onze

Cette nuit-là, je me retourne et m'agite en tous sens. Mon lit est un véritable champ de bataille trempé de sueur, et je suis épuisée par de terribles cauchemars. Je parviens à m'extirper d'un rêve et aspirer une goulée d'air avant d'être à nouveau happée et ramenée dans les ténèbres que je m'efforce de fuir.

C'est un vrai supplice. Ma sœur - car elle est là - me prend par la main en riant pour me faire visiter un pays étrange. Je commence par gambader gaiement à ses côtés, mais à peine a-t-elle tourné le dos que j'en profite pour m'échapper et remonter à la surface.

Cela ne peut pas être Riley, pas pour de vrai. Elle est partie, elle a fini par m'obéir et traverser le pont qui mène dans l'au-delà. La Riley de mon rêve ne cesse de me tirer par le bras en me criant de l'écouter, de lui faire confiance, mais je refuse et me sauve à toutes jambes. Je suis sûre qu'elle est ici pour me faire payer ma bêtise, parce que j'ai mis Damen en danger, expédié Drina au pays des Ombres et menacé l'existence de tout ce qui m'est cher. C'est mon subconscient bourrelé de remords qui me transmet ces images trop joyeuses, trop guimauves pour être réelles.

Cette fois, au moment où je réussis à m’arracher à son étreinte, elle se plante devant moi pour me barrer le passage en me criant de ne plus bouger. Derrière elle, se trouve une petite scène dont elle écarte le rideau rouge J'aperçois au centre un grand rectangle de verre, une sotte de prison d'où Damen essaie de s'évader avec l'énergie du désespoir.

Je me précipite pour le délivrer en l'exhortant à tenir le coup, mais il ne m'entend pas, ne me voit même pas. Il continue de cogner à la paroi de verre jusqu'à ce que ses forces le trahissent. Découragé par l'inanité de ses efforts, il finit par fermer les yeux et disparaître dans l'abîme.

Vers le pays des Ombres.

L'au-delà des âmes perdues.

Je bondis de mon lit, glacée de sueur, un oreiller serré contre la poitrine. Plus que le sentiment de défaite annoncée, c'est la portée du message adressé par ma sœur de cauchemar qui me terrifie : quoi que je fasse, Damen est en danger à mon contact.

J'attrape au hasard quelques vêtements dans mon placard et me précipite au garage. Il est trop tôt pour aller au lycée, ou n'importe où, d'ailleurs, mais je ne peux pas me résoudre à rester les bras croisés. Je ne crois pas aux rêves prémonitoires. Il y a sûrement une solution, et je vais la trouver. Je dois commencer par la seule piste dont je dispose.

Au moment de monter en voiture, je me ravise. Le bruit du moteur et de la porte du garage risque de réveiller Sabine. Je pourrais sortir et faire apparaître un autre véhicule, une Vespa ou un vélo, mais je décide de courir.

L'athlétisme n'a pourtant jamais été mon fort. J'étais plutôt du genre à traînet les pieds comme une tortue neurasthénique en cours de sport Mais l 'était avant de devenir immortelle... et rapide commme une flèche. Je n’ai même pas testé mes limites, à vrai dire. La dernière fois que je l'ai fait, c'était justement le jour où je me suis rendu compte de mon nouveau potentiel. Voici l'occasion rêvée de voir quelle vitesse et quelle distance je peux atteindre avant de tomber dans les pommes.

Je m'esquive par la porte de la cuisine et gagne la rue sans faire de bruit. Je comptais m'échauffer un peu avant de galoper sur le bitume, mais au bout de deux foulées, une décharge d'adrénaline m'envahit - le meilleur carburant du monde - et je décolle comme une fusée. Les maisons voisines deviennent floues, une vision brouillée de pierre et de plâtre. J'enjambe les poubelles, esquive les voitures mal garées, et bondis de rue en rue avec la grâce et l'agilité d'un félin. Inutile de contrôler mes jambes, elles se dirigent d'elles-mêmes en un temps record.

Quelques secondes plus tard, me voilà devant la porte que je me suis juré d'éviter, m'apprêtant à enfreindre ma promesse à Damen. Je vais parler à Roman dans l'espoir de trouver un terrain d'entente.

À peine ai-je le temps de lever la main pour frapper que la porte s'ouvre. Roman me dévisage, les paupières plissées, sans trahir la moindre surprise. Il porte une robe de chambre de velours pourpre sur un pyjama de soie bleue. Sur ses pantoufles, deux renards brodés de fil d'or pointent leur museau.

