éternels

tome 3 : le pays des

ombres

alyson noel

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Laurence Boischot et Sylvie Cohen ÉDITIONS DE NOYELLES

Déjà parus :

Éternels, tome 1 : Evermore

Éternels, tome 2 : Lune bleue

À paraître :

Éternels, tome 4 : Dark Flame

Titre original : The Immortals - Shadowland

Première publication par St. Martin's Griffin © Alyson Noël, 2009.

© Éditions Michel Lafon, 2010, pour la traduction française 7-13, boulevard Paul-f.milc-Vii toi Ile de la Jatte 92521 Ncuilly sur Seine Cedex www.michel lufbn.mm

« Le destin n'est rien d'autre que la somme des actes commis dans un état antérieur de l'existence. »

Ralph Waldo Emcrson

un

Damen me fixe de son regard sombre semblant m'implorer de l'écouter. D'un geste du bras, il embrasse l'horizon sur le point de se fondre dans l'obscurité.

-

Tout est énergie, déclare-t-il. Ce qui nous entoure, l'Univers qui nous paraît si solide, n'est qu'illusion, le résultat des vibrations incessantes de l'énergie pure. Notre perception des choses nous fait croire qu'elles sont solides, liquides ou gazeuses, mais d'un point de vue quantique, seules existent des particules au sein d'autres particules.

Seule existe l'énergie pure.

Je fais mine d'acquiescer, tandis qu'une petite voix dans ma tête me répète : Allez, dis-lui ! C'est le moment ou jamais ! Arrête de tourner autour du pot, prends ton courage à deux mains et vas-y !

Je n'en fais rien. Je garde le silence. Je le laisse poursuivre, soulagée de ce répit.

-

Lève ta main, m'enjoint-il.

Il s'approche, la paume dressée vers moi. J'obéis en veillant à éviter tout contact physique.

-

Bon. Maintenant, dis-moi ce que tu remarques.

Où veut-il en venir ?

-

Euh... je vois cinq doigts un peu pâlots, un ou deux grains de beauté, et des ongles qui auraient bien besoin d'une manucure...

Damen me décoche un sourire ravi, comme si je venais de réussir le test le plus ardu du monde.

-

Exactement. Mais si tu percevais les choses telles qu'elles sont en réalité, ton jugement serait complètement différent. Tu distinguerais un grouillement de molécules, formées de protons, neutrons, électrons et quarks. Et à l'intérieur de ces particules élémentaires, dans l'infiniment petit, tu observerais l'énergie pure qui vibre et se déplace assez lentement pour donner l'illusion de densité et de solidité, et assez vite pour que sa vraie nature soit invisible à l'œil nu.

Je fronce un sourcil dubitatif. Je ne suis pas entièrement convaincue, même s'il a consacré des siècles à potasser la question.

Il se penche vers moi, passionné par son sujet.

-

C'est vrai, Ever. Rien n'est dissocié dans la nature, il n'y a qu'un immense tout.

Les choses qui semblent posséder une densité, toi, moi, le sable sous nos pieds, sont une même masse d'énergie qui vibre avec lenteur pour nous paraître solide, alors que, par exemple, les fantômes et les esprits tournoient à une vitesse telle qu'il est pratiquement impossible aux humains de les détecter.

Cette remarque me rappelle ma petite sœur fantôme.

-

Mais je peux voir Riley. Enfin, c'était le cas, avant qu'elle ne décide de traverser le pont et de passer de l'autre côté.

-

C'est pour cette raison que tu n'y parviens plus. Ses vibrations sont beaucoup trop rapides. Certains arrivent quand même à les déceler.

Je laisse mon regard errer sur l'océan qui s'étale devant nous, avec ses vagues perpétuelles, immuables, immortelles, à notre image.

-

Maintenant, lève encore une fois la main et approche-la de la mienne.

J'hésite et joue avec une poignée de sable pour gagner du temps. Contrairement à lui, je connais le prix à payer, les conséquences désastreuses que pourrait entraîner un simple contact entre nous. C'est la raison pour laquelle j'évite de le toucher depuis vendredi dernier. Pourtant, en voyant sa main ouverte, la paume vers moi, je fais ce qu'il me dit. J'étouffe un cri lorsque la distance entre nous se réduit à l'épaisseur d'une lame de rasoir.

-

Tu sens cette chaleur, cette espèce de fourmillement ? Ce sont nos énergies respectives qui se rencontrent.

Il recule puis rapproche la main, jouant avec la tension du champ magnétique qui nous lie, lequel insuffle une délicieuse chaleur dans mes veines.

-

Si tout est connecté, comme tu l'affirmes, comment se fait-il qu'on éprouve des différences ?

-

Parce que, même si tout est effectivement connecté et procède de la même vibration, nous réagissons différemment aux diverses sources d'énergie. Elles ne nous font en général pas ou peu d'effet. Seule nous affecte celle qui nous est destinée.

Je ferme les yeux et détourne la tête pour cacher mes larmes. Le contact de sa peau, la douceur de ses lèvres, la c haleur de son corps contre le mien me sont désormais interdits. En raison de ma conduite insensée de vendredi dernier, ce champ magnétique qui palpite entre nos deux i-pidermes est le seul contact dont je devrai dorénavant me contenter.

-

La science commence peine à déchiffrer ce que les métaphysiciens et les maîtres spirituels ont compris depuis des siècles. Tout est énergie. Tout ne fait qu'un.

Je perçois un sourire dans sa voix, tandis qu'il s'approche pour mêler ses doigts aux miens. Je m'écarte d'un bond, et j'ai le temps de noter son regard désolé. Il affiche la même expression douloureuse depuis que je lui ai administré l'antidote qui l'a ramené à la vie. Il ne comprend pas pourquoi je suis devenue taciturne, distante, littéralement intouchable, alors qu'il y a quelques semaines encore, je ne pouvais me rassasier de sa présence. Il croit, à tort, que la cause en est son comportement cruel à mon égard, son flirt avec Stacia. Mais c'est Roman qui contrôlait tout, Damen n'y était pour rien.

Il ignore que, si l'antidote l'a effectivement guéri, j'y ai ajouté quelques gouttes de mon sang, nous séparant à jamais.

Pour l'éternité.

Sauf si l'on trouve l'antidote de l'antidote...

Il murmure mon nom, mais je ne peux me résoudre à le regarder, ni à le toucher.

Impossible de prononcer les mots qu'il mériterait d'entendre : J'ai tout gâché, je suis désolée. Roman m'a tendu un piège, et j'étais tellement inquiète que je suis tombée dedans à pieds joints. C'était stupide, et maintenant il est trop tard. Il suffirait que tu m'embrasses, que nos ADN se mêlent pour que tu meures.

Je ne peux pas. Je suis la pire des lâches, d'une faiblesse pathétique. Je ne vois pas comment puiser en moi le courage de le lui révéler.

Ever, que t'arrive-t-il ? demande Damen en voyant couler mes larmes. Voilà des jours qui tu es triste. Est-ce à cause de moi ? Je t'ai fait de la peine? tu sais que je suis incapable de te faire du mal, de quelque manière que-ce soit.

Recroquevillée sur moi-même, je serre mes genoux dans mes bras. Je voudrais me faire toute petite, disparaître de sa vue. Je sais qu'il dit la vérité, qu'il est incapable de me causer la moindre souffrance. Contrairement à moi, qui es cédé à mes impulsions irréfléchies. Dire que j'ai été assez si upide pour gober les mensonges de Roman ! Je voulais prouver que j'étais le grand amour de Damen, la seule à pouvoir le sauver... et voilà le résultat !

