sept
Je craignais qu'il refuse de me suivre dans un lieu surnaturel qui n'obéit qu'à la magie. Nous débarquons sans dommage dans la vaste prairie de l'Été perpétuel.
Damen se relève, défroisse son jean et me tend la main.
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Bravo ! Je n'aurais jamais pu créer le portail aussi vite.
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Tu exagères ! C'est toi qui m'as initiée.
Je m'abandonne au paysage enchanteur. Les fleurs, les arbres frémissants, tout ici respire l'énergie universelle la plus pure.
Je rejette la tête en arrière pour mieux offrir mon visage à la lumière vaporeuse, et me rappelle la dernière fois où je suis venue. J'avais créé un double de Damen pour danser dans ses bras, avant de le quitter.
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Tu ne m'en veux pas de t'avoir conduit ici ? je demande d'une voix incertaine.
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Bien sûr que non. Je ne me lasse pas de l'Été perpétuel. Il symbolise la beauté et l'espérance du monde.
Main dans la main, nous déambulons dans l'herbe souple et drue. Sous nos pieds, des fleurs sauvages ploient leurs corolles bigarrées. Rien n'est impossible en ce lieu enchanteur. Y compris - je l'espère - notre amour.
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Cet endroit m'a manqué, sourit Damen. J'ai l'impression qu'il y a des lustres que nous n'y étions venus.
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C'était bizarre de se rendre ici sans toi. Je l'ai découvert sous un nouvel aspect.
Je te montrerai plus tard. Pour l'instant...
Je l'entraîne vers une cabane en bois de style balinais, perchée au bord du ruisseau arc-en-ciel. J'écarte les rideaux de dentelle et m'installe sur un canapé crème moelleux. Damen me rejoint et nous nous absorbons dans la contemplation des poutres de cocotier délicatement sculptées.
Je ferme les tentures d'une pensée. Je tiens à ce que rien ne vienne troubler notre abri.
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Où sommes-nous, exactement ? questionne Damen.
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J'ai vu une cabane de ce genre en couverture d'un magazine. Elle m'a tellement plu que j'ai décidé d'en reproduire une pareille pour nous seuls. Tu sais, un repère secret où l'on peut venir faire... ce qu'on veut.
Je détourne la tête, le cœur en folie et les joues en feu. En six siècles, il n'a jamais connu pire séductrice que moi, j'en suis certaine.
Damen éclate de rire et m'attire contre lui. Seul un mince film d'énergie scintillante nous sépare et nous protège.
Les yeux clos, je savoure la chaleur délicieuse de son corps contre le mien. Nos cœurs battent à l'unisson, dans un même élan, comme s'ils souffraient également de ne pouvoir se toucher et déployaient leurs efforts pour se rapprocher l'un de l'autre.
C'est si bon, si naturel que je me blottis plus près encore et enfouis mon visage dans le creux de son cou. Je brûle de poser mes lèvres sur sa peau douce et suave. Mais Damen se ressaisit et court se réfugier à l'autre bout de la pièce, m'abandonnant sur le coussin blanc.
Je me redresse et finis par le découvrir tremblant comme une feuille, le regard fou. Je me lève pour le rejoindre, mais il recule, une main tendue devant lui.
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Damen ? Qu'est-ce qui t'arrive ?
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Ne me touche pas. Surtout, reste où tu es, n'approche pas.
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Mais pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai fait ? Je croyais qu'il ne nous arriverait rien de mal ici... Enfin... je veux dire... je pensais que nous pourrions...
Je tremble si fort que je suis incapable de terminer ma phrase. Les yeux de Damen s'assombrissent, au point que la pupille se confond avec l'iris. Son regard est dur, sa voix cassante, à mille lieues de sa douceur coutumière.
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Tu n'y es pour rien, Ever, mais... Comment sais-tu qu'il ne peut rien nous arriver ici ?
Je baisse les yeux, anéantie par ma bêtise. Je rêvais tellement de cet instant que j'ai failli le tuer.
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Euh... je croyais...
Voilà à quoi cela mène d'avoir une tête sans cervelle. On s'expose à passer pour une andouille, criminelle de surcroît.
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Je suis désolée. J'ai agi sans réfléchir. Je ne sais pas quoi dire.
