SIX

-Quels progrès ! Je suis épaté ! Tu as appris ça toute seule ?

Je hoche la tête en parcourant du regard la pièce vide. Je suis plutôt fière de moi. Ce qui ne m'était pas arrivé depuis des semaines.

Quand Damen a exprimé le désir de vider sa maison des meubles prétentieux qu'il y avait entassés durant le règne sanglant de Roman, j'ai sauté sur l'occasion pour eliminer les gros fauteuils de cuir noir, les gigantesques écrans plats, la table de billard au tapis rouge et le bar chrormé - autant de symboles physiques de la pire période de notre relation. Je les ai désintégrés avec un tel enthousiasme que j'ignore où ils sont passés. Quoi qu'il en soit, ils ne sont plus là.

Damen n'en revient toujours pas.

-On dirait que tu n'as plus besoin de mes leçons.

Je passe une main gantée - une nouvelle acquisition — dans ses cheveux de jais en souriant. J'espère extorquer le plus vite possible à Roman la recette de l'antidote, ou trouver une solution un peu plus subtile que les gants de cuir.

-Pas sûr. Je serais bien incapable de te dire où j'ai renvoyé ce fatras, et je me demande d'ailleurs comment meubler cette pièce, vu que je ne sais pas où se trouvent tes anciens meubles.

Brusquement, Damen s'éloigne et va se poster à la fenêtre, la mine sombre, les yeux rivés sur la magnifique pelouse du jardin.

-

Ils sont retournés à leur état originel d'énergie pure. Quant au reste... cela n'a pas vraiment d'importance. Je n'en ai plus besoin.

J'observe sa mince silhouette à contre-jour en me demandant comment il peut envisager la perte d'objets aussi précieux avec une telle désinvolture. Pourquoi ne cherche-t-il pas à retrouver son portrait en costume bleu peint par Picasso, le Velâzquez où il chevauche un étalon blanc, et toutes les autres pièces plusieurs fois centenaires ?

-

Mais ta collection a une valeur inestimable ! Tu ne pourras jamais remplacer de pareilles œuvres ! Il faut absolument les récupérer !

Damen se retourne vers moi.

-

Du calme, Ever. Tu l'as dit toi-même, ce ne sont que des objets sans signification réelle. La seule chose qui compte vraiment à mes yeux, c'est toi.

Je sens qu'il est sincère et je suis très émue, quoique pas autant que je ne le devrais.

Autre chose le préoccupe ces derniers temps : son karma. Ce n'est pas un problème, tant que je figure en tête de ses priorités. Le plus troublant, en revanche, c'est que la liste s'arrête là, le reste de la page est vierge.

Je lui prends la main, espérant qu'il m'écoutera, pour une fois.

-

Tu te trompes, Damen. Ce ne sont pas de vulgaires objets. Des livres dédicacés par Shakespeare et les sœurs Brontë, des chandeliers offert Marie-Antoinette et Louis XVI sont des pièces uniques ! Historiques, même et tu ne peux pas les taxer de vieilleries qui prennent la poussière dans un coin !

Son regard s'adoucit.

Je croyais que tu détestais mon «salon lugubre», comme tu l'appelais.

-Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis.

En fait, pourquoi le voyage de Miles à Florence te perturbe-t-il à ce point ?

Il se raidit sans répondre.

Alors j'insiste :

-

Est-ce à cause de Drina et Roman ? Tu as peur que Miles découvre votre passé commun ?

Damen me fixe un moment en silence avant de grincer entre ses dents :

-Je n'ai pas peur, tu exagères.

-

C'est vrai, tu as parfaitement raison. Pour le commun des mortels, tu es d'un calme olympien, mais il suffit de te voir froncer les sourcils et serrer les mâchoires pour comprendre que tu n'es pas dans ton état normal.

-Tu sais ce que j'ai vécu à Florence, soupire-t-il. C'est un endroit sublime, mais qui abrite des souvenirs trop douloureux. Je ne veux pas y repenser.

Je me souviens avec un pincement au cœur des images que j'ai visionnées au cours de l'une de mes visites à l'Été perpétuel : Damen enfant, caché dans un placard, témoin du meurtre de ses parents par des brutes sans scrupules à la recherche de l'élixir ; puis maltraité par les prêtres de l'orphelinat, jusqu'à ce que la peste noire s'abatte sur Florcnce et qu'il donne à boire à Drina et aux autres petits orphelins le précieux liquide afin de les immuniser, sans imaginer un instant qu'il les rendrait ainsi immortels. Quelle idiote je suis de lui rappeler ces horreurs !

Damen désigne la pièce d'un geste circulaire.

-

Je préfère me consacrer au présent et j'ai besoin de ton aide pour aménager cette pièce. L'agent immobilier prétend que les acquéreurs potentiels préfèrent une décoration élégante et sobre. Je pensais laisser la maison en l'état pour mettre en valeur les volumes, mais il doit savoir de quoi il parle.