Il s'approche, passe un bras autour de ma taille et me serre contre lui. Je ne peux pas prendre ce risque. Si elles le touchent, mes larmes lui seront fatales.

Je me relève en hâte, me précipite vers l'océan, plante mes pieds dans le sable humide et laisse l'écume glacée me louetter la peau. Si seulement je pouvais plonger dans cette immensité et me laisser entraîner au loin ! N'importe quoi pour éviter de confesser l'atroce vérité, confesser à l'amour de ma vie, mon compagnon, mon âme sœur, que s'il m'a offert l'immortalité, moi, je n'ai réussi qu'à provoquer notre perte.

Je reste là un long moment, immobile, attendant que le soleil plonge à l'horizon pour me retourner vers Damen, dont la haute silhouette se profile dans l'obscurité.

Les mots finissent par franchir ma gorge nouée.

Damen, mon amour... je dois t'avouer quelque chose...

deux

À genoux, les mains sur les cuisses, les pieds ancrés dans le sable, j'espère que Damen va me regarder, me parler enfin. Même pour me dire ce que je sais déjà. Que j'ai commis une erreur stupide, peut-être irréparable. Je serais presque heureuse qu'il m'adresse des reproches — je ne mérite pas mieux. Je ne supporte pas son mutisme, son regard perdu dans le vague.

N'y tenant plus, je m'apprête à lancer la première idée qui me vient à l'esprit pour rompre ce silence insupportable, quand Damen se tourne vers moi. Une lassitude extrême se lit dans ses yeux, le poids de ses six cents années d'existence.

-

Roman, je ne l'avais pas reconnu, soupire-t-il. Je n'aurais jamais imaginé que...

Sa voix s'éteint et son regard s'évade.

-

Évidemment que tu ne pouvais pas imaginer une chose pareille ! Tu étais sous son emprise, dès le premier jour ! Tout était prévu, crois-moi. Il avait effacé ta mémoire.

Damen me dévisage longuement, comme s'il cherchait un indice sur mon visage. Puis il se remet debout, les yeux fixés sur l'océan, les poings serré,

-

A-t-il essayé de s'en prendre à toi, de te faire du mal

-

Non, il n'en avait pas besoin. Je te voyais souf frir, c'était amplement suffisant.

11 se tourne vers moi, les yeux assombris, les traits déformés par la colère.

-

Tout ça, c'est ma faute.

Je n'en reviens pas. Comment peut-il penser une chose pareille après ce que je viens de lui apprendre ? Je bondis sur mes pieds et le rejoins en deux enjambées.

-

Non, mais tu délires ou quoi ? Tu n'y es pour rien ! As-tu seulement entendu ce que je viens de te dire ? Roman a empoisonné ton élixir et t'a ensorcelé, tu n'y pouvais rien ! Tu étais à sa merci !

Damen balaie mon argument d'un revers de main.

-

Tu ne saisis pas, Ever ? Le problème, ce n'est pas Roman, ni toi, mais mon karma. Je dois payer pour mes six siècles d'égoïsme forcené. Ces années passées à t'aimer et à te perdre sans savoir que Drina était la responsable, je croyais que c'était cela, ma punition. J'ai enfin compris ce qui m'avait échappé jusqu'à présent. Au moment où je croyais avoir réussi à déjouer le sort en te donnant l'immortalité, mon karma a eu le dernier mot : tu resteras toujours à mes côtés, mais nous ne pourrons nous toucher que du regard.

J'ai envie de le serrer contre moi pour le consoler, le convaincre qu'il se trompe, mais je me domine. Cela nous est interdit, et c'est bien le problème.

Je le regarde intensément.

-

C'est faux. Pourquoi subirais-tu les conséquences d'une erreur que j'ai commise

? Roman n'a rien laissé au hasard. Il est l'un des orphelins que tu as sauvés de la peste, à Florence. Tu ne le savais peut-être pas, mais il a toujours été amoureux de Drina. 11 aurait fait n'importe quoi pour elle. Or, Drina était folle de toi, et tu l'avais délaissée pour moi. Alors quand je l'ai tuée, Roman a décidé de se venger, et il s'est servi de toi pour m'atteindre. Il voulait me voir endurer le supplice de ne plus jamais pouvoir te toucher - comme lui-même et Drina ! Tout s'est passé si vite que je...

Inutile de continuer, je gaspille ma salive. Damen ne m'écoute pas, tant il est certain de sa culpabilité.

Je refuse de me laisser entraîner sur cette pente et de le laisser ruminer davantage. Je puise dans mes réserves d'enthousiasme effréné et d'espoirs fous.

-

Damen, écoute-moi ! Tu ne peux pas baisser les bras comme ça ! Ton karma n'a rien à voir ici, c'est moi la coupable. J'ai commis une erreur monumentale, mais rien n'est perdu. Il y a forcément une solution.

La mince silhouette de Damen se découpe dans la nuit. Il m'enveloppe de son regard triste, à défaut de ses bras.

-

Je n'aurais jamais dû fabriquer l'élixir. J'aurais mieux fait de laisser la nature suivre son cours. Ever, regarde le résultat : souffrance et malheur, c'est tout ce que l'on y a gagné ! Toutefois, il n'est pas encore trop tard en ce qui te concerne : tu as l'éternité pour faire ce que tu veux, te réaliser pleinement. Pour moi, en revanche, les dés sont jetés. Je suis condamné à cause de mes six siècles de vie dissolue.

J'ai le cœur déchiré.

-

Non! Tu ne vas pas t'en tirer si facilement... je bredouille, les lèvres tremblantes. Tu n'as pas le droit de m'abandonner ! J'ai vécu l'enfer pendant un mois en essayant de te sauver, et je n'ai pas l'intention de baisser les bras maintenant que tu es guéri ! N'est-ce pas toi qui as affirmé que nous étions destinés à vivre ensemble ?

Nous traversons une mauvaise passe, je sais, mais il suffit de réfléchir posément pour en sortir, j'en suis sûre...

Je m'interromps. Il est rentré dans sa coquille, sa petite bulle où rien ne peut plus l'atteindre. Il est temps de lui raconter la suite de l'histoire, les détails hideux que je regrette tant et préférerais oublier. Peut-être y verra-t-il plus clair, et alors... Ne sachant par où commencer, j'improvise, on verra bien...

- Ce n'est pas tout. Même si tu es persuadé que ton karma veut se venger, écoute ce que j'ai à te dire. Je n'en suis pas fière, mais tant pis. Je lui raconte mes fréquentes virées dans l'Été perpétuel la dimension entre les dimensions, le lieu magique où j'ai appris à remonter le temps - et je lui avoue que, contrainte de choisir entre ma famille et lui, j'ai choisi mes parents et ma sœur. J'étais persuadée de pouvoir leur restituer l'avenir qui leur avait été dérobé, mais j'ai appris une bonne leçon : parfois, le destin reste hors de portée.

J'ai fini mon discours et n'ose relever la tête, de peur de la réaction de Damen maintenant qu'il est au courant de ma trahison.

Or, au lieu de la légitime colère à laquelle je m'attendais, il m'entoure d'une lumière éblouissante, absolument magnifique, pure et bienfaisante, semblable au portail menant à l'Été perpétuel, l'amour en sus. Je ferme les yeux et l'enveloppe de clarté à mon tour. Quand je rouvre les yeux, nous nous trouvons au centre d'un cocon de douceur lumineuse. Alors, d'une voix empreinte de toute la tendresse du monde, le regard caressant, Damen s'efforce de me consoler.

-

C'est normal que tu aies choisi ta famille. Tu as bien fait, et j'aurais pris la même décision à ta place...