-

Ever ! s'exclame-t-il en inclinant la tête pour montrer son tatouage, quel bon vent t'amène ?

Du doigt, j'effleure le talisman caché sous mon tee-shirt. Mon cœur bat la chamade.

J'espère que Damen a raison et que les pierres me protégeront, au cas où les choses tourneraient mal.

Nous devons parler, toi et moi.

Je réprime une grimace sous son regard insistant , il hausse les sourcils et affecte un air faussement surpris

-

Toi et moi ? Première nouvelle !

Je pense à autre chose pour ne pas laisser transparaître mon dégoût.

-

Tu reconnais cette porte, non ? dit-il en tapotant le bois qui rend un son mat.

Je ne vois pas où il veut en venir.

-

Non, bien sûr, puisque j'ai dû la remplacer après ta dernière visite, poursuit-il avec un rictus sardonique. Le jour où tu as défoncé ma porte pour vider mes bouteilles d'élixir dans l'évier. Tu te rappelles ? C'était très vilain de ta part, Ever. En plus, tu as laissé un inextricable fouillis derrière toi. J'espère que tu as décidé de te comporter plus calmement aujourd'hui.

Il s'efface à peine pour me laisser entrer, et je réprime un frisson en arrivant à sa hauteur.

Je lui emboîte le pas jusqu'au salon. Il ne s'est pas contenté de changer la porte. Le marbre, les lourdes tentures, les murs chaulés de blanc et quelques décorations en fer forgé ici et là ont remplacé les reproductions de Botticelli et les falbalas.

L'ensemble est sinistre.

-

Voyons voir : Renaissance toscane ?

Je me retourne et sursaute de le découvrir si près de moi que je vois briller ses pupilles couleur rubis au fond de ses yeux. On dirait qu'il a décidé de s'incruster dans mon espace vital. Un lent sourire étire ses lèvres, dévoilant des dents éblouissantes.

-

J'avoue avoir parfois le mal du pays. Home sweet home, comme on dit, pas vrai.

Je déglutis avec difficulté et cherche du coin de l'œil l'issue la plus proche. On ne sait jamais.

Roman se dirige vers le bar et retire une bouteille d'élixir de sa cave réfrigérée. Il remplit un verre en cristal de Bohême qu'il me tend. Je refuse et le regarde s'affaler sur le canapé, jambes écartées, le verre en équilibre sur un genou.

-

Alors, à quoi dois-je cet insigne honneur ? Tu n'es quand même pas venue au beau milieu de la nuit pour admirer ma nouvelle déco ! Que veux-tu ?

Je m'éclaircis la gorge et m'oblige à le regarder en face, sans flancher, sourciller, me mordre les lèvres, etc. Je devine que cette situation pourrait vite partir en sucette et tourner à mon désavantage.

-

Je suis venue te proposer une trêve.

Aucune réaction de sa part. Il se borne à me dévisager de son regard perçant.

-

Euh... tu sais, un cessez-le-feu, un armistice, un...

-

Je t'en prie, épargne-moi la liste des synonymes. Pour ta gouverne, je peux le dire en vingt langues et quarante dialectes, qui dit mieux ?

Moi, je ne sais l'exprimer que dans ma langue maternelle, mais c'est l'initiative qui compte. Roman fait tourner son élixir dans son verre, et je ne peux détacher mon regard du liquide rouge qui chatoie au fond du cristal.

-

À quel genre de trêve pensais-tu, Ever ? Tu connais les règles, ma belle. Tu n'auras rien sans contrepartie, je te le signale, ajoute-t-il en tapotant de la main le divan à côté de lui.

S'il croit que je vais me coller contre sa répugnante carcasse, il se trompe !

J'éprouve le plus grand mal à réprimer mon agacement :

-

Pourquoi joues-tu au chat et à la souris ? Tu n’est pas trop mal, physiquement parlant, en plus, tu es immmortel, et donc doué pour un tas de choses : je suis sûre qu'il y a des milliers de filles qui rêvent de sortir avec toi. Pourquoi t'obstiner à me harceler, dans ce cas ?

Roman rejette la tête en arrière et part d'un rire homérique à faire trembler les murs.

-Je ne suis «pas trop mal»?, articule-t-il quand il recouvre enfin son sérieux.

En gloussant, il pose son verre sur la table et tire un coupe-ongles doré d'une petite boîte incrustée de pierreries. Il examine ses ongles en marmonnant « pas trop mal »

avant de relever les yeux vers moi.