Je fléchis les genoux et les entoure de mes bras, comme pour me faire toute petite et disparaître sous terre. Pourtant, je ne parviens pas à envisager qu'un malheur puisse nous frapper en ce lieu magique aux fabuleuses vertus curatives. Où pourrions-nous être en sécurité, sinon ?
Damen répond à ma question muette.
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L'Été perpétuel renferme la potentialité de toute chose. Jusqu'à présent, nous n'avons vu que le côté bienfaisant, mais qui nous dit qu'il n'existe pas une face cachée, maléfique? Nous ne savons rien de cet endroit, Ever, réfléchis.
Je me souviens que les jumelles, Romy et Rayne, avaient tenu des propos semblables, lors de notre première rencontre. Damen fait apparaître un joli banc de bois sculpté et m'invite à m'y asseoir. Je m'installe le plus loin possible pour ne pas le faire fuir.
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Viens plus près. Je veux te montrer quelque chose. C'est important. Ferme les yeux et écarte de ton esprit les pensées parasites. Tu vas y arriver ?
J'obéis et tente de balayer la litanie paranoïaque qui me sert de mantra : Qu 'est-ce qui se passe ? Est-ce qu 'il m'en veut ? Bien sûr que oui ! Comment ai-je pu être aussi bête ? Pourra-t-il jamais me pardonner, m'accorder une deuxième chance ?
J'attends quelques minutes, sans succès, je ne ressens qu'un vide immense, d'une noirceur compacte.
Je lorgne de son côté, mais très concentré, Damen garde les yeux obstinément fermés.
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Je ne vois pas où tu veux en venir.
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Chut. Écoute, regarde au fond de toi, tu distingueras ce que je t'envoie.
Je m'applique du mieux possible, mais je n'entends qu'un silence inquiétant et ne vois qu'un vaste désert obscur. Je dois m'y prendre de travers.
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Euh... Damen. Je suis désolée, mais je ne perçois que le silence et le vide.
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Exactement. Maintenant, prends ma main et laisse toi glisser sous la surface.
Sers toi de tous les sens et dis moi ce que tu vois.
J'obtempère et tente de déchirer la noirceur solide qui m'entoure, mais je ne rencontre que le même vide abyssal.
Et puis...
Soudain...
Le gouffre m'aspire. Je dégringole dans les ténèbres, la tête la première. Rien ne semble pouvoir m'arrêter ni me freiner. Je hurle d'effroi. Brusquement, tout s'arrête.
Le cri, la chute... Je reste en suspens, sans attache. Je flotte dans le noir, seule au milieu de ce tissu sépulcral, perdue dans cet abysse sans lumière, abandonnée dans ce vide vertigineux, ce monde oublié où régnent les ténèbres. Alors l'horrible vérité me pénètre peu à peu : c'est ici que je vais vivre, maintenant.
Un enfer sans issue.
J'essaie de fuir, je hurle, j'appelle au secours... en vain. Je suis paralysée, comme prisonnière des glaces, seule pour l'éternité. Séparée des êtres qui me sont chers, de toute forme d'existence. Je n'ai d'autre choix que de me résigner. Ma tête se vide, mon corps s'alourdit.
Inutile de lutter, personne ne peut me sauver.
Le temps passe et je reste là, solitaire pour l'éternité, tandis qu'une ombre cherche à se frayer un chemin vers ma conscience, à m'atteindre sans y parvenir.
Et puis...
Soudain...
Quelque chose m'arrache à cet enfer : les bras de Damen. Quel soulagement de voir son beau visage inquiet penché au-dessus du mien ! Il me serre contre lui, des sanglots dans la voix.
- J'ai eu si peur ! J'ai cru que je t'avais perdue, que tu ne reviendrais jamais !
Je m'accroche à lui, tremblante, trempée de sueur, le cœur battant à se rompre. Jamais je ne m'étais sentie aussi abandonnée, détachée de tout. Je me presse contre lui, comme si je craignais qu'il m'échappe à nouveau. Mon esprit se connecte au sien pour connaître la raison d'une telle épreuve.
Damen se dégage et saisit mon visage entre ses mains.
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Pardon, Ever. Je n'avais pas l'intention de te punir, ni de te faire du mal. Je voulais te montrer quelque chose. Il fallait que tu vives d'abord cette expérience pour comprendre.
J'approuve mentalement, encore trop secouée pour parler. J'ai l'impression d'avoir éprouvé la mort en direct.