J'esquisse un sourire et lui envoie un baiser télépathique, tandis que la lumière environnante devient plus intense encore. C'est frustrant, bien sûr, mais c'est toujours mieux que rien.

-

Je sais ce qui est arrivé à tes parents, Damen. J'ai tout vu... Tu es si discret sur ton passé, l'endroit d'où tu viens, où tu as vécu, qu'un jour j'ai profité d'une de mes incursions dans l'Été perpétuel pour me renseigner à ton sujet. Ta vie entière a défilé devant mes yeux...

Je me mords les lèvres et louche vers la silhouette silencieuse, pétrifiée, qui me fait face. Mentalement, il m'effleure la joue du bout des doigts, m'arrachant un soupir, tant l'illusion est parfaite, si réelle...

-

Je suis désolé, Ever. Je m'en veux de ne pas m'être confié à toi, de ne pas avoir anticipé tes questions. Mais c'est si loin que je préférais ne pas en parler.

Je hoche la tête. L'assassinat de ses parents, suivi des années de mauvais traitements que lui avait fait subir l'Église... le sujet est trop pénible pour que je m'y attarde.

Il me reste une dernière nouvelle susceptible de lui redonner espoir.

-

Ce n'est pas tout. Le film de ta vie que j'ai visionné s'achevait par ta mort, du fait de Roman. Je craignais que l'issue ne soit inéluctable, cependant, tu vois, j'ai réussi à te sauver.

Damen n'a pas vraiment l'air convaincu, aussi je me dépêche de lui révéler le fond de ma pensée avant de le perdre totalement.

-

Écoute, il est possible que notre sort soit en partic-inexorable, mais je crois que nos actions peuvent avoir une influence. Si je n'ai pas réussi à sauver ma famille en remontant le passé, par exemple, c'est parce qu'un pan de mon destin est immuable.

Ma sœur Riley me l'a expliqué une seconde avant l'accident : « Tu ne peux pas retourner en arrière, ni changer le passé, a-t-elle dit. Ce qui est fait est fait. C'est fini.

» Et pourtant, je suis revenue ici, à Laguna, et je suis parvenue à te guérir. C'est bien la preuve que le futur n'est pas toujours scellé d'avance. On peut échapper à son destin.

-

Au destin peut-être, Ever, mais pas à son karma. Contrairement à l'opinion commune, le karma ne juge pas, il n'est ni bon ni mauvais. C'est le résultat direct de nos actions, positives ou négatives, en équilibre constant. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Œil pour œil. On récolte ce que l'on a semé. On n'a que ce que l'on mérite. Tu peux l'exprimer de toutes les façons possibles, cela revient au même. Je sais que cette idée te déplaît, mais c'est exactement ce qui est en train de se produire. Toute action entraîne une réaction, et tu vois où mes actions à moi m'ont mené ? J'étais certain de i avoir rendue immortelle par amour, mais je m'aperçois que c'était pur égoïsme de ma part — pour ne plus jamais te perdre. C'est le juste châtiment de mes fautes. L'inévitable retour des choses.

Incroyable ! Comment peut-il s'avouer vaincu aussi vite ?

-

Et c'est fini ? Tel est le dénouement de l'histoire ? Terminus, tout le monde descend ? Tu es si sûr d'avoir ton karma aux trousses que tu refuses de te battre ? Tu as accompli ce long chemin pour que l'on se retrouve, et tu te dégonfles au premier obstacle ?

Ever, je suis désolé, mais je le sais.

Il a beau me regarder avec un amour infini, je n'entends que la défaite dans sa voix.

Ah bon ?... Eh bien, ce n'est pas parce que tu as quelques siècles d'avance sur moi que tu auras le dernier mot. Parce que si nos destinées sont vraiment liées, cette situation nous concerne tous les deux. Et tu ne peux pas renoncer aussi facilement, ni me laisser tomber comme une vieille chaussette ! Nous nous en sortirons ensemble, il y a forcément une solution...

Je ne peux en dire plus. Je tremble des pieds à la tête, la gorge trop nouée pour poursuivre. Je reste plantée là, devant lui, à le supplier en silence de se battre à mes côtés, alors même que j'ignore si la victoire est à notre portée.

Damen me lance un regard rempli de quatre siècles d'amour fou.

Ever, je n'ai pas l'intention de te quitter. J'en suis incapable. J'ai déjà essayé, si tu veux le savoir, mais je finis toujours par te revenir. Je n'ai jamais désiré ni aimé quelqu'un d'autre que toi, mais...

Il n'y a pas de « mais » qui tienne. Il existe probablement une échappatoire. Je suis sûre qu'à nous deux, on finira par la trouver. Mais j'ai besoin de ton aide, je n'y arriverai pas seule. Promets-moi au moins d'essayer, Damen. Promets-moi que nous n'avons pas fait tout ce chemin pour laisser Roman nous pourrir la vie.

Il ferme les yeux, et des tulipes rouges envahissent la plage. La crique entière n'est plus que pétales soyeux et tiges ondulantes. Le sable dispairai sous le symbole de notre amour éternel.

Alors il passe un bras autour de ma taille et m'entraîne vers sa voiture. Entre sa peau et la mienne, le cuir souple de son blouson et le léger coton de mon tee-shirt nous protègent d'un accident échange d'ADN, sans pour autant éteindre les étincelles qui jaillissent au contact entre nos deux corps.

trois

-

Devine !

Miles monte dans ma voiture, sa bonne bouille de bébé fendue d'un sourire malicieux, ses grands yeux noisette écarquillés.

-

Oh ! et puis non. Laisse tomber, tu n'y arriveras jamais, de toute façon. Et tu ne me croiras même pas, quand je te le dirai !

Je souris en lisant dans ses pensées, et me retiens de lui annoncer : « Tu vas faire un stage de théâtre en Italie », à temps pour l'entendre s'exclamer :

-

Je vais faire un stage de théâtre en Italie ! À Florence. La ville natale de Léonard de Vinci, de Michel-Ange, de Raphaël...

Et de notre ami commun Damen Auguste qui, d'ailleurs, côtoyait tous ces messieurs !, je songe à part moi.

-

C'était en projet depuis quelques semaines, mais je n'ai reçu la confirmation qu'hier soir, reprend-il. Je n'arrive toujours pas à y croire ! Huit semaines à Florence, à étudier, goûter la cuisine locale et mater de superbes Italiens...

Je lève un sourcil.

-

Et Holt, qu'en dit-il ?

-

Oh, tu sais, ce qui se passera en Italie restera en Italie Pas forcément. Je songe à Roman et Drina, et me demande combien d'autres immortels se promènent dans la nature, à attendre leur heure pour débouler à Laguna Beach et me rendre l'existence impossible.

-

Bref, je pars très bientôt, au début des vacances. D'ici là, j'ai une foule de choses à régler. Oh, j'ai failli oublier le plus beau - enfin presque. Les dates coïncident parfaitement avec la fin de Hairspray. Je m'en vais le lendemain de la dernière représentation. C'est génial, non ?

-

Je dirais même plus : c'est super génial ! Félicitations ! Tu le mérites. J'aimerais pouvoir t'accompagner.

Je le pense sincèrement. Quel bonheur ce serait de prendre l'avion et reléguer mes problèmes aux oubliettes. Miles me manque déjà. Je me suis rarement sentie aussi seule que durant ces dernières semaines, quand Haven et lui (sans parler du reste du lycée) me battaient froid parce qu'ils étaient complètement hypnotisés par Roman. J'ai failli devenir folle sans le soutien de mes deux meilleurs amis. Miles, Haven et les autres ne se souviennent plus de rien. Seul Damen se rappelle quelques bribes, qui lui laissent un goût amer de culpabilité.