-

Tu sais quoi, poupée ? Tu as presque compris. C'est un fait : je peux avoir tout ce que je veux, et surtout qui je veux. C'est tellement facile. Trop facile, même.

Il s'absorbe dans sa manucure, et je commence à croire qu'il n'a plus rien à dire quand il ajoute :

-

Inévitablement, au bout d'un siècle et des poussières, cela devient lassant. Tu es encore novice en la matière pour t'en rendre compte, mais je t'ai rendu un fier service.

Crois-moi.

Un service ? Il se moque de moi !

Du bout de son coupe-ongles, Roman m'indique un gros fauteuil, à sa droite.

-

Tu es sûre que tu ne veux pas t'asseoir ? Tu vas me faire passer pour un hôte indigne, si tu restes debout. Et puis, as-tu la moindre idée de l'effet que tu me fais, avec ta mine chiffonnée? On sent que tu sors à peine du lit, et je dois dire que c'est tout simplement affolant.

Il plisse les yeux comme un chat au aguets, et ses lèvres s'entrouvrent pour laisser apparaître le bout de sa langue. Je ne remue pas un cil et ignore son manège. Ce n'est qu'un jeu, et je signerais ma défaite en acceptant de prendre place à ses côtés.

Quoique rester figée sous son œil lubrique et moqueur ne soit pas très glorieux non plus.

-

Tu es encore plus mythomane que je ne le croyais, si tu as réussi à te convaincre que tu m'as rendu service. Tu es complètement à côté de la plaque !

Je regrette aussitôt mes paroles, mais Roman hausse les épaules et les sourcils d'un air suprêmement dédaigneux avant de se concentrer sur ses ongles.

-

Crois-moi, poulette, c'est même plus qu'un service. Je t'ai donné un but dans la vie. Une raison d'être. Corrige-moi, si je me trompe, Ever, mais grâce à moi, tu sais quoi faire de tes journées. Et tu es tellement obsédée par la recherche d'une solution pour pouvoir enfin... consommer ta relation avec Damen, que tu as réussi à te convaincre que ce serait une bonne idée de venir ici. Je me trompe ?

Je déglutis à grand-peine. J'aurais dû m'en douter et écouter Damen.

Roman se lime les ongles avant de reprendre :

-

Tu es trop impatiente, ma biche. Pourquoi se presser, alors que tu as l'éternité devant toi ? Réfléchis deux secondes, à quoi auriez-vous passé tout ce temps si je n'étais pas intervenu ? À jouer au docteur jusqu'à l'écœurement ?

-

N'importe quoi ! Tout ce que tu as réussi à me prouver avec tes histoires de service rendu et de raison d'être, c'est que tu es complètement...

Inutile de continuer, c'est un malade qui ne croit que ce qu'il veut.

Il abandonne son coupe-ongles sur la table sans me quitter des yeux.

-

Je me suis consumé pour elle pendant six siecles. Six siècles ! Tu veux savoir pourquoi ? Pourquoi je ne pensais qu'à elle, alors que j'aurais pu avoir n'importe quelle autre femme ? Tu donnes ta langue au chat ? Ce n'était pas pour son physique, contrairement à ce que tu crois. Bien sûr, sa beauté m'a séduit au début, mais ce qui m'a rendu fou d'amour, c'était qu'elle reste hors d'atteinte. Tout simplement. J'ai eu beau souffrir en silence et essayer de gagner son cœur par n'importe quel moyen, elle ne m'a jamais laissé approcher.

Roman me fixe d'un regard intense, douloureux, mais cela ne m'émeut pas. C'est son problème s'il a choisi de passer des siècles à soupirer pour les beaux yeux d'un monstre.

Ignorant mon silence méprisant, il poursuit, penché en avant, les coudes sur les cuisses :

-

Écoute, Ever, ce que je vais te dire est d'une importance capitale, et tu ferais bien de t'en souvenir. Nous désirons toujours ce que nous ne pouvons atteindre. Telle est la nature humaine, nous sommes programmés ainsi. Cela ne t'enchantera peut-être pas, mais c'est l'unique raison pour laquelle Damen te court après depuis quatre siècles.

Il hoche la tête comme s'il venait de me livrer les clés de l'Univers.

Je ne réagis pas. Je connais sa tactique, il essaie de me déstabiliser en frappant là où le bât blesse.

-

Il faut te rendre à l'évidence, Ever Rappelle-toi qu'il ne lui a pas fallu longtemps pour se lasser de Drina, malgré son incroyable beauté.