-

Ton agent immobilier ? Quel agent immobilier ? je glapis d'une voix suraiguë, incapable de me contrôler.

-

C'est évident, non ? Pour vendre la maison.

Je sens ma tête sur le point d'exploser. Je vais m'évanouir et regrette le vieux canapé de velours pourpre, qui aurait amorti ma chute en douceur.

Je parviens difficilement à rester sur mes jambes et dévisage mon petit ami de ces quatre derniers siècles, comme si c'était la première fois que je le voyais.

-

Enfin, Ever, il n'y a pas de quoi en faire un drame ! Ce n'est qu'une maison.

Une demeure gigantesque dont je n'utilise que quelques pièces à peine.

-

Et tu comptes la remplacer par quoi ? Une tente ?

Son regard me supplie :

-

Non, par quelque chose d'un peu plus modeste, bien sûr. Ne le prends pas mal, Ever. Je n'ai pas l'intention de te contrarier.

-

Et c'est à cet agent immobilier que tu vas demander quelque chose d'un peu plus modeste ? Pourquoi ne matérialises-tu pas une petite maison, dans ce cas ? Tu tiens absolument à jouer les M. Tout-le-monde, pas vrai ?

Il n'y a pas si longtemps, c'était moi qui rêvais de redevenir comme tout le monde.

Mais je me suis habituée

à mes pouvoirs, et la normalité ne me passionne plus. L'attitude de Damen me laisse comme un arrière-goût de trahison.

-

Franchement, Damen, qu'est-ce qui t'arrive ? C'est toi qui m'as donné l'immortalité, qui m'a appris tout ce que je sais, tu te rappelles ? Et maintenant que je me suis accoutumée à cette existence, tu décides que tu n'en veux plus ? Pourquoi ?

En guise de réponse, il ferme les yeux et projette une image de nous deux folâtrant sur une plage de sable rose.

Je refuse de jouer le jeu, jusqu'à ce qu'il réponde à mes questions.

-

Je te l'ai déjà dit, explique-t-il. Mon unique recours, la seule solution pour me dépêtrer de l'enfer où je me suis fourré, c'est de rééquilibrer mon karma. Cela implique de cesser de matérialiser tout ce qui me passe par la tête, cesser de vivre dans le luxe et la facilité comme je l'ai fait durant six cents ans. Je veux devenir un honnête citoyen avec une profession et des préoccupations normales, comme tout un chacun.

Je n'arrive pas à le croire.

-

Et comment comptes-tu t'y prendre ? En six siècles, as-tu jamais exercé un vrai métier, dis-moi ?

Curieusement, il éclate de rire à gorge déployée.

-

Ever, réfléchis deux secondes, parvient-il à articuler entre deux gloussements.

Tu crois vraiment que j'aurais du mal à trouver du travail ? Tu ne penses pas que j'ai acquis quelques compétences, avec les années ?

Je m'apprête à répondre que c'est très impressionnant de le voir peindre un Picasso d'une main et un Van Gogh de l'autre, mais que cela ne l'aidera pas vraiment à décrocher une place de serveur au Starbucks du coin. Il ne m'en laisse pas le temps et revient vers moi à une vitesse hallucinante.

-

Pour quelqu'un qui a décidé de renoncer à ses pouvoirs, tu te déplaces drôlement vite, je persifle. À propos, tu comptes abandonner la télépathie aussi ?

La chaleur de son corps près du mien me donne presque le vertige. Je suis si troublée que je bafouille presque. Il passe un bras autour de ma taille et plonge son regard dans le mien.

-

Je n'abandonnerai rien, si cela me permet d'être près de toi, Ever. Quant au reste, dis-moi ce qui compte le plus : la richesse matérielle ou celle du cœur ?

Je me mords les lèvres sans répondre. Il a raison, j'ai honte de ma mesquinerie.

-

Quelle importance si je préfère le bus à une grosse BMW, un jean à un pantalon Gucci ? La voiture, les vêtements de marque, la maison, ce ne sont que des mots, des frivolités qui n'ont rien à voir avec mon moi véritable, ma personnalité réelle.

Je détourne les yeux. Au fond, je ne tenais pas particulièrement à sa décapotable ni à son faux château français. Je pourrais les inventer moi-même si je voulais. Mais honnêtement, je dois avouer que l'atmosphère sophistiquée où il se complaisait a contribué à me séduire. Cela ajoutait du piquant au mystère qui l'entourait.

Et quand je me décide enfin à le voir tel qu'il est, sans chichis, je me rends compte qu'il n'a pas changé, c'est toujours le garçon merveilleux dont je suis tombée amoureuse. Il a raison, seule compte la beauté de l'âme, le reste n'a pas d'importance.

Tout à coup, je pense au seul endroit où nous pourrions être enfin seuls et en sécurité.

Je saisis sa main gantée et l'entraîne à ma suite.

- Viens, je vais te montrer quelque chose, dis-je avec un grand sourire.