Miles triture mon autoradio pour trouver la fréquence adaptée à son humeur exubérante.

-

Moi aussi, j'aimerais beaucoup que tu viennes. On pourrait faire un tour d'Europe, quand on aura fini le lycée ! Un sac à dos, un passe Eurail, une liste des auberges de jeunesse, et vive l'aventure ! Ce serait grandiose, non ? Tous les six, Damen et toi, Haven et Josh, moi et va savoir qui...

-

« Va savoir qui » ? Que veux-tu dire ?

-

Bof, je suis réaliste, c'est tout.

-

Réaliste, toi ? Depuis quand ?

Miles tripote sa tignasse dans un grand éclat de rire.

-

Depuis que je sais que je pars en Italie ! Écoute, Ever, j'adore Holt, tu le sais, mais je ne me fais aucune illusion. Notre relation s'achèvera à plus ou moins longue échéance. C'est une histoire classique en trois actes, avec un début, un milieu et une fin. Pas comme pour toi et Damen. Vous, vous êtes partis pour perpète.

Je m'arrête à un feu rouge et lui jette un regard sceptique.

-

Perpète ? Excuse-moi, mais on dirait plutôt une prison qu'un conte de fées.

Miles s'absorbe dans ses ongles couleur fuchsia, comme l'exige le rôle qu'il joue dans Hairspray.

-

Tu vois très bien ce que je veux dire. Vous paraissez toujours sur la même longueur d'onde, comme si vous aviez un lien particulier. Et ce n'est pas que métaphorique, d'ailleurs, vu que vous êtes tout le temps scotchés ensemble Pas depuis quelques jours. J'avale ma salive et écrase l'accélérateur dès que le feu passe au vert. On traverse le carrefour dans un hurlement de pneus qui laissent de grosses traces de caoutchouc sur le bitume. Je ralentis sur le parking et cherche des yeux Damen, qui d'habitude se débrouille toujours pour se garer à la meilleure place, à côté de la mienne.

J'enclenche le frein, mais toujours pas de Damen en vue. Je m'apprête à descendre quand il surgit, une main gantée sur ma portière. Miles claque la sienne, son sac à l'épaule.

-

Où est ta voiture, Damen ? Et qu'est-il arrivé à ta main ?

-

Je m'en suis débarrassé. De la voiture, bien sûr, pas de la main.

-

Tu l'as revendue ?

Je pose la question à cause de Miles. Damen n'a nul besoin d'acheter, de vendre ou de revendre quoi que ce soit, comme le commun des mortels. Il peut matérialiser ce qui lui chante.

Il m'entraîne vers la grille en précisant :

-

Non, je l'ai laissée sur le bord de la route, moteur en marche, les clés sur le contact.

Miles glapit :

-

Pardon ? Tu veux dire que tu as abandonné ta belle BMW noire et brillante sur le bas-côté ?

-

Oui.

-

Une bagnole à cent mille dollars !

Miles est rouge comme un camion de pompiers. Damen en rajoute.

-

Cent dix mille, pour être exact. Il y avait toutes les options possibles.

Miles a les yeux qui lui sortent de la tête. Que l'on puisse commettre une folie pareille

- volontairement de surcroît - dépasse son entendement !

-

Voyons voir. Si j'ai bien compris, tu t'es réveillé ce matin et tu t'es dit : « Oh, et puis zut, j'ai bien envie de larguer la magnifique décapotable qui m'a coûté une petite fortune sur le bord de la route. Là où n'importe qui peut la prendre ! »

-

Il y a de ça, oui.

Miles frôle l'hystérie.

-

Parce que, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, certains d'entre nous, pauvres péquenauds, ne peuvent même pas se payer le luxe d'être motorisés, eux ! Il y en a qui ont des parents si pervers qu'ils sont contraints de vivre aux crochets de leurs amis ad vitam aeternam !

Désolé, marmonne Damen. Je n'avais pas vu le problème sous cet angle. En tout cas, si ça peut te consoler, c'était pour la bonne cause.

Damen me lance un regard débordant d'affection. J'ai l'étrange pressentiment que l'abandon de sa voiture n'est que la première étape de son plan.

Comment as-tu fait pour venir au lycée, alors ?

Sa frange bleu vif dans les yeux, Haven nous attend devant le portail.

Il a pris le bus, intervient-elle. Je ne plaisante pas. Je n'y aurais pas cru si je ne l'avais vu de mes yeux : Damen montant dans un gros bus jaune parmi les binoclards, les boutonneux, bref tous les débiles qui, contrairement à lui, n'ont pas d'autre possibilité pour se déplacer. J'étais tellement ahurie que je me suis pincée trois fois afin de m'assurer que je ne rêvais pas, et comme ça ne suffisait pas, j'ai pris une photo avec mon portable et je l'ai envoyée à Josh pour qu'il me le confirme. Ce qu'il a fait.

Elle sort son téléphone et brandit la pièce à conviction. Je me demande ce que Damen mijote. Soudain, je remarque sa transformation. Il a remisé les pulls en cachemire, les jeans griffés, les bottes de moto noires pour lesquelles il a une prédilection marquée, et les a remplacés par un simple tee-shirt en coton, un jean de supermarché et des tongs en plastique marron. Il est si beau qu'il n'a pas besoin d'une panoplie de millionnaire, seulement ce look de banlieusard fauché ne lui ressemble pas du tout.

Du moins, ce n'est pas le Damen que je connais. Il a de nombreuses qualités : brillant, serviable, tendre, généreux... mais il a aussi un goût prononcé pour le luxe et une vanité surdimensionnée. Il apporte à ses tenues, sa voiture, son image en général un soin qui frise l'obsession. Quant à sa date de naissance, inutile de se perdre en supputations : pour quelqu'un qui a choisi d'être immortel, il souffre d'un énorme complexe concernant son âge.

Je me moque de son apparence, comme de son moyen de locomotion d'ailleurs, mais en l'observant de plus près, j'ai l'estomac retourné, je ressens comme un coup de semonce qui m'avertit que je n'ai encore rien vu. Il ne s'agit pas d'une tentative altruiste pour réduire ses dépenses ou faire un petit geste pour l'environnement. Sa métamorphose a commencé hier soir, depuis qu'il croit avoir des comptes à rendre à son karma. Il s'est mis en tête que la seule façon de se racheter consiste à abandonner les biens matériels auxquels il est le plus attaché.

Une seconde avant la sonnerie, il me prend par la main et me décoche un sourire malicieux.

-

On y va ?

Nous plantons là Miles et Haven, qui vont sûrement passer les trois prochaines heures de cours à s'envoyer des textos pour essayer de deviner ce qui peut bien clocher chez Damen.

Je le suis dans le couloir en chuchotant :

-

Que se passe-t-il ? Tu vas m'expliquer ce qui est réellement arrivé à ta voiture ?

-

Je te l'ai dit. Je n'en avais pas vraiment besoin. C'était un caprice de luxe, et j'en ai assez des caprices... et du luxe.

Il éclate de rire et s'interrompt en remarquant mon air perplexe.

-

Ne fais pas cette tête! Cela n'a aucune importance. J'ai fini par comprendre que cette voiture n'était pas une

nécessité absolue, et je suis allé la garer dans une banlieue défavorisée, là où quelqu'un sera bien content de la trouver.

Je ne réponds pas, j'évite même de le regarder. Que ne donnerais-je pour me glisser dans sa tête et découvrir ce qu'il trame sans oser me le dire ! Parce qu'il a beau se vouloir rassurant, ses explications ne me convainquent pas. Mais alors, pas du tout.

