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Ever, tu es là ?
Je ferme en vitesse la fenêtre Google sur mon écran et retourne à la dissertation que je suis censée rédiger. Je n'ose pas imaginer la réaction de Sabine si elle me voyait chercher sur Internet de vieilles formules alchimiques, au lieu de plancher sur mes devoirs.
Je ne peux pas m'en empêcher. C'est bien gentil de rester lovée contre Damen à écouter nos deux cœurs battre à l'unisson, mais je vais vite m'en lasser. J'aspire à vivre une vraie relation, sans barrières. Je rêve de savourer le contact de sa peau, comme avant. Et quand je veux quelque chose...
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Tu as dîné ? demande Sabine en posant une main sur mon épaule.
Je m'y attendais si peu que je me laisse envahir par un flot d'images : la fameuse rencontre au Starbucks vue par ma tante. Hélas, sa version ne diffère guère de celle de M. Munoz. Ils ont l'air radieux et pleins d'espoir. Le bonheur de Sabine me console, après tout ce qu'elle a enduré à cause de moi. C'est vrai qu'elle le mérite. Je me rassure en me rappelant la vision que j'ai eue de l'homme de sa vie, un homme charmant qui travaille dans le même immeuble. Je devrais peut être agir pour tempérer son enthousiasme, vu que ce petit flirt n'a pas d'avenir. Non, j'ai déjà pris un risque insensé en révélant mes dons à mon professeur. Si j'ouvre la bouche, Sabine va suspecter quelque chose, et je ne peux pas me le permettre.
Je pivote sur ma chaise pour échapper à son étreinte. Je ne tiens pas à en savoir davantage.
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Oui, j'ai dîné. Damen a fait la cuisine.
Ce n'est pas vraiment un mensonge. Après tout, c'est Damen qui a confectionné mon élixir.
Sabine recule d'un pas, la mine inquiète.
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Damen ? Voilà un moment que je n'avais pas entendu parler de lui. Vous êtes de nouveau ensemble ?
J'ai envie de me gifler. Quelle idiote d'en parler à la légère, sans préparer le terrain !
Je hausse les épaules et laisse mes cheveux retomber sur mon visage pour dissimuler ma gêne. J'attrape une mèche et fais mine d'en inspecter les pointes, même si elles sont en parfaite santé.
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Oui, enfin... nous ne sommes plus fâchés. Plus du tout, même... Comment dire...
On s'aime comme des fous sans pouvoir se toucher — sinon, c'est direction l'abysse infernal pour l'éternité.
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Oh, après tout, je crois qu'on peut dire que nous sommes ensemble, j'ajoute avec un sourire forcé qui manque me déchirer les lèvres, en espérant que Sabine m'imitera.
Elle passe une main dans ses cheveux dorés, de la même nuance que les miens avant que l'élixir ne les éclaircisse davantage. Après quoi, elle s'assied sur mon lit, croise les jambes et pose sa serviette. Autant d'indices prouvant qu'elle est sur le point de se lancer dans l'un des monologues interminables et embarassant dont elle a le secret.
Elle inspecte mon jean délavé et mon tee shirt blanc à la recherche d'indices, de symptômes, de signes trahissant l'adolescente en détresse. Elle a dû rayer la boulimie et l'anorexie de la liste, depuis que l'élixir m'a fait prendre dix bons centimètres et quelques muscles - alors que je ne suis pas plus accro au sport qu'auparavant. À
présent que mon alimentation ne la tourmente plus, ce sont les aléas de ma relation avec Damen qui lui mettent la puce à l'oreille. Elle vient de terminer la lecture d'un livre pour parents dépassés, soutenant que les amours tumultueuses sont souvent la cause de comportements à risques chez les jeunes. Jargon mis à part, ils n'ont peut-
être pas tort, mais je défie quiconque de résumer ou d'expliquer ma relation avec Damen en un seul chapitre !
Sabine rassemble son courage avant de débiter :
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Et... tu es heureuse ? Je ne dis pas que tu ne devrais pas, Ever. J'aime beaucoup Damen, vraiment. C'est quelqu'un de poli et d'attentionné, et il a les pieds sur terre, ce qui ne gâche rien. Je trouve pourtant son assurance un peu curieuse chez un garçon aussi jeune. Parfois, j'ai l'impression que, je ne sais pas... qu'il est trop âgé pour toi, peut-être. C'est drôle, non ?
