croyais que tu avais compris.
Je soupire en évitant de le regarder.
—
Cela n 'a rien à voir avec le chat. Cette histoire est réglée. Haven l'a ramené chez elle, et il va mourir sous son lit. Non. Je me torture les méninges à essayer de trouver une solution à notre problème, et pendant ce temps, tu ne penses qu'à produire des télés à écran plat et la voiture la plus horrible du monde pour pouvoir y trimballer les jumelles !
Je m'interromps. Si je ne me contrôle pas, je risque de prononcer des paroles que je vais regretter.
-
Tout est sens dessus dessous ! Je suis désolée si je me comporte comme une enfant gâtée, mais je ne supporte plus que nous ne soyons pas libres de nos mouvements. Tu me manques, Damen. Cette situation est intolérable. Entre les jumelles et mon job d'été qui commence bientôt, je me sens propulsée dans le monde des adultes responsables ! Ça vous donne un sacré coup de vieux ! Et de te voir au volant de ton mammouth n'arrange pas les choses !
Emportée par l'élan, je ne me suis pas rendu compte que je me suis exprimée à voix haute. Il me fixe avec une telle tendresse, une compassion si sincère que je me sens fondre.
-
Je me faisais une telle joie de passer l'été avec toi ! J'espérais que nous passerions nos journées ensemble, à la plage ou ailleurs. Je commence à déchanter.
Pour couronner le tout, Sabine a rendez-vous avec Monsieur Munoz, mon prof d'histoire ! Tu imagines ? Ils dînent ensemble vendredi soir !
J'ai la gorge serrée et des larmes me piquent les yeux. Quelle ironie : j'ai bientôt dix-sept ans, je suis immortelle, je possède des pouvoirs incroyables, et je suis coincée dans cette petite existence minable !
Damen me dévisage.
-
Tu as trouvé du travail ?
Sa remarque me fait rire malgré moi.
-
C'est tout ce que tu trouves à dire ?
Mais Damen est très sérieux.
-
Où ? insiste-t-il.
J'observe Miles et Haven disparaître dans leur salle de classe.
-
Chez Magie et Rayons de lune.
-
Pour y faire quoi ?
-
Je vais surtout m'occuper de la vente : tenir la caisse, gérer les stocks, ranger les rayons, lire l'avenir aux clients. Ce genre de choses, quoi.
Damen s'immobilise devant notre salle de classe.
-
Tu vas leur lire l'avenir ?
Je hoche la tête. J'ai encore manqué l'occasion de me taire. Je regarde mes camarades entrer. Je donnerais n'importe quoi pour leur emboîter le pas plutôt que poursuivre cette conversation.
-
Tu crois vraiment que c'est une bonne idée d'attirer l'attention sur tes talents ?
reprend Damen dès que nous sommes seuls.
-
Peut-être pas. Mais Sabine prétend que la discipline qu'impose un travail stable me fera du bien. Je crois surtout qu'elle veut garder un œil sur moi, connaître mon emploi du temps. Tu la connais, si je la laissais faire, elle installerait une caméra de surveillance dans ma chambre, comme pour un bébé. Alors j'ai pris les devants pour la tranquilliser. D'autant qu'elle a même essayé de me trouver un stage dans son cabinet. Tu imagines ? Enfermée de neuf heures à dix-sept heures dans un bureau, à classer de la paperasse ? Franchement ! Alors, quand Jude m'a annoncé qu'il avait besoin de quelqu'un pour la librairie, j'ai accepté immédiatement. Je n'avais pas le choix...
Damen a une drôle d'expression, distante, presque méfiante.
-
Jude ? Je croyais que la boutique appartenait à une certaine Lina !
-
Oui, c'est exact. Jude est son petit-fils. Enfin, pas exactement. Bref, Lina s'est occupée de lui. Elle l'a recueilli quand il a fui sa maison d'accueil. Une histoire de ce genre...
Je n'ai pas vraiment envie de m'étendre sur ce sujet. Surtout maintenant que Damen a des soupçons.
-
Et puis je pensais que ce serait pratique d'avoir accès à certains livres. Cela augmenterait nos chances de trouver l'antidote. Ne t'inquiète pas, je ne vais pas exercer sous mon propre nom. J'ai un pseudonyme.
-
Voyons voir, réfléchit Damen. Avalon ? C'est joli. Mais tu sais comment ça marche ? Ce n'est pas comme dans un confessionnal où tu protèges ton anonymat derrière une grille. Les clients qui payent pour des séances de voyance voudront savoir à qui ils ont affaire. C'est une question de confiance. Comment comptes-tu t'y prendre si tu te retrouves devant quelqu'un que tu connais ? Tu y as pensé ?
J'esquisse une moue contrariée. Je pensais avoir contourné la difficulté : faire plaisir à Sabine et rechercher en même temps l'antidote. Et voilà que Damen flanque tout par terre. J'ai envie de lui décocher une remarque acide, du style : « Je suis voyante, au cas où tu l'aurais oublié ! Si des gens de ma connaissance prennent un rendez-vous, je le saurai à l'avance, tu ne crois pas ? »
L'arrivée de Roman me coupe le sifflet.
À ses côtés, un certain Marco. Celui qui avait débarqué de sa Jaguar au moment où je sortais de chez Roman, l'autre nuit.
Ils marchent d'un pas vif, les yeux fixés sur moi. Roman me provoque de son regard moqueur, impitoyable. Il se prépare à exploiter notre petit secret, aucun doute.
Damen s'interpose aussitôt.
-
Contrôle-toi, Ever. Ne réagis pas. Je m'en occupe.
Par-dessus son épaule, j'aperçois les deux garçons marcher droit sur nous, comme un train en marche. Le visage de Roman devient soudain flou, et je ne vois plus que ses yeux d'un bleu surnaturel, son sourire narquois, son tatouage ondoyant.
J'ai à peine le temps de penser que c'est entièrement ma faute. Si j'avais tenu ma promesse, je ne me trouverais pas dans un tel pétrin. Je me sens happée par l'énergie de Roman, aspirée dans une spirale infernale où se mêlent des images de Damen, l'antidote empoisonné, mon imprudente visite, Haven, Miles, Florence, les jumelles...
Leurs traits se brouillent, mais je comprends que Roman veut me montrer un tableau d'ensemble. Dont il tire les ficelles. Un jeu macabre où nous ne sommes que de vulgaires pions entre ses mains.
Soudain, il relâche son emprise et lance :
-
Salut les amis !
Je vacille. Damen me soutient et m'entraîne dans la salle de classe, loin de Roman. Il me murmure des mots d'apaisement et de réconfort, convaincu que le pire est passé.
Mais je sais que ce n'est que le début. Le pire est à venir. Aucun doute là-dessus. Et la cible à abattre, c'est moi.