Je me garde bien de lui révéler le fond de ma pensée, et me force au contraire à adopter un ton léger.

-

D'accord, super. Après tout, si ça te fait plaisir, je n'y vois pas d'inconvénient.

Sauf que tu comptes te débrouiller comment pour te déplacer, sans ta Batmobile ? On est en Californie, je te rappelle : l'enfer des piétons.

Il s'amuse franchement. Ce n'était pourtant pas l'effet escompté.

-

Qu'est-ce que tu as contre le bus ? En plus, c'est gratuit pour les étudiants.

J'en reste comme deux ronds de flan, ce qui ne m'empêche pas de songer : Et depuis quand te préoccupes-tu de tes économies, monsieur Je-gagne-des-millions-au-champ-de-courses-et-génère-tout-ce-que-je-veux-rien-que-par-mon-éner-gie-mentale

?

Damen s'immobilise devant la porte de la salle, visiblement choqué. Quelle idiote !

J'ai oublié de masquer mes pensées.

C'est l'image que tu as de moi ? Un ringard superficiel, un matérialiste narcissique qui ne vit que pour consommer ?

Bien sûr que non !

Je lui serre la main de toutes mes forces pour le convaincre que c'est faux - même si ça ne l'est qu'à moitié. Je

n'avais pas l'intention de le blesser. Pour moi, Danien représente plutôt « mon petit ami qui sait apprécia les belles choses » que « la version masculine de Stacia ».

l'aimerais avoir son talent pour trouver les mots justes. Peine perdue.

-

En fait, je ne vois pas où tu veux en venir ! Et pourquoi portes-tu un gant, d'ailleurs ?

Il m'attire à lui.

-

Tu ne devines pas ?

Eh bien non. Je suis dans le noir le plus complet.

Il pose une main sur la poignée de la porte, l'air franchement contrarié.

-

Je pensais que c'était une bonne idée, en attendant de trouver la solution. Tu préfères peut-être qu'on ne se touche plus jamais ?

D'autres élèves arrivent et je passe en mode télépathie.

-

Non ! Bien sûr que non ! Tu sais très bien que ces trois derniers jours ont été un calvaire, à inventer des prétextes, tous plus fumeux les uns que les autres, pour éviter le moindre contact, faire semblant d'être enrhumée alors que nous ne sommes jamais malades, entre autres ! Tu ne peux pas savoir comme j'avais honte! C'est insupportable d'être avec quelqu 'un d'aussi extraordinairement beau que toi sans pouvoir le toucher.

Le couloir se vide et je reprends mes esprits avant d'ajouter :

-

Bon, d'accord, je sais qu'on doit éviter les paumes moites, etc. Mais tu ne trouves pas que tu as une drôle d'allure avec ce truc, quand même ?

Il me couve d'un regard désarmant de sincérité.

-

Je m'en moque. Tout ce qui compte, c'est toi.

Il me caresse les doigts, ouvre la porte d'une pensée, et je lui emboîte le pas jusqu'au fond de la classe pour gagner nos tables respectives, derrière Stacia.

Je ne l'ai pas revue depuis vendredi, le jour où j'ai réussi à confondre Roman, et je ne doute pas que sa haine pour moi est toujours aussi vivace. Je reste sur mes gardes, prête à esquiver ses sempiternels croche-pieds, mais aujourd'hui, elle n'a d'yeux que pour le nouveau Damen et en oublie son rôle de petite peste. Elle le toise d'un regard dédaigneux, de la tête aux pieds et vice versa.

Ce serait une erreur de croire qu'elle en a fini avec moi. Stacia n'en aura jamais fini, elle me l'a bien fait comprendre. Cette trêve temporaire ressemble à un feu qui couve sous la cendre, le calme avant la tempête, en somme...

Damen rapproche nos bureaux.

- Ne fais pas attention à elle, recommande-t-il.

Je hoche la tête, mais je suis incapable de suivre son conseil. J'aimerais me convaincre qu'elle est invisible, mais c'est irréalisable. Elle est là, juste devant moi, et je ne peux penser à rien d'autre. Je décide de m'immiscer dans sa mémoire pour voir ce qui a pu se passer entre Damen et elle. Je sais que Roman est le seul responsable de leurs messes basses, petits bisous et autres mamours, il n'empêche que j'en ai été le témoin ! Damen n'était plus lui-même, bien sûr, mais cela ne change rien à ce que j'ai vu de mes yeux : ses lèvres sur celles de Stacia, ses mains partout sur elle. Bien que je sois à peu près sûre que les choses en sont restées là, je me sentirais infiniment soulagée si j'en avais la preuve.

C'est de la folie, du masochisme pur, mais je refuse d'abandonner avant d'avoir sondé la mémoire de Stacia et d'en avoir extirpé les moindres détails, aussi sordides et pervers soient-ils.

Je me concentre pour m'infiltrer au plus profond de la conscience de cette vipère, quand Damen me prend la main.

-

Ever, arrête de te torturer. Je te l'ai déjà dit, il n'y a rien à voir. Je sais ce que tu penses, mais tu te trompes, ce n'est pas ce que tu crois.

Je l'écoute à peine, les yeux fixés sur la nuque de Stacia qui bavarde avec Craig et Honor.

-

Je croyais que tu n'avais aucun souvenir ?

Je lis une telle souffrance dans son regard que j'ai honte de ma remarque.

-

Fais-moi confiance ! insiste-t-il. Tu veux bien essayer ? S'il te plaît ?

Il a raison, je devrais lui faire confiance. Si seulement...

Damen se penche vers moi, les sourcils froncés :

-

Je t'en prie, Ever. Il t'a fallu des mois pour admettre que j'ai six siècles d'expérience. Ne pense plus à la semaine dernière, d'accord ? Je ne nie pas que tu aies été profondément blessée, mais il faut oublier le passé. On ne peut pas le changer ni revenir en arrière. Roman savait très bien ce qu'il tramait, alors ne joue pas son jeu, cela lui ferait trop plaisir.

Je déglutis avec peine. Damen a raison, comme toujours. C'est à la fois irrationnel et ridicule de me laisser désarçonner par de pareilles broutilles.

À l'arrivée de notre professeur, M. Robins, Damen passe en mode télépathique.

-

Et puis tu sais bien que cela n 'avait aucune importance, tu es la seule que j'aie jamais aimée. Cela devrait te rassurer, non ?

Il passe un pouce ganté sur mon front et plonge son regard dans le mien pour me montrer notre histoire commune et mes nombreuses incarnations : une jeune servante française, la fille d'un puritain de Nouvelle-Angleterre, une mondaine britannique, la muse d'un artiste à la chevelure incendiaire...

Je retiens un cri d'étonnement. J'ignorais ce pan de mon existence passée.

Souriant, Damen me révèle les épisodes de cette époque : notre rencontre lors d'un vernissage à Amsterdam, notre premier baiser derrière la galerie, le soir même, et les instants les plus romantiques... en évitant soigneusement de me montrer ma propre mort, inéluctable obstacle à la concrétisation de notre amour.

Ces moments précieux, ces multiples preuves de l'amour inconditionnel qu'il me porte m'emplissent de bonheur.

Je suis amplement rassurée. Ta simple présence me comble. Et moi, est-ce que je te suffis ?

Voilà, c'est dit, le doute horrible qui me taraude. Damen risque de se lasser des câlins à distance et d'aller chercher des sensations authentiques auprès d'une fille normale, dont l'ADN ne représenterait aucun danger.