Je repousse mes cheveux pour mieux la voir. C'est la deuxième fois aujourd'hui que l'on me pose des questions sur lui - sur nous. Haven a presque deviné notre pouvoir de télépathie, ce midi, et voilà que Sabine trouve Damen trop mûr pour son âge. Si elle savait ! Ce n'est pas si incroyable, au fond, mais le fait qu'elles se sont aperçues de quelque chose m'inquiète un peu.
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Ce que je veux dire, c'est que bien qu'il n'ait que quelques mois de plus que toi, il paraît beaucoup plus expérimenté. Trop, si tu veux mon avie , je ne voudrais pas que tu te sentes obligée de faire quelque chose que tu pourrais regretter par la suite.
J'ai toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire .Dire que ma tante me voit dans le rôle de l'innocente jeune fille pourchassée par le grand méchant loup ! Dans cette histoire, c'est moi la prédatrice, moi qui viens de risquer la vie de Damen en me jetant dans ses bras.
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Je parle sérieusement, Ever, insiste ma tante. Il peut dire et penser ce qu'il veut, tu es seule maîtresse de ton corps. À toi de décider quand, comment et avec qui.
Même si tu as des sentiments pour lui, cela ne l'autorise pas à...
Je lui coupe la parole avant de mourir d'embarras.
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Tu n'y es pas du tout, Sabine. Damen n'est pas du genre à me forcer la main.
C'est un vrai gentleman, je t'assure. Ce n'est pas la raison pour laquelle nous nous sommes séparés. Je sais où je vais. Fais-moi confiance, d'accord ?
Elle me considère pensivement, son aura orange vif . Elle aimerait me croire, mais se demande si ce n'est pas une erreur. Elle finit par se lever, ramasse son sac, fait mine de sortir, mais s'arrête sur le seuil de la porte.
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Oh, j'allais oublier l'essentiel...
Je suis tentée de me faufiler dans sa tête pour savoir à quoi m'attendre, mais je me suis juré de respecter sa vie privée et de ne lire ses pensées qu'en cas d'urgence.
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Puisque l'année scolaire s'achève et que tu n'as pas mentionné de projets de vacances, je me disais que ce serait peut-être une bonne expérience pour toi de trouver un petit boulot, histoire de t'occuper quelques heures par jour. Qu'en penses-tu
?
Ce que j'en pense? J'en pense que j'aurais mieux fait de lire dans ta tête pour me préparer au choc ! Ce n 'est pas une urgence, c'est une alerte rouge !
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Ne t'inquiète pas, je ne parle pas d'un emploi à plein temps. Tu pourras aller à la plage avec tes amis. Je suis sûre que cela te ferait du bien de...
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C'est une question d'argent, n'est-ce pas ?
S'il s'agit de payer ma part des courses et des factures, ce n'est pas un problème. Elle peut même puiser dans l'assurance vie de mes parents. Mais il est absolument hors de question qu'elle prenne de mon temps. Ne serait-ce qu'une journée. Hors de question.
On dirait que j'ai touché un nerf sensible. Sabine rosit et baisse les yeux. Pour quelqu'un qui gagne sa vie en damant le pion à des multinationales, elle est d'une pudeur extrême quand il s'agit de finances.
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Non, cela n'a rien à voir avec l'argent, Ever ! Je pensais simplement que ce serait l'occasion de rencontrer du monde, d'apprendre quelque chose de nouveau. De rompre la routine pour quelques heures. Et...
Et de t'éloigner de Damen. Je n'ai pas besoin de sonder son esprit pour comprendre que le fond du problème est là. Notre idylle renaissante ne l'enchante pas et elle est bien décidée à nous éloigner l'un de l'autre. Je comprends son inquiétude, quand elle m'a vue si déprimée au cours des semaines où nous étions séparés, mais elle se trompe quant aux raisons de cette séparation et je ne vois pas comment le lui expliquer sans me trahir.
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Un poste de stagiaire vient de se libérer au cabinet. Il suffit que j'en touche deux mots à mes patrons, ils t'embaucheront volontiers.
Les yeux brillants et la mine réjouie par ce qu'elle pense être une excellente nouvelle, Sabine semble s'attendre a me voir sauter de joie.
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Les stages ne sont-ils pas réservés aux étudiants en droit ?
J'espère avancer un argument massue : après tout, je n'ai pas le début de la moindre compétence en la matière.