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Voilà ! s'écrie Damen, les yeux écarquillés. C'est exactement ce qui se passe.
L'âme cesse d'exister.
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Et cet endroit horrible, c'était quoi ? j'articule tant bien que mal.
Damen détourne les yeux.
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Ce qui nous attend. Le pays des Ombres. La négation absolue et éternelle de l'âme. Je croyais - j'espérais - que ce sort funeste m'était réservé... Nous voilà fixés. Il te guette aussi, Ever. Promets-moi d'être extrêmement prudente.
Je cherche les mots pour lui répondre, mais il prend les devants.
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Depuis quelques jours, je revois des bribes de mon passé, proche et lointain.
Quand nous avons mis les pieds ici, c'est le fil de ma vie qui a commencé à défiler.
Lentement, puis de plus en plus vite, jusqu'aux semaines où Roman me tenait sous sa coupe. j'ai revu ma mort, Ever, Les quelques secondes après que tu as rompu le cercle des jumelles, avant que tu ne me fasses boire l'antidote. J'agonisais, et mon existence entière s'est déroulée devant mes yeux : six cents ans de vanité sans limites, de pur narcissisme, d'égoïsme forcené. J'ai revu la totalité de mes actions - de mes méfaits, devrais-je dire - ainsi que leurs conséquences, les répercussions physiques et mentales sur mon entourage. Excepté quelques rares instants de bonté, ce furent six siècles de débauche égocentrique. Je ne prêtais aucune attention à autrui, et perdais mon âme au profit de mes caprices matérialistes. Voilà qui confirme ce que je pressentais : mon karma est la cause des obstacles qui se dressent entre nous.
Son regard exprime une telle souffrance que je dois me retenir de le serrer contre moi pour le consoler. Je sens qu'il n'a pas fini, que le pire est à venir.
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Et quand je suis mort, Ever, je ne suis pas venu ici. Je me suis retrouvé dans un lieu radicalement différent, l'exact opposé de l'Été perpétuel. Un endroit terriblement froid et obscur, le pays des Ombres. J'ai vécu la même expérience que toi. Je flottais, seul et détaché de tout, suspendu dans le néant pour l'éternité. J'ai ressenti ce que tu viens de décrire : je n'avais aucun lien avec le monde, plus d'âme, plus rien.
Je suis glacée d'inquiétude. Je ne l'avais encore jamais vu si las, blasé, rongé de remords.
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Je viens enfin de comprendre ce qui m'a échappé pendant ces longues années.
Seul notre corps physique est immortel. Pas notre âme.
Je suis incapable de soutenir son regard, et même de respirer. Un vrai cauchemar.
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Le même destin t'attend toi aussi, et c'est moi qui t'y ai condamnée, si, par malheur, il t'arrivait quelque chose.
Je porte instinctivement la main à ma gorge, mon chakra le plus vulnérable d'après Roman, le siège de mon manque de discernement, ma plus grande faiblesse. Peut-être existe-t-il un moyen de le protéger ?
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Comment savoir ? Cela s'est passé en quelques secondes, tu l'as dit toi-même.
Tu as pu te tromper, non ? Ce que tu as vu n'était peut-être qu'une étape ? Je t'ai ramené à la vie trop vite pour que tu aies le temps d'arriver jusqu'ici, tu ne crois pas ?,
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Ever, qu'as-tu vu au moment de ta mort, tu te rappelles ? Où étais-tu entre le moment où ton âme a quitté ton corps et celui où je t'ai ramenée à la vie ?
J'examine les arbres, les fleurs, le ruisseau. Ce jour-là, je m'étais retrouvée dans ce même champ, et j'étais si enivrée par ces parfums, éblouie par la brume qui chatoyait au-dessus de ma tête, par le sentiment d'amour infini qui m'enveloppait, que j'aurais voulu rester là pour toujours, ne plus jamais quitter ce lieu paradisiaque.
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Tu n'as pas vu l'abîme glacé, parce que tu étais encore mortelle. Tu venais de mourir d'une mort naturelle, si je puis dire. Mais dès la première gorgée d'élixir que je t'ai fait boire, tout a changé. En t'offrant l'immortalité, je t'ai en même temps dépossédée de l'Été perpétuel, et tu ne pouvais pas davantage gagner l'autre côté du pont. Je t'ai condamnée au pays des Ombres.