Il me saisit le menton de sa main gantée dans une étreinte mentale si réconfortante, douce et tendre que mes craintes s'évanouissent comme par magie.

Bon, maintenant, il faut qu'on parle de Roman... me glisse-t-il à l'oreille avec un petit clin d'œil complice, comme s'il acceptait mes excuses muettes.

quatre

À l'interclasse, avant le cours d'histoire, je me demande quelle serait la pire éventualité : revoir Roman ou M. Munoz ? Vendredi, je les ai l'un et l'autre quittés dans des circonstances pour le moins singulières. Concernant M. Munoz, je lui ai parlé de mes pouvoirs psychiques dans un moment d'égarement sentimental - chose que j'avais toujours soigneusement évitée - et en plus, je l'ai encouragé à inviter ma tante Sabine un de ces soirs... Un comble ! Je commence à le regretter. Et c'est encore pire avec Roman : je voulais lui envoyer une droite en plein chakra central dans l'espoir de le tuer, le démolir complètement. Au dernier moment, j'ai hésité comme une mauviette et il a réussi à se sauver. Et même si, à la réflexion, je pense que c'était la meilleure chose à faire, il est très probable que je récidive à la première occasion, tellement je suis en colère.

Au fond de moi, je sais que je ne suis pas prête à retenter l'expérience. Pas seulement parce que Damen vient de passer une heure à me faire la morale sur le thème : « La vengeance n'est pas la solution, le karma est le système de justice ultime, et blablabla... » Non, c'est surtout parce que ce serait mal. Peu importe que Roman m'ait piégée de la manière la plus tordue qui soit. S'il s'imagine pouvoir regagner ma confiante, il se fait des illusions ! Je ne peux pas le tuer. Cela n'arrangerait rien, au contraire. Il a beau être odieux, malfaisant, tous les synonymes de « mauvais », ça ne me donne pas le droit de...

-

Oh, ma petite poulette adorée !

Le voilà qui se plante devant moi, avec ses cheveux blonds artistiquement décoiffés et son sourire de pub pour dentifrice, et me barre le chemin en jouant ostensiblement des biceps.

Mon sang ne fait qu'un tour. Son accent britannique en toc, son regard de pervers lubrique — bref, mes envies de meurtre se réveillent...

Non!

J'ai promis à Damen de ne rien tenter que je pourrais regretter.

-

Alors, Ever, raconte ! Comment s'est passé ton week-end ? Damen et toi avez bien célébré vos retrouvailles ? A-t-il survécu à toutes ces émotions ?

Malgré mes principes de non-violence, je serre les poings en imaginant de quoi il aurait l'air, réduit à un petit tas de vêtements griffés et de poussière.

-

En revanche, si tu as méprisé mes conseils et que tu en pinces toujours pour cette espèce de vieux dinosaure, j'imagine que je dois te présenter mes plus sincères condoléances, car il ne va pas faire long feu, à mon avis, poursuit-il sans me lâcher du regard. Ne t'inquiète pas, tu ne resteras pas seule très longtemps. Je serais ravi de combler le vide, une fois ton deuil surmonté.

Je prends une grande goulée d'air pour ne pas penser au bras bronzé et musclé qui me bloque le passage - et au coup de karaté bien placé qui suffirait à le briser net.

Roman me coule un regard de biais.

-Et même si tu as réussi à le maintenir en vie, tu n’auras qu'un mot à dire pour que j'accoure. Tu le sais, n'est-ce pas ? Je ne suis pas pressé, poulette. Tu vois, contrairement à Damen, je sais attendre, moi. De toute façon, tôt ou tard, tu viendras me supplier à genoux, c'est sûr.

Je le fusille du regard. Le sang me monte à la tète.

-

Tu sais ce que j'aimerais ? Le mode d'emploi pour que tu me fiches la paix !

En guise de réponse, son sourire malsain s'élargit.

-

Désolée de te contredire, ma douce. Tu veux exactement le contraire, je le sais.

Comme je te l'ai dit, j'ai tout mon temps. C'est plutôt Damen qui me tracasse. Et tu ferais bien de t'inquiéter aussi. D'après ce que j'ai pu observer ces six cents dernières années, la patience n'est pas son fort. Trop hédoniste, le coquin. Il est du genre pressé, ce type.

Je lutte de toutes mes forces pour ne pas mordre à l'hameçon. Roman a décidément le chic pour trouver mon point faible, ma Kryptonite psychologique, si l'on peut dire.

Jouer avec mes nerfs semble être devenu son passe-temps favori.

-

Remarque, il faut lui rendre justice. Il a toujours su sauver les apparences -

brassard noir et mine inconsolable à l'enterrement, poursuit-il. L'herbe n'avait pas encore repoussé sur ton cercueil qu'il était déjà en chasse. Disons qu'il noyait son chagrin comme il le pouvait, et avec qui il le pouvait. Crois-moi sur parole, Ever, j'étais là. Damen n'a jamais attendu personne, pas même toi.

J'inspire à fond et pense à toutes sortes de mots, de mélodies, d'équations mathématiques plus complexes les unes que les autres - n'importe quoi pour masquer les paroles de Roman, ces flèches empoisonnées destinées à me déchirer l'âme.

-

Ouais, ma petite dame, raille-t-il avec un fort accent cockney. J'y étais, et j'ai tout vu de mes yeux ! Drina aussi, d'ailleurs, et cela lui brisait le cœur, la pauvre.

Mais contrairement à moi - et à toi aussi, j'en ai peur - elle portait à Damen un amour inconditionnel. Elle était toujours prête à lui pardonner ses pires égarements, sans lui demander de comptes. Ce qui, à l'évidence, n'est pas ton cas.

-

C'est faux ! J'ai toujours aimé Damen ! Depuis le premier jour !

Ma voix grince comme si j'avais des tonnes de poussière au fond de la gorge. J'aurais mieux fait de me taire, je ne suis pas de force à lutter contre Roman.

-

Désolé, poulette, mais tu te trompes. Tu n'as jamais vraiment aimé Damen. Un chaste petit bisou, des promenades main dans la main... Ce n'est pas aimer, ça !

Franchement, Ever, tu crois que vos pathétiques préliminaires auraient suffi à satisfaire un égoïste narcissique tel que Damen ? Pendant quatre siècles ?

Je prends mon courage à deux mains et feins une assurance que je suis loin d'éprouver.

-

C'est toujours mieux que toi et Drina, non ?

Son regard se durcit.

-

Merci de me le rappeler. Bon, comme je te l'ai dit, j'ai une patience d'ange.

Damen, non. Pfff! Quel dommage que tu t'obstines à jouer les vierges effarouchées.

On est pareils, toi et moi. Bien plus que tu ne le crois. Toujours à se morfondre pour quelqu'un qu'on ne possédera jamais vraiment...

Folle de rage, j'en oublie ma promesse à Damen.

-

Je pourrais te tuer dans la seconde, si je voulais, je... Je me mords les lèvres.

Pas question de lui dévoiler le secret que Damen et moi sommes les seuls à connaître : pour tuer un Éternel, il faut viser son chakra le plus faible. Roman s'approche avec un sourire de dément.

-

Comment ça ? En me frappant en plein chakra, peut-être ?

Les bras m'en tombent. Comment le sait-il ? Roman éclate de rire devant ma mine déconfite.

-Damen a été mon prisonnier pendant un certain temps, tu te rappelles ? Il m'a appris beaucoup de choses. Il répondait à toutes mes questions, figure-toi, y compris à celles te concernant.

Je reste interdite, bien décidée à feindre l'indifférence.

Trop tard. Roman a gagné. Il a tapé en plein dans le mille.

Et il le sait, ce monstre.