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Non, non, ce n'est pas un stage technique, tu sais. Il s'agit plutôt de répondre au téléphone et de classer des dossiers. Rien de bien excitant, je te l'accorde. D'autant que la rémunération est plutôt symbolique. Mais c'est toujours appréciable sur un CV, et il y a une petite prime à la fin de l'été. Cela constituerait une distraction construc-tive et aussi un sérieux coup de pouce pour entrer dans une université prestigieuse.
Tiens, voilà encore quelque chose qui m'obsédait dans mon ancienne vie : mes études. Je les avais presque oubliées. Franchement, quel intérêt y a-t-il à se morfondre d'ennui pendant d'interminables heures de cours, quand il me suffit de placer la main sur un livre ou de me connecter à l'esprit d'un professeur pour connaître toutes les réponses ?
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Réfléchis, Ever, c'est une excellente expérience, ajoute Sabine, visiblement agacée par mon silence. J'ai lu dans des livres spécialisés que cela permettait d'apprendre l'autodiscipline, de se frotter un peu aux responsabilités - bref, de se forger le caractère. Ce serait parfait pour toi, je pense, et je serais vraiment ennuyée de voir quelqu'un d'autre obtenir ce poste.
Génial, les conseils avisés d'un expert à deux sous vont me gâcher l'été.
Je suis furieuse contre Sabine. Soudain, je me rappelle dans quelles dispositions elle se trouvait à mon arrivée : calme, tranquille, détendue. Elle me faisait confiance et me laissait vivre à ma guise. C'est à cause de moi qu'elle a changé. C'est le résultat de mon exclusion temporaire du lycée pour état d'ébriété, mon refus d'avaler autre chose que mon élixir, et ma récente mésaventure avec Damen. La seule solution qu'elle a trouvée est ce fichu stage, qu'elle veut m'infliger à tout prix.
Le hic, c'est que je ne peux pas me permettre de passer l'été à jongler avec des piles de dossiers ou à jouer les standardistes. Trouver l'antidote risque de me prendre beaucoup de temps. Et ce n'est pas en passant des heures à m'échiner sous l'œil vigilant de Sabine et de ses collègues que j'y parviendrai.
Mais comment le lui signifier sans la mettre hors d'elle ? Il va falloir jouer serré.
Courage. Surtout, ne pas me mordre les lèvres, ne pas triturer l'ourlet de mon tee-shirt, la regarder bien en face. C'est parti !
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Sur le principe, je suis d'accord avec toi. L'idée de me confronter au monde du travail ne me déplaît pas, au contraire. Mais tu en as déjà tellement fait pour moi que je préférerais me débrouiller seule, pour une fois. Et puis, je dois avouer qu'être enfermée dans un bureau ne me tente pas vraiment. J'aimerais éplucher les petites annonces, voir un peu ce qui se présente. De cette façon, je pourrai payer ma part des factures et de nourriture.
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Ta part de nourriture ? s'esclaffe Sabine. Ce ne sera pas difficile, tu ne manges rien ! Non, Ever, je ne veux pas de ton argent. Mais je peux t'aider à ouvrir un compte d'épargne, si tu veux.
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Entendu ! Super !
J'ai besoin d'une épargne comme une poule d'une brosse à dents, mais la diversion est bienvenue, du moment qu'elle ne pense plus à ce maudit stage.
Sabine réfléchit un instant en tambourinant mii le mon tant de la porte.
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Bon, je te laisse une semaine pour trouver quelque chose.
Je montre un sang-froid admirable. Une semaine ? (Comment décrocher un job en une semaine, pour la première fois de ma vie, qui plus est ? Je ne sais même pas par où commencer ! Serait-il possible de matérialiser un emploi par la pensée ?
Sabine lit la détresse sur mon visage.
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Le délai est très court, je sais, mais ce serait vraiment trop dommage que quelqu'un d'autre obtienne ce poste alors qu'il t'irait comme un gant, j'en suis sûre.
Sur ces mots, elle sort et ferme la porte derrière elle, me laissant complètement sonnée, hébétée. J'observe les dernières paillettes orange scintiller à l'endroit où elle se trouvait l'instant auparavant, les résidus tenaces de son champ magnétique. Quelle ironie ! Moi qui me moquais de Damen parce qu'il pensait pouvoir se trouver un travail, me voilà dans la même situation, avec de surcroît un lourd handicap : six siècles d'expérience en moins !