Les yeux baissés, il a l'air si découragé que j'ai peur de le perdre pour de bon.
Soudain, il relève la tête.
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Nous pouvons vivre éternellement sur cette Terre, toi et moi. Mais si l' un de nous venait a mourir nous nous perdrions dans ces abysses obscurs et serions séparés à jamais.
Je voudrais lui dire qu'il se trompe, mais je reste silencieuse. C'est inutile, il me suffit de plonger mes yeux dans les siens pour entrevoir la vérité.
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Je ne sous-estime pas les pouvoirs de ce lieu, puisque la mémoire m'est revenue à l'instant où nous sommes arrivés, reprend-il. Mais nous ne pouvons pas prendre le moindre risque. Il nous faut garder la tête froide, même si le désir que nous éprouvons l'un pour l'autre est ce qu'il y a de plus pur au monde. Rien ne nous prouve que le poison de Roman ne fonctionne pas ici. Dans le doute, la prudence est de mise.
Je veux rester en vie, ne serait-ce que pour te protéger.
-
Me protéger, moi ? Mais c'est toi qu'il faut sauver ! Et c'est ma faute, d'ailleurs ! Si je n'avais pas...
—
Ever, écoute, coupe-t-il d'une voix ferme. Une bonne fois pour toutes : tu n'as rien à te reprocher, d'accord ? J'ai honte, quand je repense à ma vie passée. J'ai mérité ce qui m'arrive. Pendant des siècles, je me suis si peu soucié de mon âme que mon karma se venge maintenant. Malheureusement, je t'ai entraînée avec moi, mais je ferai mon possible pour t'éviter ce sort atroce. C'est tout ce qui compte, tu m'entends ?
Je ne veux pas mourir, parce qu'il faut que je trouve une astuce pour empêcher Roman, ou ses sbires, de te faire du mal. Or, pour rester en vie, je ne dois pas te toucher. Jamais. Le jeu n'en vaut pas la chandelle.
Ses paroles se bousculent dans ma tête, suscitant un tourbillon de pensées. Pourtant, même si j'ai eu un aperçu du pays des Ombres, je ne regrette pas d'être immortelle.
—
Et... et les autres orphelins ? j'en ai compté six. Que sont-ils devenus ? Ont-ils tous mal tourné, comme Roman et Drina, à ton avis ?
Damen se met à arpenter la pièce.
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Je pensais qu'ils seraient trop vieux pour représenter une menace sérieuse.
Après cent cinquante ans, les effets de l'élixir s'estompent. La seule explication est que, au cours de notre mariage, Drina a dû mettre des bouteilles en réserve et les donner à Roman. Il est sans doute parvenu à retrouver la formule et a approvisionné les autres.
Drina... J'ai l'intuition qu'elle doit être prisonnière du pays des Ombres. Elle avait beau incarner la méchanceté, elle ne mérite pas ce sort. Personne ne le mérite, d'ailleurs.
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C'est donc là où j'ai expédié Drina, quand je l'ai...
Je m'interromps, incapable de poursuivre. Damen revient s'asseoir tout près de moi.
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Ce n'est pas toi qui l'y as envoyée. C'est moi. En lui donnant l'immortalité, j'ai scellé son destin, comme le tien.
Sa chaleur me réconforte, presque autant que ses efforts pour me convaincre de mon innocence. Je ne suis pas coupables d'avoir condamné mon ennemie jurée à errer clans cet enfer de noirceur.
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Je m'en veux tellement, si tu savais, ajoute-t-il. Je regrette de t'avoir entraînée là-dedans. J'aurais dû te laisser mener ta vie. L'existence aurait été tellement plus simple si tu ne m'avais pas rencontré...
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Non ! c'est faux. De toute façon, il est trop tard, tu sais très bien qu'il est illusoire de refaire le monde avec des « si » ! Nous sommes faits l'un pour l'autre, donc nous devons partager le même sort, que tu le veuilles ou non.
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Et si j'avais commis une grossière erreur en créant quelque chose qui n'a pas sa place dans ce monde ? Y as-tu pensé ?
Quoi que je dise, il est trop entêté pour se laisser convaincre. Je dois lui prouver qu'il se trompe. Par chance, je sais exactement par où commencer.
Je bondis sur mes pieds et le prends par la main.
- Viens ! Nous n'avons pas besoin de Roman, ni de personne. Je sais où trouver les réponses à nos questions.