Ses yeux bleus m'enveloppent d'un regard si perçant que mon estomac se ratatine.

-Ne t'angoisse pas, ma belle. Je ne te veux aucun mal, même si ton manque de jugeote et ton usage anarchique de la magie me disent qu'il suffirait d'un coup en pleine trachée pour t'envoyer ad patres. Non, je m'amuse trop à te regarder te démener comme un beau diable, une belle diablesse, devrais-je dire. Surtout que, d'ici peu, tu ramperas à quatre pattes devant moi, tellement tu souffriras de la solitude. Et puis, même si tu en meurs d'envie, je sais que tu ne prendras jamais ta revanche. Tu devines pourquoi ? Parce que je détiens l'information que tu recherches, l’antidote de l'antidote. Eh oui ! Tu vas devoir me la soutirer. Et payer le prix fort, Ever, et cash...

Je reste médusée par sa folle vanité. Vendredi déjà, il m'avait fait la même proposition, seulement j'étais tellement préoccupée par le sort de Damen que ce détail m'avait échappé.

Pour la première fois depuis des jours, mon espoir se ranime. L'antidote est à ma portée. Ce n'est qu'une question de temps. Il me suffit de trouver le moyen de lui arracher la formule. Je relève le menton et plante résolument mon regard dans le sien.

-

Oh, voyez-vous ça ! se moque-t-il. Tu as oublié notre rendez-vous avec le destin, on dirait.

Il tend le bras vers moi et je me prépare à foncer vers la porte, mais il le rabaisse aussitôt.

-

Respire, ma belle. Pas de quoi paniquer, ni sombrer dans l'hystérie, me susurre-t-il à l'oreille, tandis que ses doigts glissent le long de mon épaule, y laissant une traînée glaciale. Je suis sûr que nous allons trouver un petit arrangement, toi et moi.

Une solution... euh... satisfaisante.

Dégoûtée, je plisse les paupières et assène :

-

Quoi que tu dises ou fasses, je ne coucherai jamais avec toi !

Au même moment, M. Munoz ouvre la porte, de sorte que toute la classe entend mes paroles.

Un sourire aux lèvres, Roman entre dans la salle, les mains levées en signe de reddition.

-

On se calme ! Qui a parlé de faire des cochonneries ? Je ne voudrais pas te vexer, ma puce, mais si je cherchais une partenaire à ma hauteur pour ce genre de sport, je n'irais certainement pas piocher dans la catégorie « vierge de glace » !

Il part d'un grand éclat de rire, la tête renversée, exhibant au passage son serpent tatoué.

Je me précipite vers ma table, le rouge aux joues, les yeux obstinément baissés.

L'heure suivante est un supplice : mes charmants camarades de classe pouffent chaque lois que Roman m'adresse d'obscènes petits bruits imitant des baisers mouillés. Même M. Munoz est impuissant à rétablir l'ordre. Dès que la cloche sonne, je saute sur mes pieds et fonce vers la porte. Il faut absolument que je trouve Damen avant Roman. Il le provoquerait. Mon cher amour risquerait de craquer et de commettre l'irréparable, ce qui nous condamnerait à jamais.

-

Ever ? Vous avez une minute ? lance M. Munoz dans mon dos, alors que j'ai la main sur la poignée.

Les autres s'agglutinent derrière moi, impatients de me poursuivre de leurs railleries.

Après leur départ, je me retourne vers Munoz, alors que le rire moqueur de Roman résonne encore dans le couloir.

Le professeur m'adresse un petit sourire nerveux.

-

Ça y est, c'est fait, déclare-t-il.

Horriblement gênée, je me dandine d'un pied sur l'autre en regrettant de ne pas avoir appris l'observation à distance. Cela me permettrait de garder un œil sur le déroulement du déjeuner et m'assurer que Damen conserve son sang-froid.

-

Je lui ai adressé la parole, comme vous me l'aviez conseillé, précise-t-il.

Le cœur au bord des lèvres, je commence à comprendre.

-

La jeune femme de Starbucks. Sabine. Je l'ai croisée ce matin, nous avons bavardé quelques minutes et...

Son regard se perd dans le vague, vers le souvenir impérissable de cet instant magique.

J'en ai le souffle coupé. Il faut absolument que je mette un terme à cette histoire avant qu il ne soit trop tard.

-

Et vous aviez raison. Elle est très sympathique. Je ne devrais peut-être pas vous le dire, mais je l'ai invitée à dîner vendredi soir.

Je hoche la tête comme un petit chien mécanique. Ses mots m'effleurent à peine, pendant que je me connecte sur son esprit pour revoir la scène : Sabine fait la queue. Arrive M. Munoz. Sabine se retourne et le gratifie d'un sourire...

honteusement charmeur !

Seulement, il n'y a pas de quoi avoir honte. Pas en ce qui concerne Sabine, en tout cas. Ni M. Munoz, d'ailleurs. Non, c'est moi qui devrais être embarrassée. Eux, ils sont sur leur petit nuage.

Cette histoire est impossible. Pour un millier de bonnes raisons. Primo, Sabine n'est pas seulement ma tante, c'est ma tutrice, ma seule famille au monde ! Et secundo : après la scène ridicule et pathétique de vendredi dernier, Munoz sait que je possède des pouvoirs psychiques, alors que Sabine, elle, l'ignore !

Je m'évertue depuis des mois à lui cacher mon secret. Il est hors de question qu'elle l'apprenne par mon professeur d'histoire au cours d'un dîner aux chandelles !

Je cherche comment lui signifier qu'il ne peut en aucun cas inviter ma tante à dîner, ni lui révéler ce que j'ai laissé échapper dans un moment de faiblesse, alors que je pensais ne jamais le revoir. Mais il me devance :

-

Enfin, bref... Il est tard, allez déjeuner. Je ne pensais pas vous retenir si longtemps, je me disais que...

-

Oh, il n'y pas de problème. Je...

M. Munoz me coupe la parole et me met littéralement à la porte :

Dépêchez-vous de retrouver vos camarades. Je voulais vous remercier, c'est tout.

cinq

J'arrive à notre table et m'installe à côté de Damen, soulagée de constater que tout est normal. Je cherche Roman des yeux, quand Damen pose sa main gantée sur mon genou en m'adressant un message mental.

Il est parti.

-

Parti ? Dans le sens « ailleurs », pas « parti en fumée », j'espère ?

Damen éclate de rire en silence, un silence mélodieux qui résonne pour moi seule.

-

On se calme, il est bien vivant. Je l'ai vu quitter le parking, il y a quelques minutes, avec un type que je ne connais pas.

Il n 'est pas venu te parler ? Ni chercher la bagarre ?

Damen secoue la tête.

-

Ouf tant mieux. Écoute, on ne peut rien contre lui. Il a l'antidote ! Il me l'a dit !

On n 'a plus qu 'à trouver un moyen de...

Parce que tu crois tout ce qu 'il raconte ? C'est un menteur, un manipulateur, il fonctionne comme ça ! Tu dois l'éviter comme la peste, Ever, il essaie de se servir de toi. Impossible de lui faire confiance.

J'esquisse un geste de dénégation. Cette fois, c'est différent. Je le sens, et j'aimerais en convaincre Damen.

-

Non, il ne mentait pas, je t'assure. Il a dit que...

Haven choisit ce moment pour mettre son grain de sel.

Les coudes sur la table, elle nous dévisage d'un œil soupçonneux.

-

Ça suffît, vous deux ! À quoi vous jouez, à la fin ? Vous voulez bien arrêter votre cirque ? On dirait une sorte de code secret ! Comme les jumeaux qui inventent une langue pour eux seuls. Mais vous, c'est pire, vous n'avez même pas besoin de parler ! J'en ai la chair de poule, rien qu'à vous regarder !

