huit

Nous prenons la direction des anciens temples, les grands sanctuaires de la connaissance. Je fais halte au pied des marches et observe Damen du coin de l'œil pour vérifier si, comme moi, il peut voir la façade protéiforme du bâtiment, laquelle ne se dévoile qu'aux rares élus dignes d'y pénétrer.

Damen reste confondu devant ce monument qui prend tour à tour l'apparence des lieux les plus beaux et les plus sacrés du monde. Le Taj Mahal cède la place au Parthénon, puis au temple du Lotus et à la grande pyramide de Gizeh, et ainsi de suite. Éblouis, nous nous avançons ensemble dans le grand hall de marbre bordé de colonnes merveilleusement sculptées, d'inspiration grecque. Damen promène des regards fascinés autour de lui.

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Quelle splendeur ! Je n'étais pas venu ici depuis... Je retiens mon souffle, impatiente d'en apprendre davantage.

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Depuis l'époque où je cherchais à te retrouver.

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Que veux-tu dire ?

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Parfois, j'avais la chance de te rencontrer par hasard, de me trouver au bon endroit au bon moment, même s'il me fallait souvent attendre des années avant de me présenter à toi.

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Tu m'espionnais ? Alors que je n'étais qu'une petite fille ?

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Mais non ! riposte-t-il avec une grimace. Enfin, Ever, pour qui tu me prends ?

Disons plutôt que je rongeais mon frein en attendant l'occasion. Sur la fin, j'avais de plus en plus de mal à te localiser. Ce n'était pourtant pas faute d'essayer. Je vivais en nomade, parcourant le globe à ta recherche, persuadé que je t'avais perdue à jamais.

En désespoir de cause, je me suis décidé à venir ici et, heureusement, j'ai rencontré des amies qui m'ont indiqué le chemin.

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Romy et Rayne ?

Soudain, je me demande comment vont les petites jumelles et où elles se trouvent.

J'ai honte de l'avouer, mais avant que Damen ne prononce leurs noms, je les avais complètement oubliées.

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Tu les connais ? questionne-t-il, très surpris.

Aïe, l'heure est venue de lui livrer les détails que j'aurais préféré effacer de ma mémoire. Je m'absorbe dans la contemplation des colonnes pour éviter de croiser son regard. Finalement je me lance :

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Elles m'ont guidée moi aussi jusqu'aux temples. Elles se trouvaient chez Ava, lors de la soirée qu'elle avait organisée chez elle - enfin, Rayne y était. Romy était partie... chercher un remède pour te sauver, et...

Je ferme les yeux et soupire : autant lui montrer ce que j'ai trop honte d'exprimer par des mots. Je lui repasse le film de cette journée-là, préférant qu'il n'y ait plus de secret entre nous. Il sait maintenant que les deux petites se sont battues pour l'arracher à la mort, mais que j'étais trop butée pour les écouter.

Au lieu des manifestations de colère ou de déception auxquelles je m'attendais, Damen place ses mains sur mes épaules et me transmet mentalement :

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Le passé est révolu. Il ne sert à rien de se morfondre, il faut aller de l'avant.

Je déglutis avec peine et le fixe intensément. Il a raison, nous avons du pain sur la planche, mais par où commencer ? Sa réponse à ma question muette me plonge dans la stupeur.

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Nous ferions mieux de nous séparer. Réfléchis, Ever, tu cherches une solution pour annuler l'effet du poison que m'a administré Roman, alors que moi, je veux trouver comment te protéger du pays des Ombres. Chacun sa quête, non ?

À quoi bon discuter ? Je suis bien forcée d'accepter.

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D'accord. On se retrouve chez moi, si ça ne t'ennuie pas ?

Je n'ai pas très envie de retourner dans son palace vide.

Il hoche la tête et s'évapore dans la nature.

À mon tour, je ferme les yeux et fais le vide dans ma tête pour mieux me concentrer.

J'ai besoin d'aide. J'ai fait une erreur monumentale et je ne sais pas comment la réparer. S'il existe un antidote de l'antidote, je dois en trouver la formule, ou alors il me faut découvrir un subterfuge pour l'extorquer à Roman sans avoir à... disons, à me mettre en mauvaise posture, si vous voyez ce que je veux dire...

Je répète ma requête encore et encore pour accéder à l'Akasha, le « livre de vie » où sont consignés tous les événements qui furent, sont et seront. J'espère qu'on ne me fermera pas la porte au nez, comme la dernière fois.

Je perçois le bourdonnement familier de l' Akasha, mais au lieu du long corridor débouchant sut la salle mystérieuse, je me retrouve dans un immense cinéma désert.

Une porte à deux battants s'ouvre devant moi. Je n'ai guère le choix.

J'entre dans une salle à la moquette un peu collante, aux sièges élimés et à l'odeur douceâtre de pop-corn sucré. Je choisis la meilleure place, au centre, et me cale dans mon fauteuil, les jambes étendues sur le dossier du siège devant moi. Une seconde plus tard, les lumières s'éteignent et un pot de pop-corn atterrit sur mes genoux. Les rideaux rouges s'écartent et dévoilent l'écran de cristal familier sur lequel les images se succèdent à un rythme accéléré.

Au lieu de la solution que j'attendais, je visionne des extraits de films que je reconnais aussitôt - une sorte de montage de nos vidéos familiales, à l'époque où j'habitais dans l'Oregon, illustré par une bande originale qui ne peut être que l'œuvre de Riley.

Je nous revois, ma sœur et moi, donnant un concert sur une scène improvisée, dans le salon : nous chantons en play-back en nous trémoussant comme des petites folles devant nos parents et Caramel, notre labrador. Puis un gros plan de Caramel tirant la langue et se contorsionnant pour lécher la noix de beurre de cacahuète que Riley a étalée sur sa truffe.

Je ne m'attendais pas à cela, mais je comprends que c'est important. Riley m'a promis de trouver une méthode pour communiquer. Même invisible, elle ne m'abandonnerait pas, m'a-t-elle juré.

Du coup, j'en oublie mes problèmes et me cale confortablement dans mon fauteuil pour savourer l'instant. Nul besoin de la voir ni de l'entendre pour savoir qu'elle est là, près de moi. Deux sœurs qui se retrouvent devant la version filmée de leur vie enfuie...