Pas longtemps ? Il a quand même attendu deux siècles ! Bien qu'en comparaison avec l'éternité, évidemment...

-

Ce n'est pas un concours de beauté, je réplique platement.

Roman affecte un air de pitié et s'étire sur le canapé en me défiant du regard.

-

Bien sûr que non, ma biche, sinon Drina aurait gagné haut la main. Laisse-moi deviner, tu crois que votre histoire est celle de deux âmes destinées l'une à l'autre à travers les âges... un conte de fées à faire pleurer les midinettes ? Pas vrai ? Allez, avoue, c'est bien ainsi que tu vois les choses, non ?

Ma patience est à bout. Il est temps d'en finir.

-

Ce que je pense ne t'intéresse pas, Roman. Et je ne suis pas venue pour que tu me gaves avec ta philosophie douteuse. Je suis là parce que...

-

Parce que tu attends quelque chose de moi. Donc, c'est moi qui choisis les règles du jeu, pas toi.

-

Je les connais par cœur, tes règles. Ça ne m'amuse pas. Pourquoi t'acharnes-tu, alors que tu connais ma réponse ? Quoi que tu nous fasses subir à Damen et moi, rien ne ramènera Drina, tu le sais, non ? C'est fini. Terminé. Tout ce que tu y gagneras si tu continues, c'est t'empêcher de vivre ta vie, de passer à autre chose.

Je ne le quitte pas des yeux et projette une image où il me remet complaisamment l'antidote.

-

Je voudrais que tu m'aides à annuler ce que tu as fait à Damen, je précise. Ce n'est pas le bout du monde, si tu y réfléchis bien.

-

Désolé, poupée. J'ai fixé mon prix. À toi de décider si tu es prête à le payer.

Je m'adosse au mur, démoralisée mais pas vaincue.

La condition qu'il m'impose est précisément celle que je ne peux pas accepter. Damen m'avait prévenue.

-

Jamais, Roman, tu m'entends ? Plutôt...

Je n'ai pas le temps de finir. Roman s'est levé du canapé à une vitesse supersonique, son haleine me glace la joue avant que j'aie le temps de réagir.

-

Détends-toi, Ever, susurre-t-il. Ce serait une petite distraction très amusante, mais ce n'est pas ce que je veux. Je cherche quelque chose d'un peu plus... ésotérique.

Cela dit, si tu veux tenter l'expérience, sans engagement ni conséquence...

Il s'interrompt, plonge ses yeux dans les miens et me montre la petite scène qu'il se joue mentalement.

Je détourne la tête, écœurée. Il me faut toute ma volonté pour ne pas le gifler quand il s'approche avec une désinvolture étudiée.

-

Je sais ce que tu endures, Ever. Se morfondre pour quelqu'un que l'on ne peut pas toucher est une souffrance épouvantable. Toi et moi l'avons expérimenté. Nous sommes pareils.

Je m'efforce de décrisper mes poings. Il m'est défendu de réagir, je ne peux pas me le permettre.

Roman s'écarte d'un millimètre.

-

Je ne m'inquiète pas pour toi, Ever. Tu es maligne, tu trouveras bien un moyen.

Sinon... Eh bien, les choses resteront en l'état, tout simplement. Toi et moi, nos destins entremêlés pour l'éternité...

La seconde d'après, il a ouvert la porte d'entrée. Je ne l'ai même pas vu passer. D'un geste, il m'invite à sortir et me pousse presque dehors quand j'arrive à sa hauteur.

-

Désolé d'abréger cette visite, mais je me soucie de ta réputation. Si jamais Damen apprenait que tu es venue ici cette nuit...

Il me sourit de toutes ses dents blanches. Avec son hâle parfait, ses cheveux blonds et ses yeux bleus, on dirait une publicité pour la Californie : « Venez vivre le rêve grandeur nature à Laguna Beach ! » Je me reproche ma stupidité. J'aurais mieux fait de m'abstenir et de rester sagement au lit. Mais non : il a fallu que je débarque chez Roman pour lui servir un autre motif de chantage sur un plateau. Quelle gourde !

Roman surveille du coin de l'oeil une Jaguar noire ancien modèle qui se gare dans l'allée. Un homme et une femme très séduisants, la chevelure assortie à la voiture, se dirigent vers la maison et s'engouffrent à l'intérieur.

- Désolé que tu sois venue pour rien, ma belle, lance Roman en refermant la porte derrière eux. Sois gentille, fais très attention à la voiture de Marco. Il est capable de meurtre pour une simple trace de doigt.