Son aura brille d'un jaune bienveillant qui contraste avec la sobriété étudiée de sa tenue, tout en dégradés de noirs. Elle ne nous en veut pas, même si notre attitude la perturbe réellement.

Je fais l'innocente et m'active à déballer un sandwich que je ne mangerai pas, histoire de me donner une contenance pour ne pas trahir mon affolement. D'un coup de genou, j'implore Damen de dire quelque chose, car moi je suis à court d'inspiration.

Haven s'obstine.

-

Ne me prenez pas pour une imbécile. Voilà un moment que je vous observe. Ça commence à m'angoisser.

Miles lève les yeux de son texto, le temps de remarquer :

-

Qu'est-ce qui t'angoisse, exactement ?

Elle pointe un doigt accusateur, maculé de glaçage rose.

-

Ces deux-là ! Ils sont de plus en plus bizarres, je te jure !

Miles daigne enfin lâcher son téléphone et nous lance un regard sceptique.

-

C'est vrai que vous êtes bizarres. Et puis, excuse-moi, Damen, mais l'hommage à Mickael Jackson, tu ferais mieux d'oublier. Même toi, l'ex-top model, tu as l'air ringard avec ton gant.

Il éclate d'un rire joyeux, ce qui agace Haven au plus haut point.

-C'est ça, rigole ! Je parle sérieusement. Il y a quelque chose de louche chez nos deux tourtereaux, et j'ai bien l’ intention de le découvrir.

Damen me prend de vitesse. Il agite sa bouteille rouge en souriant avec nonchalance.

Ne te fatigue pas, Haven. Il n'y a rien de bizarre la-dedans ! Ever et moi essayons de communiquer par télépathie, c'est tout. Si nous n'avons plus besoin de parler, les profs n'auront plus à nous demander de nous taire, tu saisis ?

Je me cramponne à mon sandwich, dont la mayonnaise dégouline. Damen vient de transgresser la règle numéro un : « Ne jamais révéler notre identité réelle, ni nos pouvoirs. »

Je recommence à respirer quand Haven s'exclame :

-

Tu me prends pour une idiote ?

-

Jamais de la vie ! Ça marche, je t'assure. Tu veux essayer ?

Une deuxième vague de panique me paralyse, comme si j'assistais à un accident de la route au ralenti. Sauf que l'accidentée, c'est moi...

-

Ferme les yeux et pense à un chiffre entre un et neuf, poursuit Damen, sérieux comme un pape. Bon, maintenant, concentre-toi sur ce chiffre, essaie de le visualiser, et répète-le en boucle dans ta tête. Tu y es ?

Haven grimace et fronce les sourcils pour le principe, mais son aura la trahit et vire au vert mensonge. Je lis dans ses pensées qu'elle fait semblant et choisit de visualiser une couleur - bleue en l'occurrence - au lieu d'un chiffre, décidant que le jeu n'en vaut pas la chandelle.

Damen se gratte le menton, l'air songeur.

Je ne vois rien. Tu es sûre que c'est un chiffre entre un et neuf?

Elle hoche la tête, en se concentrant de plus belle sur son bleu azur.

-

Désolé, on ne doit pas être sur la même longueur d'onde, je ne vois pas le moindre chiffre.

Miles délaisse son portable quelques secondes.

-

Je peux essayer ?

Il commence à se concentrer, quand Damen s'écrie :

Tu vas à Florence ?

-

Raté, c'était le chiffre trois. Et je te signale que tout le monde sait que je vais à Florence !

Damen blêmit.

Peut-être, mais pas moi.

Ah bon ? Ever ne te l'a pas communiqué par télépathie ?

Miles éclate d'un rire moqueur avant de retourner à ses chers textos.

Je ne comprends pas pourquoi le fait que Miles se rende à Florence contrarie tellement Damen. Il s'agit de la ville où il est né et a grandi, mais c'était il y a des siècles ! Je lui prends la main, le supplie de me regarder, mais il ne détache pas les yeux de Miles, l'air paniqué.

Quant à Haven, elle a reporté son attention sur son gâteau et s'amuse à en décoller le glaçage rose d'un ongle laqué de noir. Ce qui ne signifie pas qu'elle a baissé les bras.

-

C'était un beau coup d'essai, ton histoire de télépathie. Mais il va falloir trouver mieux. Tout ce que vous m'avez prouvé, c'est que vous êtes encore plus frappés que je ne le pensais. Je finirai par découvrir votre petit secret un jour ou l'autre. On parie ?

Je réprime un gloussement nerveux. J'aimerais croire qu'elle plaisante, mais une incursion dans sa tête me détrompe. Elle est on ne peut plus sérieuse.

Damen ramène la conversation au sujet qui l'intéresse, même s'il est déjà au courant des réponses.

-Quand pars-tu, Miles ?

-Bientôt. Je compte déjà les minutes, tant j'ai hâte d'y être.

-Tu vas t'y plaire, déclare Damen d'une voix radoucie. Tout le monde adore Firenze.

C'est une ville tellement merveilleuse.

Miles et Haven s'exclament en chœur :

-Tu connais ?

-Oui. J'y ai même habité, il y a longtemps.

Haven flaire qu'il y a anguille sous roche.

-Tiens, tiens ! Drina et Roman aussi !

Damen hausse les épaules, comme si cette information le laissait froid. Mais Haven insiste. Elle repousse son gateau et se penche vers lui.

-Quelle drôle de coïncidence, tu ne trouves pas ? Vous avez tous les trois vécu en Italie, dans la même ville, et puis vous atterrissez ici à quelques mois d'intervalle !

C'est plutôt curieux, non ?

Damen se borne à siroter son élixir sans réagir.

Miles se débrouille pour rompre le silence et la tension ambiante.

-Que me conseilles-tu en priorité ? Y a-t-il des endroits incontournables ?

Damen feint de réfléchir, l'as très longtemps.

-

La ville entière mérite le détour, mais il faut absolument voir le Ponte Vecchio.

C'était le premier pont qui traversait l'Arno, et le seul à avoir survécu à la guerre. Ne manque pas non plus la Galerie de l'Académie, où est exposé le David de Michel-Ange, entre autres...

-

Bien sûr que je vais aller voir David, le pont, le Duomo, et tous les sites répertoriés dans les guides. Mais ce qui m'intéresse, ce sont les endroits un peu plus confidentiels, moins fréquentés, tu vois ? Là où vont les Florentins branchés, quoi !

Roman m'a parlé d'un lieu dont j'ai oublié le nom et où sont conservés des peintures et des objets de la Renaissance, des pièces très peu connues du grand public. Il en avait un souvenir ébloui. Tu ne connaîtrais pas des tuyaux de ce genre ? Et aussi des adresses pour sortir ou faire du shopping ?

Damen le toise d'un regard si sévère que j'en ai froid dans le dos.

-

Non, pas vraiment, réplique-t-il d'une voix cassante. Comme je te l'ai dit, c'était il y a longtemps. Les endroits qui prétendent receler des œuvres d'art et ne sont pas répertoriés dans les guides sont presque toujours des attrape-touristes proposant de grossières contrefaçons. Ne perds pas ton temps dans ce genre de piège, il y a suffisamment d'autres choses passionnantes à voir.

Miles a décidé que cette conversation ne rivalisait pas avec ses textos bien-aimés. Les pouces comme animés d'une vie propre, il marmonne :

D'accord, si tu le dis. De toute façon, Roman a promis de me préparer une liste.